Cour suprême du Canada: les tribunaux québécois peuvent reconnaître un jugement étranger contre un État souverain si le litige a trait à des activités de nature commerciale
[12] Cette prétention ne tient pas compte de l’effet et de la hiérarchie des règles de droit pertinentes. L’article 3076 C.c.Q. spécifie que les dispositions du Code civil relatives au droit international privé, y compris celles qui portent sur la reconnaissance judiciaire des décisions étrangères, s’appliquent sous réserve des règles de droit en vigueur au Québec et dont l’application s’impose en raison de leur but particulier. Ces règles comprennent en l’espèce la législation fédérale sur l’immunité de juridiction des États étrangers. Adoptée par le Parlement du Canada dans l’exercice de la compétence fédérale sur les affaires étrangères, la LIÉ constitue un cadre législatif destiné à régir au Canada l’application des immunités coutumières dont jouissent les États souverains en droit international public.[…][19] L’appelante soutient qu’en principe, la LIÉ ne s’applique pas à une demande de reconnaissance judiciaire d’un jugement étranger. La Cour d’appel a rejeté cette prétention. Sur ce point, je suis d’accord avec son opinion. La LIÉ s’applique et il faut examiner si ses dispositions empêchent le tribunal québécois d’accorder l’exequatur : […][20] Pour conclure comme le propose l’appelante, il faut refuser à la demande de reconnaissance d’un jugement la qualité d’« instance » ou de « proceedings » au sens de l’art. 3 de la LIÉ. Certes, la LIÉ n’aborde nulle part, en termes exprès, la situation des demandes de reconnaissance judiciaire de jugements étrangers. Pour déterminer leur qualification procédurale, il faut revenir d’abord au système de droit international privé québécois. Dans celui-ci, les jugements étrangers n’ont pas force exécutoire par eux-mêmes. L’article 3155 C.c.Q. déclare en effet que, sauf exception, tout jugement étranger est reconnu par le tribunal québécois qui le déclare exécutoire dans l’ordre juridique québécois […]. Ce tribunal rend une décision qui naturalise en quelque sorte la décision étrangère et permet son exécution forcée au Québec. Même si l’art. 3158 C.c.Q. interdit au tribunal québécois de réviser le fond de la décision étrangère, cette règle ne change pas la nature juridique de la demande d’exequatur. Celle-ci constitue une demande en justice qui donne ouverture à un débat contradictoire régi par les règles générales de la procédure civile, comme le prévoient les art. 785 et 786 du Code de procédure civile, L.R.Q., ch. C-25. J’ajoute que la common law canadienne en ce qui concerne le droit international privé donne une portée semblable aux demandes de reconnaissance judiciaire (Beals c. Saldanha, 2003 CSC 72, [2003] 3 R.C.S. 416; Pro Swing Inc. c. Elta Golf Inc., 2006 CSC 52, [2006] 2 R.C.S. 612). La demande de reconnaissance judiciaire demeure donc une « instance » au sujet de laquelle l’immunité de juridiction reconnue par l’art. 3 de la LIÉ s’applique.
[23] Cependant, le tribunal saisi de la demande doit respecter les limites du rôle dévolu à l’autorité québécoise à l’occasion de l’examen d’une demande d’exequatur. Comme je le mentionnais précédemment, le tribunal ne peut reprendre l’étude du fond de la décision. Il ne juge pas à nouveau le dossier, et ne doit donc pas recommencer l’examen des faits. Ainsi, l’étude du problème de l’immunité de juridiction et des exceptions à celle-ci doit s’effectuer dans le cadre du droit applicable actuellement au Canada, y compris le droit international public, mais dans le respect des constatations de fait du juge Steel.
Concluant sur la question, le juge Lebel en vient à la conclusion contraire à celle des tribunaux inférieurs et émet l’opinion que les actes reprochés dans le cadre des procédures britanniques (rétention et mise en service des avions par Iraqi Airways Company) étaient de nature commerciale et donc pas protégés par la Loi :
[34] À cette fin, il faut retenir les conclusions de fait du juge Steel dans le jugement dont la reconnaissance est demandée. En effet, comme je le soulignais plus haut, le tribunal québécois ne revoit pas le fond du dossier. Les conclusions du juge Steel sont claires et éloquentes. Selon lui, à partir de 1991, l’Irak, seule propriétaire d’IAC, sa société d’État, a contrôlé et financé la défense de celle-ci dans le cadre de la longue série de procédures en dommages-intérêts engagées contre elle devant les tribunaux anglais par l’appelante. Elle a participé à cette série de litiges de nature commerciale dans l’espoir de protéger ses intérêts dans IAC. Dans ce contexte, l’Irak a été le maître d’oeuvre de nombreux actes de fabrication de faux, de la dissimulation de preuves et de mensonges (jugement, 16 juillet 2008, par. 10-14). Ces manoeuvres ont induit les tribunaux anglais en erreur et ont donné naissance à d’autres recours judiciaires, notamment celui à l’origine de la demande d’exequatur dans lesquels le juge Steel a refusé de reconnaître à l’Irak une immunité de juridiction et l’a condamnée à des dépens substantiels.[35] La Cour supérieure et la Cour d’appel du Québec ont conclu que la nature des actes accomplis par l’Irak entraînait l’application de l’immunité de juridiction et excluait l’application de l’exception de commercialité. Devant les constatations de fait du juge Steel, une autre qualification juridique s’imposait. Certes, les actes reprochés à l’Irak qui sont à l’origine du litige ont été accomplis par un État et bénéficiaient à une société d’État. Mais, les actes particuliers dont il faut faire l’examen sont plutôt ceux posés par l’Irak qui sont à l’origine du litige à l’occasion des procès devant les cours du Royaume-Uni. Au fond, le sujet du litige était la saisie des avions par l’Irak. À l’origine, cette appropriation était un acte souverain, mais la rétention et la mise en service des avions par IAC qui ont suivi étaient des actes de nature commerciale : Kuwait Airways Corp. v. Iraqi Airways Co. (1995), p. 711. Le litige anglais, dans lequel l’intimée est intervenue pour défendre IAC, portait sur la rétention des avions. Aucun lien n’existe entre ce litige commercial et l’acte souverain que constituait la saisie initiale des avions. En conséquence, l’immunité de juridiction reconnue par l’art. 3 de la LIÉ ne pouvait être invoquée par l’Irak. Le moyen d’irrecevabilité présenté par l’intimée contre la demande de reconnaissance judiciaire aurait dû être rejeté. En raison de cette conclusion, il est inutile d’examiner le débat engagé en première instance au sujet de l’immunité d’exécution à l’égard de certains biens que l’intimée posséderait à Montréal.
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