Jean-Philippe MacKay
Avocat
Sarrazin Plourde
Sarrazin Plourde
Le Code de procédure civile introduit une nouvelle règle applicable à
l’appel des « mesures de gestion relatives au déroulement de
l’instance et les décisions sur les incidents concernant la reprise
d’instance » (art. 32 C.p.c.).
Règle générale : ces
jugements ne sont pas susceptibles d’appel. Exceptionnellement, un juge de la
Cour d’appel pourra accorder une permission d’appeler s’il estime que la mesure
où la décision attaquée « paraît déraisonnable au regard des principes
directeurs de la procédure ».
Dans l’arrêt Pop c. Boulanger, 2017 QCCA 1009 du 22
juin 2017, la Cour d’appel, sous la plume du juge Schrager, formule des
commentaires sur le rôle que peut jouer le préjudice – sur le droit des parties
à faire pleinement valoir leurs droits dans le cadre de l’instance – dans
l’analyse de ce qui constitue une mesure ou décision de gestion déraisonnable.
Sur cette question, l’arrêt
Pop c. Boulanger reconnaît
l’importance du préjudice dans l’analyse, tout en cherchant à nuancer certains
jugements antérieurs de la Cour où le préjudice était présenté comme un élément
essentiel du caractère déraisonnable dans le contexte de l’article 32 C.p.c.
L’arrêt
Lors d’une conférence de
gestion tenue dans le cadre d’un recours en diffamation, la Cour supérieure accueille
une objection à la preuve, ordonne le retrait de certaines expertises et
rejette une demande d’autorisation de production de rapports d’expertise
complémentaires. Or, une autre juge de la Cour supérieure avait antérieurement
autorisé la production de ces expertises.
La requête pour permission
d’appeler est déférée à une formation de juges, puisque les questions soulevées
sont importantes, à la fois parce qu’elles touchent à l’étendue des pouvoirs du
juge gestionnaire et à la qualification même du jugement (jugement en cours
d’instance de l’art. 31 C.p.c. ou décision de gestion de l’art. 32 C.p.c.).
Le juge Schrager estime
que le jugement dont appel en est un
qui maintient une objection à la preuve. Il est donc assujetti à une demande de
permission d’appeler aux termes de l’article 31 C.p.c., tout en étant par ailleurs une mesure de gestion dont
l’appel est régi par l’article 32 C.p.c. (par.
33). Le jugement attaqué est donc doublement assujetti à la nécessité d’obtenir
une permission d’appeler.
En ce qui a trait à la
permission requise en vertu de l’art. 32 C.p.c.,
qui obéit à un critère plus exigeant selon la jurisprudence de la Cour d’appel,
le juge Schrager est d’avis qu’elle doit être accordée puisque le jugement
entrepris est déraisonnable.
La juge de première
instance a commis une erreur en ne s’estimant pas liée par le jugement
antérieur de sa collègue autorisant la production des expertises. Hormis les
cas où un changement de circonstances justifie qu’un juge statue à nouveau sur
la même question en vertu de ses pouvoirs de gestion énumérés à l’art. 158 (2) C.p.c. quant à la preuve par expert, le
juge gestionnaire ne peut statuer de nouveau sur la même question (par.
37-39).
Le juge Schrager termine
ses motifs en apportant une précision relativement au cadre d’analyse de l’art.
32 C.p.c.
Il souligne que certains
arrêts de la Cour peuvent laisser croire qu’une permission d’appeler ne sera
accordée en vertu de l’art. 32 C.p.c que
dans les cas où les parties parviennent à établir qu’un « préjudice
sérieux » résulte de la décision attaquée. À cet égard, il renvoie le
lecteur aux arrêts Lavigne c. 6040993 Canada inc., 2016 QCCA 1755, par.
44 et Droit de la famille — 17713,
2017 QCCA 605, par. 14.
Ces arrêts s’appuient sur
les motifs de la juge Bich, siégeant comme juge unique, dans un jugement du 14
juillet 2016 : Google Canada
Corporation c. Elkoby, 2016 QCCA 1171.
Dans cette affaire, la
requérante sollicitait une permission d’appeler eu égard à une décision sur des
objections formulées lors d’un interrogatoire préalable. La permission lui a
été refusée notamment au motif qu’elle n’a subi aucun préjudice : « [à]
elle seule, l'absence de préjudice fait obstacle à ce que l'on considère le
jugement de première instance comme déraisonnable au sens de l'article 32 C.p.c. » (Elkoby, par. 26).
Après avoir fait état de cette
proposition, le juge Schrager écrit les commentaires suivants (par. 40) :
[…] Or, la présence ou l’absence de préjudice est sans doute un indicateur de la raisonnabilité de la décision, mais le législateur n’exige pas à l’article 32 C.p.c. que la décision, en sus de son caractère déraisonnable, cause un préjudice et qui plus est, un préjudice sérieux. La simple lecture du texte le confirme. Cela dit, une décision qui paraît déraisonnable « au regard des principes directeurs de la procédure », sans toutefois causer de préjudice, n’est probablement pas si déraisonnable. Surtout si le jugement ne cause pas préjudice, il ne satisfait pas à l’un des critères de l’article 31 C.p.c. pour accorder permission d’appeler. Quoi qu’il en soit, les considérations de proportionnalité et la bonne administration de la justice (art. 18 C.p.c.) exigent que la permission soit refusée lorsque le jugement contre lequel une partie souhaite se pourvoir ne lui cause aucun préjudice. En somme, le caractère raisonnable est toujours le point focal de l’article 32 C.p.c. et le préjudice, composante intrinsèque de la raisonnabilité, demeure un élément sérieux pour le déterminer.
Dans
les circonstances de cette affaire, l’appelant a subi un préjudice en étant
empêché d’administrer une preuve qu’il estime importante. L’appel est donc
accueilli.
Commentaires
Nous
formulons deux commentaires à l’égard de cet arrêt.
Premièrement,
en statuant que le jugement de première instance se qualifie à la fois de
jugement rendu en cours d’instance (art. 31 C.p.c.)
et mesure de gestions (art. 32 C.p.c.),
l’arrêt Pop c. Boulanger nous semble créer une certaine difficulté quant au
critère d’autorisation applicable : ceux propres à l’article 31 C.p.c. ou encore celui, plus exigeant,
du caractère déraisonnable prima facie
de l’article 32 C.p.c.?
On
peut se questionner de la compatibilité de ce double assujetissement à la
permission d’appeler selon deux normes distinctes pour un même jugement avec
l’intention claire du législateur par l’adoption de l’art. 32 C.p.c. de faire « exception à la
règle d’appel des jugements rendus en cours d’instance. » (Commentaires de
la ministre de la Justice, art. 32 C.p.c.).
Deuxièmement, à notre avis, en affirmant que le C.p.c. n’exige pas la démonstration d’un
préjudice tout en soulignant que celui-ci est un « indicateur »
et un « élément sérieux » dans l’analyse du caractère raisonnable
d’une mesure de gestion, ou encore « une composante intrinsèque de la
raisonnabilité », la Cour vient elle-même limiter l’incidence pratique de la
nuance qu’elle souhaite apporter à la jurisprudence qui accorde une importance
prépondérante au préjudice dans l’analyse en vertu de l’art. 32 C.p.c.
En ce sens, outre les cas
exceptionnels où la décision ou la mesure de gestion empêche une partie de faire
pleinement valoir ses droits dans l’instance judiciaire, il est à prévoir que
la permission en vertu de l’art. 32 C.p.c.
ne sera généralement pas accordée.
Le texte intégral de la décision est disponible
ici.
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