Avocate
Dans le cadre d’une action collective, est-ce que le défendeur peut
appeler des décisions rendues avant le jugement qui statue sur une demande
d’autorisation d’exercer une action collective (la « demande
d’autorisation »)?
Sous la plume de l’honorable Robert M. Mainville, J.C.A., la Cour
d’appel, dans Groupe Jean Coutu (PJC)
inc. c. Sopropharm, 2017 QCCA 1883, s’écarte de la tendance
jurisprudentielle qui prévalait sous l’ancien Code de procédure civile (le « C.p.c. ») et répond par
l’affirmative à cette question.
En effet, en vertu des dispositions de l’ancien C.p.c., certains
tribunaux étaient d’avis qu’une décision qui précédait le jugement statuant sur
la demande d’autorisation ne pouvait, en principe, faire l’objet d’un appel
avec ou sans permission par le défendeur.
Rappelons-nous que pour pouvoir exercer une action collective, il faut obtenir
l’autorisation de la Cour supérieure. Ceci dit, avant même qu’un tribunal rend
jugement sur une demande d’autorisation, des questions litigieuses opposant les
parties peuvent nécessiter sa compétence. La présente décision en est un
exemple.
Faits
Les intimés (collectivement appelés « Sopropharm ») ont
demandé à la Cour supérieure l’autorisation d’exercer une action collective
contre le Groupe Jean Coutu (PJC) inc. (« Groupe Jean Coutu »). Sopropharm allègue
l’illégalité d’une clause de redevances retrouvée dans les contrats de franchises
entre le Groupe Jean Coutu et ses franchisés. Selon Sopropharm, la clause de
redevances serait contraire à l’article 49 du Code de déontologie des
pharmaciens, qui interdit aux pharmaciens de partager leurs honoraires et leurs
bénéfices de ventes de médicaments avec des non-pharmaciens.
Soproparm mandate les services de Raymond, Chabot, Grant, Thornton
s.e.n.c.r.l. (« Raymond, Chabot »), laquelle prépare plusieurs rapports
d’expertise qui sont déposés au soutien de la demande d’autorisation. Groupe
Jean Coutu demande à la Cour le retrait de ces rapports d’expertise, ainsi que
de déclarer Raymond, Chabot inhabile d’agir comme expert au dossier pour le
compte de Sopropharm et ce, pour les raisons qui suivent.
Dans le cadre d’un autre litige distinct à celui qui nous occupe, Groupe
Jean Coutu avait retenu les services de la firme Navigant Conseil LJ inc.
(« Navigant »). Luc Marcil (« Marcil »), un avocat et
comptable agréé était, à l’époque, à l’emploi de Navigant. Il avait participé à
la préparation du rapport d’expertise pour Groupe Jean Coutu. Marcil s’est
joint à l’équipe Raymond, Chabot alors que cette dernière avait déjà été
mandatée par Sopropharm dans le cadre du présent litige.
Suivant les principes établis par la Cour suprême en matière de conflit
d’intérêts de l’avocat dans les arrêts Succession
MacDonald c. Martin, R. c. Neil, Strother c. 3464920 Canada Inc. et Compagnie des chemins de fer nationaux du
Canada c. McKercher LLP, Groupe
Jean Coutu alléguait que Raymond Chabot était en situation de conflit pour
avoir employé Marcil, qui avait par le passé contribué à la préparation d’un
rapport d’expertise pour Groupe Jean Coutu. Selon Groupe Jean Coutu, le retard
de Raymond, Chabot à mettre en place des mesures d’isolement contre M. Marcil l’a
rendu inhabile comme expert pour Sopropharm dans le présent litige.
La Cour supérieure rejette la demande de retrait des rapports
d’expertise ainsi que la demande de déclaration d’inhabilité par Groupe Jean
Coutu. Contrairement à ce que prétend Groupe Jean Coutu, les principes en
matière de conflit d’intérêts établis dans les arrêts ci-mentionnés de la Cour
suprême ne s’appliquent pas aux experts comptables. Groupe Jean Coutu avait
retenu les services de Marcil à titre de comptable et non à titre d’avocat. La
Cour supérieure précise par ailleurs que même si c’étaient les règles
concernant le conflit d’intérêts de l’avocat qui s’appliquaient en l’espèce,
elle aurait tout de même rejeté les demandes de Groupe Jean Coutu puisqu’aucune
information confidentielle n’a été divulguée.
Cette décision est rendue avant que la Cour supérieure n’ait statué sur
la demande d’autorisation de Sopropharm. Groupe Jean Coutu demande en l’espèce
la permission d’appeler de cette décision. Sopropharm s’objecte à la demande de
permission d’appel. Selon Sopropharm, les décisions préalables au jugement qui
statue sur la demande d’autorisation d’exercer une action collective ne sont
pas susceptibles d’appel par le défendeur. Ainsi, la Cour d’appel est amenée à
répondre aux questions litigieuses suivantes :
1.
Est-ce qu’un défendeur peut porter en appel un
jugement rendu préalablement au jugement qui statue sur une demande
d’autorisation d’exercer une action collective?
2.
Dans l’affirmative, est-ce que la permission d’appel
devrait être accordée pour Groupe Jean Coutu?
Analyse
Selon la jurisprudence qui prévalait sous l’ancien C.p.c., un défendeur
ne pouvait, en principe, porter en appel les décisions rendues précédemment au jugement
sur la demande d’autorisation. Deux arguments avançaient cette position.
Premièrement, les dispositions de l’ancien C.p.c. n’accordaient pas, au
défendeur, un droit d’appel sur le jugement qui autorisait l’exercice d’une
action collective. Donc, si un défendeur ne pouvait porter en appel le jugement
qui autorise l’action collective, le raisonnement était qu’il ne pouvait
également pas porter en appel les décisions rendues avant celle qui statuait
sur la demande d’autorisation.
Cet argument est désormais désuet. Contrairement aux dispositions de
l’ancien C.p.c., l’article 578 du nouveau C.p.c. prévoit dorénavant un droit
d’appel pour le défendeur, avec permission, de la décision qui autorise l’exercice
d’une action collective:
« 578. Le jugement qui autorise l’exercice de
l’action collective n’est sujet à appel que sur permission d’un juge de
la Cour d’appel. Celui qui refuse l’autorisation est sujet à appel de plein
droit par le demandeur ou, avec la permission d’un juge de la Cour d’appel, par
un membre du groupe pour le compte duquel la demande d’autorisation a été
présentée.
L’appel est instruit et jugé en priorité. »
[Nous soulignons]
Cet article remplace l’article 1010 de l’ancien C.p.c. qui
prévoyait :
« 1010. Le jugement qui rejette la requête est
sujet à appel de plein droit de la part du requérant ou, avec la permission
d’un juge de la Cour d’appel, de la part d’un membre du groupe pour le compte
duquel la requête a été présentée. L’appel est instruit et jugé d’urgence.
Le jugement qui accueille la requête et autorise
l’exercice du recours est sans appel. »
[Nous soulignons]
Puisque l’article 1010 C.p.c. ne permettait pas au défendeur de porter
en appel le jugement qui autorisait l’exercice d’une action collective, un
défendeur ne pouvait pas non plus porter en appel les décisions préalables à ce
jugement. Puisqu’avec l’article 578 C.p.c., le défendeur peut porter en appel,
avec la permission de la Cour d’appel, le jugement qui autorise l’exercice
d’une action collective, il s’ensuit que le défendeur peut également porter en appel,
avec permission, les autres décisions antérieures à celle qui statue sur une
demande d’autorisation :
« [14] Il me semble, avec égards pour l’opinion
contraire, que ce nouveau droit d’appel remet en question l’assise même de la
jurisprudence antérieure de la Cour. L’interdiction faite au défendeur de
porter en appel le jugement autorisant le recours collectif permettait en effet
de conclure que le jugement préalable à cette autorisation ne pouvait, lui non
plus, être porté en appel par le défendeur. Or, si le jugement autorisant
l’exercice de l’action collective est maintenant susceptible d’appel, sur
permission, par le défendeur, suivant le même raisonnement il devrait en être
de même du jugement préalable à l’autorisation. »
Ainsi, avec le nouveau C.p.c., le raisonnement juridique au soutien de
l’absence de droit d’appel du défendeur n’a plus son fondement juridique.
Deuxièmement, selon une certaine jurisprudence, le droit d’appel existait
pour les décisions rendues « en cours d’instance ». Les décisions
rendues avant le jugement statuant sur la demande d’autorisation n’étaient pas
des décisions rendues « en cours d’instance », mais plutôt des
décisions rendues « avant l’instance ». Suivant cette logique, un
jugement rendu «avant l’instance» ne peut faire l’objet d’un appel puisque le
C.p.c. ne prévoit pas de dispositions à cet effet.
La Cour d’appel nous rappelle qu’elle avait déjà écarté ce raisonnement
juridique dans la décision Gauthier c.
Société d’habitation du Québec, 2008
QCCA 948. Les jugements rendus préalablement à celui qui autorise ou non
l’exercice d’une action collective ne sont pas des jugements proprement dits « avant
l’instance ». Il s’agit de jugements rendus sur une base individuelle
plutôt que sur une base collective. Bien qu’une autorisation soit requise pour
exercer une action collective, aucune autorisation n’est requise pour exercer
un recours individuel. Donc, une décision rendue préalablement au jugement qui statue
sur la demande d’autorisation est un jugement rendu en vertu d’un recours
individuel exercé par le représentant du groupe.
Selon la Cour d’appel, la rédaction des articles 572 et 573 C.p.c. confirme
cette position puisque dès qu’une demande d’autorisation d’exercer une action
collective est formulée, une instance est créée :
« [17] La « gestion particulière de l’instance »
dont il est question à l’article 572 C.p.c.
« [d]ès la demande d’autorisation d’exercer l’action collective » permet
de conclure que la procédure d’autorisation d’exercer l’action collective fait
partie de « l’instance ». Le fait que les demandes d’autorisation sont
inscrites dans le registre central des actions collectives renforce cette
conclusion.
[18] Étant donné que la demande d’autorisation
d’exercer l’action collective fait elle-même partie de l’« instance », je ne
discerne aucun motif d’ordre juridique qui permettrait de soutenir une
interdiction pour le défendeur de porter en appel, sur permission, le jugement
qui précède l’autorisation de l’action collective, lequel serait donc un
jugement rendu en cours d’instance. »
La Cour d’appel arrive à la conclusion qu’un jugement rendu avant le
jugement concernant la demande d’autorisation peut faire l’objet d’un appel
avec permission et ce, indépendamment de la partie qui sollicite cette
permission. Les articles 31 et 32 C.p.c. établissent les critères qui doivent
être satisfaits pour obtenir cette permission. Ces critères doivent toutefois
être adaptés au contexte particulier de l’action collective. La permission
d’appel serait donc en principe refusée, à moins d’une situation
exceptionnelle.
L’article 31 C.p.c. prévoit que les décisions qui déterminent en partie
du litige ou causent un préjudice irrémédiable à une partie peuvent faire
l’objet d’un appel avec permission. La Cour d’appel nous explique qu’en
pratique, dans le contexte d’une action collective, rares seront les cas où une
décision rendue avant le jugement qui tranche une demande d’autorisation d’exercer
une action collective aura pour effet de décider en partie du litige. Rares
également seront les cas où une telle décision puisse causer un préjudice
irréparable. Le préjudice potentiellement causé serait remédié avec le jugement
qui statue sur la demande d’autorisation ou celui qui statue sur le fond de
l’affaire. La Cour d’appel cite toutefois des exemples de situations où la
permission d’appel pourrait être accordée :
« [24] En somme, ce ne serait que dans des cas
très rares qu’une autorisation d’appeler sera accordée à l’égard d’un jugement
rendu préalablement à l’autorisation de l’action collective. On peut penser,
notamment, au jugement portant :
(a) sur une
question de compétence : Gauthier c. Société d’habitation du Québec, 2008 QCCA
948; Société Asbestos Ltée c. Lacroix, [2004] Q.J. n° 1109 (Q.L.) (juge unique)
et [2004] Q.J. n° 9410 (C.A.) (Q.L.) (au fond);
(b) sur une
question de litispendance : Hotte c. Servier Canada inc., [1999] R.J.Q. 2598
(C.A.);
(c) sur une
question constitutionnelle : Apotex inc. c. Option consommateurs, J.E.
2004-1807 (C.A.) (juge unique); Pharmascience inc. c. Option consommateurs,
[2005] R.J.Q. 1367 (C.A.); ou
(d) sur une
question importante qui affecte de façon déterminante l’équité même de
l’instance ou qui porte sur un principe fondamental de droit qui doit être
décidé immédiatement : Schmidt c. Depuy International Ltd., 2011 QCCA 1633
(juge unique). »
En somme, le jugement rendu préalablement à celui qui statue sur une
demande d’autorisation peut faire l’objet d’un appel avec permission. Vu cette
conclusion, la Cour d’appel doit donc décider si la permission d’appel devrait
être accordée à Groupe Jean Coutu. Suivant l’analyse qui précède, la Cour
d’appel n’est pas d’avis que les critères pour autoriser l’appel de la décision
de première instance soient satisfaits :
[26] La question de savoir si les grands cabinets
comptables agissant comme experts devraient être assujettis aux mêmes règles de
conflit que celles applicables aux cabinets d’avocats est certes fort
intéressante, tel que le signalait le juge Morissette siégeant comme juge
unique dans TVA International inc. c. Seville Entertainment Inc., 2008 QCCA
321. Cependant, dans le présent cas, la juge de première instance a conclu que,
même si les règles de l’affaire Succession MacDonald s’appliquaient, cela
n’entraînerait pas la disqualification de Raymond, Chabot. Dans ces circonstances, Groupe Jean Coutu ne
m’a pas convaincu que le jugement entrepris décide une question importante qui
affecte de façon déterminante l’équité même de l’instance ou qui porte sur un
principe fondamental de droit qui doit être décidé immédiatement.
Pour ces motifs, la Cour d’appel rejette la permission d’appel de Groupe
Jean Coutu.
La décision se trouve ici.
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