Les propriétaires de stations-service situées sur la réserve de Khanawake sont tenus de percevoir les taxes sur les ventes de carburant
Par Laurence Burton, avocate
Par Laurence Burton,
Avocate aux Éditions Yvon Blais
La décision de la Cour d’appel dans Rice et al. c. Agence du revenu du Québec et al., 2016 QCCA 666, mets fin à un litige qui remonte à une vingtaine d’années et opposant les appelants, des Mohawks propriétaires de stations-service situées dans la réserve de Kahnawake, à l’Agence du revenu du Québec (ARQ) et aux procureurs généraux du Québec (PGQ) et du Canada (PGC).
Dans cette affaire, les appelants se pourvoient contre un jugement de la Cour supérieure qui a rejeté trois requêtes pour jugement déclaratoire par lesquelles ils cherchaient à être exemptés de l’obligation de percevoir différentes taxes lors de ventes de carburants et de les remettre au ministre du Revenu, invoquant des droits d’ordre constitutionnel et des motifs fondés sur la Loi sur les Indiens.
Contexte
Une vingtaine de détaillants de carburants sont en activité sur la réserve de Kahnawake, dont les appelants. Ces derniers détiennent le statut d’Indiens au sens de la Loi sur les Indiens (L.R.C. (1985), c. I-5). La réserve est ceinturée d’importants axes routiers sur lesquels circulent annuellement environ 28 millions d’automobilistes, qui pour la grande majorité ne sont pas des Indiens (La Cour utilise le mot « Indien » lorsque le droit ou l’exemption revendiqués sont liés au statut d’Indien découlant de la Loi sur les Indiens). Ils achètent de l’essence dans les stations-service situées aux limites de la réserve. Ils font des économies en comparaison des prix demandés dans les municipalités environnantes, et ce, en raison du fait que les détaillants de Kahnawake ne perçoivent pas les taxes applicables lorsqu’ils vendent de l’essence (soit la TPS, la TVQ et la taxe québécoise sur les carburants).
Bien que les consommateurs vivant sur la réserve et jouissant du statut d’Indiens soient exemptés de payer ces taxes aux termes de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, les autres clients sont tenus de les payer. Selon les lois fiscales, les appelants, à titre de mandataires de l’État, ont l’obligation de percevoir auprès des consommateurs les taxes applicables et de les remettre au ministre du Revenu.
Devant le refus des appelants de percevoir ces taxes, le ministre du Revenu a intenté diverses procédures de recouvrement de taxes. Les appelants ont répondu par des requêtes en jugement déclaratoire, cherchant principalement à faire reconnaître que, en leur qualité d’Indiens, ils n’ont aucune obligation d’agir comme percepteurs des taxes de vente fédérales et provinciales.
Analyse
La Cour d’appel rejette le premier moyen soulevé par les appelants, à savoir que l’obligation de percevoir les taxes sur les ventes de carburant et de les remettre au ministre du Revenu constitue une entrave à leur droit ancestral de commercer librement et sans entrave, droit protégé par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.
La Cour rappelle qu’afin de déterminer l’existence des droits ancestraux reconnus et confirmés par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, il y a lieu de procéder en trois étapes. Ainsi, après avoir déterminé le droit ancestral revendiqué, il y a lieu de déterminer si la preuve démontre l’existence d’une pratique, tradition ou coutume faisant partie intégrante de la société autochtone distinctive avant le contact avec les Européens. Il faut ensuite vérifier s’il y a une corrélation ou une continuité raisonnable entre le droit contemporain revendiqué et la pratique, tradition ou coutume en question.
À cet égard, les appelants ont fait la preuve d’une tradition chez les Mohawks d’échanges d’objets rares et particuliers auxquels ils attribuaient un pouvoir sacré ou spirituel, appelée « Orenda », avant le contact avec les Européens. Selon eux, cette pratique fonderait leur droit contemporain de commercer librement et sans entraves. La preuve a toutefois démontré que ces échanges remplissaient des fonctions sociales, rituelles ou diplomatiques et qu’ils n’avaient aucun caractère commercial pouvant donner ouverture à l’existence d’un droit moderne de cette nature. Bien qu’une pratique ancestrale puisse être susceptible d’évoluer avec le temps, elle ne peut évoluer au point de se métamorphoser complètement.
La Cour rejette également la prétention des appelants selon laquelle l’obligation de percevoir les taxes sur les ventes de carburant constitue une entrave à leur droit constitutionnel de commercer librement reconnu par la clause de commerce contenue dans la Proclamation royale du 7 octobre 1763.
Bien que la Proclamation royale constitue un instrument important pour les autochtones, son inclusion à l’article 25 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte) ne confère pas à sa clause de commerce une valeur constitutionnelle. De l’avis de la Cour, rien dans le texte de cette clause ni dans le contexte historique de la Proclamation royale ne permet de conclure que la Couronne britannique promettait aux autochtones la liberté totale de commercer, à l’abri de quelque réglementation que ce soit.
La Cour d’appel rejette aussi l’argument des appelants voulant que l’obligation de percevoir les taxes à la consommation (TPS et TVQ) et les mécanismes de perception mis en place par les gouvernements anéantissent leur droit de ne pas être soumis à la taxation sur une réserve, droit protégé par l’article 87 de la Loi sur les Indiens.
À cet égard, la Cour rappelle que la TPS et la TVQ sont des taxes directes destinées à être payées uniquement par l’acheteur final d’une fourniture taxable. Ce n’est pas en tant que consommateurs que la loi impose des obligations aux appelants, mais bien en tant que marchands faisant le commerce de fourniture taxable. Ils ne sont pas taxés, mais simplement assujettis, à titre de mandataires de l’État, à l’obligation de percevoir et de verser les taxes perçues de leurs clients qui ne sont pas des Indiens.
Il en va de même pour la taxe québécoise sur les carburants qui, tout comme la TPS et la TVQ, est une taxe à la consommation destinée à être payée ultimement par le consommateur, au terme de la chaîne de production et de commercialisation, et jamais par le détaillant.
Devant la Cour, les appelants invoquent aussi la compétence exclusive du Parlement canadien en matière autochtone (par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867) pour soutenir que le Programme de gestion de l’exemption fiscale des Indiens en matière de taxe sur les carburants (Programme de gestion) envahit un champ de compétence strictement fédéral. Ce programme, qui est volontaire et auquel les appelants ne participent pas, a été mis en place par les autorités fiscales québécoises afin de permettre aux autochtones de ne plus avoir à payer la taxe sur les carburants au moment de leurs achats à la pompe sur les réserves indiennes, à condition toutefois que les détaillants remplissent plusieurs obligations administratives.
De l’avis de la Cour, ce programme participe plutôt du pouvoir général de taxation du Québec (par. 92(2) de la Loi constitutionnelle de 1867). Il est vrai que ces mesures affectent les autochtones, mais elles constituent d’abord et avant tout une législation afférente à un pouvoir provincial valide.
La Cour rejette aussi l’argument des appelants selon lequel ce programme constitue un fardeau administratif trop lourd, visant à contrôler le commerce sur les réserves et portant atteinte à leur droit garanti par l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Elle rappelle que les lois provinciales d’application générale s’appliquent aux autochtones à moins d’être déraisonnables ou d’imposer sans raison des contraintes excessives, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
Bien que les appelants puissent perdre un avantage compétitif s’ils respectent les diverses mesures budgétaires en cause, la Cour est d’avis que :
[108] […] Le but des exemptions prévues à l’article 87 de la Loi sur les Indiens n’est ni de « conférer un avantage économique général aux Indiens » ni de « remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens en leur assurant le pouvoir d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens ». [Références omises]
En l’espèce, les appelants peuvent s’accommoder du système de gestion qui leur est offert sans contrainte excessive. Leur refus de se prévaloir de solutions pratiques mises à leur disposition ne saurait rendre inconstitutionnelles les mesures budgétaires provinciales.
En dernier lieu, la Cour rejette l’argument du procureur général du Canada selon lequel les appelants n’auraient pas intérêt pour agir, car les droits invoqués ne seraient pas des droits individuels, mais plutôt des droits ancestraux collectifs qui appartiennent à la collectivité autochtone en général. La Cour est d’avis que les appelants avaient un intérêt suffisant en ce qui concerne leur demande visant à obtenir un jugement déclaratoire, rappelant dans son analyse la conclusion de la Cour suprême dans l’arrêt récent Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, qui a reconnu que les droits collectifs peuvent avoir des aspects individuels.
Malgré ce qui précède, et pour tous les motifs énoncés ci-dessus, la Cour rejette l’appel.
La décision intégrale peut être consultée ici.
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