17 Jan 2019

Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1

 

Par Sabrina Mestroni, Daphné
Pomerleau-Normandin et Olivia Sormany, étudiantes

En collaboration avec Julien Beaulieu

Pour sa première décision de l’année 2019, la Cour suprême du
Canada invalide une partie de la Loi électorale du Canada afin de permettre aux
citoyens canadiens expatriés d’exercer leur droit de vote.

LES FAITS

Messieurs Frank
et Duong sont tous deux citoyens canadiens. Ils résident depuis plus de cinq
ans à l’extérieur du pays pour fins d’études. Ils sont tous les deux activement
à la recherche d’un emploi au Canada, mais sans succès. Leur désir est de
revenir vivre au Canada dans un avenir proche. En raison de leur attachement
pour le pays du fait que leur famille y réside encore et qu’ils ont toujours
comme idée de revenir éventuellement, ils désiraient exercer leur droit de vote
aux élections fédérales de mai 2011. Cependant, ils ont été avisés qu’ils ne
pouvaient recevoir un bulletin de vote en vertu de certaines dispositions de la
Loi électorale du Canada, notamment l’alinéa 11d) qui énonce le fait que seuls
les électeurs qui sont absents du Canada depuis moins de cinq années
consécutives peuvent exercer leur droit de vote. Ainsi, après cinq années à
l’extérieur du pays, les citoyens expatriés perdent leur droit de vote.
Messieurs Frank et Duong ont donc entamé des démarches judiciaires pour
contester la constitutionnalité de ces différentes dispositions.

Devant la Cour
supérieure de justice de l’Ontario, les appelants ont eu gain de cause. En
effet, le Tribunal a conclu que les dispositions contestées constituaient une
violation de l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés
(ci-après « Charte ») et qu’elle ne constituait pas une limite raisonnable
conformément à l’article premier. En Cour d’appel, cependant, le jugement a été
cassé, celle-ci ayant conclu que l’objectif de la loi justifiait la restriction
du droit de vote des citoyens expatriés depuis plus de cinq ans en vertu de
l’article premier.

L’ANALYSE

Le rôle de
la résidence dans le système électoral canadien

L’analyse de
l’article 3 de la Charte permet de faire ressortir le caractère déterminant de
la citoyenneté quant au droit de vote. Il s’agit de la seule exigence énoncée
dans l’article. Il n’est aucunement fait mention de la résidence, celle-ci
semblant uniquement servir à répartir la population en circonscriptions afin de
faciliter et de mieux organiser l’exercice du droit de vote. À ce sujet, la
Cour déclara que « […] le choix des rédacteurs de la Charte d’omettre la
condition de résidence comme élément de ce droit démocratique fondamental
est révélateur » (par. 29).

L’atteinte
Les deux
parties au litige s’entendent pour dire que les dispositions contestées par les
appelants violent leur droit de vote, reconnu par l’art. 3 de la Charte.

L’analyse de
l’article premier

En vertu de
l’article premier de la Charte, les droits protégés par celle-ci ne peuvent
être limités que de façon raisonnable et d’une manière qui puisse être
justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique.

À cet effet,
les critères développés dans l’arrêt Oakes énoncent de façon plus spécifique
les éléments d’une règle de droit à évaluer afin de déterminer si elle remplit
les exigences de l’article 1 de la Charte :

L’objectif de
la règle de droit doit être suffisamment important, c’est-à-dire que la
limitation du droit en question sert à répondre à un besoin urgent et réel.
Le moyen par
lequel l’objectif est réalisé doit être proportionné
Le moyen doit
avoir un lien rationnel avec l’objectif.
Le moyen doit
constituer une atteinte minimale au droit.
Les effets de
la mesure doivent être proportionnels à l’objectif législatif énoncé.

C’est à l’État
de justifier, selon la prépondérance des probabilités, l’atteinte faite au
droit garanti.

1) Le besoin urgent et réel

En ce qui
concerne l’objectif de la législation, le Procureur général du Canada (ci-après
« PGC ») en énonça deux distincts. Tout d’abord, l’idée qu’un contrat social
lie les citoyens et les élus, les premiers ayant le pouvoir de les élire, en
échange de l’obligation d’obéissance aux lois édictées par lesdits élus. Le
deuxième objectif est de promouvoir l’équité électorale pour les Canadiens
résidents. La Cour rejeta le premier objectif qu’elle ne considérait pas comme
étant urgent et réel. Cependant, elle considéra que le deuxième objectif, quant
à lui, était suffisamment important pour être considéré comme urgent et réel.

2 a) Le lien
rationnel

En ce qui a
trait au critère du lien rationnel, la Cour a déterminé que le PGC n’avait pas
apporté de preuves suffisantes pouvant démontrer le lien rationnel entre
l’objectif d’équité électorale et l’imposition d’une limite au droit de vote
des expatriés, soit l’interdiction de voter lorsqu’un citoyen est expatrié
depuis plus de cinq ans. En outre, le PGC n’a pas fourni de preuves quant au
préjudice subi si une telle limite n’était pas imposée. À ce sujet, le tribunal
a soulevé le fait que quatre études parlementaires sur le droit de vote ont
recommandé que cette restriction soit supprimée, puisque peu d’expatriés se
prévalent de leur droit de vote, ce qui fait en sorte qu’ils n’ont pas une
grande incidence sur le résultat des élections.

2 b)
L’atteinte minimale au droit

Pour ce qui est
du critère de l’atteinte minimale au droit de vote, la mesure ne doit pas restreindre
le droit davantage que ce qui est nécessaire pour l’accomplissement de
l’objectif législatif. Dans le cas présent, le Parlement désire que les
personnes qui peuvent voter aux élections fédérales aient un attachement
suffisant envers le Canada. Le tribunal convient que cet objectif est
important, mais est d’avis que le PGC n’est pas parvenu à faire ressortir une
corrélation entre le temps qu’une personne passe à l’extérieur de son pays
d’origine et le lien plus ou moins fort que cette dernière a avec celui-ci. Le
PGC a soulevé l’argument selon lequel il est injuste pour des personnes qui ne
seront pas touchées par les lois du pays de pouvoir voter pour ou contre
celles-ci. Cependant, le tribunal a rejeté cet argument en affirmant, entre
autres, que les lois n’ont pas les mêmes effets pour les citoyens résidents et
les citoyens non-résidents, mais que ces derniers restent assujettis à
certaines lois. En tant que citoyens canadiens expatriés, il serait ainsi
injuste de les empêcher de voter en faveur ou en défaveur de certaines lois qui
s’appliquent à eux. La Cour conclut que l’atteinte n’était pas minimale dans le
cas présent, puisque certains non-résidents continuent d’entretenir des liens
forts avec le Canada, que ceux-ci soient familiaux, culturels, financiers ou
autres, même s’ils ne demeurent plus au pays.

2 c) La
proportionnalité

Finalement, en
ce qui concerne la proportionnalité entre les effets de la mesure et l’objectif
législatif visé, la Cour énonce clairement que les inconvénients de la mesure
l’emportent sur ses avantages. En effet, elle met en lumière l’absence de
preuves concrètes d’une plus grande équité électorale provenant de
l’interdiction en cause, mais elle estime que l’incidence des non-résidents,
s’ils pouvaient voter, serait négligeable en raison de leur faible nombre. Elle
déplore l’effet grandement préjudiciable qui découle des dispositions
contestées, soit le retrait du droit de vote de certains citoyens canadiens, ce
qui constitue une grande atteinte aux yeux de la Cour, qui cause préjudice aux
droits fondamentaux des individus, mais également à notre système démocratique.

La
dissidence

Le jugement
dissident met en lumière le principe juridique traduit par l’article premier de
la Charte voulant que les droits qui y sont garantis ne soient pas absolus. Sur
ce point, les juges dissidents rappellent que la restriction du droit de vote
établie par la loi en question n’est pas permanente et que le droit de vote
était rétabli au moment où les individus concernés revenaient vivre au Canada.
Ceux-ci catégorisent une telle restriction au même titre que l’interdiction de
vote imposée aux mineurs, soit un critère fondé sur une situation
expérientielle plutôt que sur une valeur morale.

Frank
c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1

Commentaires (1)

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  1. C'est une décision très sage de la part de la Cour suprême du Canada. Je pense que le droit de vote doit être attaché à la notion de citoyenneté, comme c'est déjà le cas dans la plupart des pays du monde. Le critère de résidence n peut pas jouer un rôle déterminant dans cette affaire.

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