Jamais deux sans trois : L’invalidité des critères d’admissibilité à l’aide médicale à mourir persiste !
Par Paula Maurin, étudiante à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et Gabrielle Champigny, avocate
Près d’une année et demie s’est écoulée depuis l’affaire Truchon[1] où la Cour supérieure venait invalider l’article 241.2(2)d) du Code criminel[2], ainsi que l’article 26(1) et (3) de la Loi concernant les soins de fin de vie[3] imposant respectivement comme critère d’admissibilité à l’aide médicale à mourir que la « mort naturelle [d’une personne] […] [soit] devenue raisonnablement prévisible » et que cette personne soit « en fin de vie » (voir Article de septembre 2019 (SOQUIJ) pour le résumé du jugement et Article d’octobre 2019 pour les points de droit importants du jugement). La prorogation de la demande de suspension du jugement a été demandée à deux reprises déjà, mais comme le dicton le dit si bien, « jamais deux sans trois ».
Contexte
C’est le 11 septembre 2019 que l’Honorable juge Baudouin a invalidé les dispositions des régimes fédéral et provincial mentionnés plus haut puisqu’elles portaient une atteinte injustifiée aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, ainsi qu’aux droits à l’égalité protégés par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés[4]. La Cour a accordé au Parlement et à l’Assemblée nationale une suspension de la déclaration d’inconstitutionnalité pour une période de six mois, leur laissant ainsi le temps d’effectuer les changements nécessaires. De plus, elle a octroyé une exemption constitutionnelle aux demandeurs M. Truchon et Mme Gladu, leur permettant d’obtenir l’aide médicale à mourir (ci-après « AMM »).
Suite à ce jugement, une première demande de prorogation de quatre mois est soumise à la Cour par le Procureur général du Canada (ci-après « PGC »). Selon lui, la tenue d’élections fédérales dissolvant le Parlement est une circonstances exceptionnelle justifiant la prorogation. Le PGC affirmait également avoir agi de manière diligente en préparant et en déposant le projet de loi C-7 le 24 février 2020. Les demandeurs ne se sont pas opposés à cette demande. Cependant, ils demandaient l’accord d’une exemption constitutionnelle pour toute personne qui satisfait aux exigences de la loi, leur permettant de se présenter devant le Tribunal compétent pour autorisation d’obtenir l’AMM pendant la durée de la période de prorogation. Ainsi, considérant le dépôt par le gouvernement du projet de loi C-7[5], la Cour a conclu à une première prolongation de la suspension et de l’exemption, le délai demandé ayant été jugé raisonnable dans les circonstances.
En date du 29 juin, une deuxième demande de prorogation, non contestée, se voit octroyée au PGC (voir Article d’août 2020 pour les détails). Dans son analyse, soulignons que le Tribunal a suivi les critères établis par l’arrêt Descheneaux[6] en spécifiant qu’ils ne sont « ni exhaustifs ni cumulatifs », mais s’analysent plutôt en fonction des circonstances propres à chaque dossier[7]. Malgré la pandémie de COVID-19 qui a occasionné un retard dans le cheminement du PL-C-7 et le climat d’incertitude qui en découle (impactant le critère de l’adoption d’une loi réparatrice), la Cour a considéré que les raisons qui ont justifié la suspension initiale demeuraient d’actualité et, devant l’ensemble des circonstances, a donc fait droit à la deuxième prorogation. Ainsi, la Cour concède que « la pondération de l’ensemble des facteurs pertinents soutient la prorogation de la suspension de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité […] jusqu’au 18 décembre 2020 »[8].
C’est ce qui nous amène à la décision du 17 décembre 2020. Nous sommes face à une troisième demande accueillie où, cette fois-ci, il y a toutefois eu opposition de la partie demanderesse.
Décision
Dans l’affaire Truchon c. Procureur général du Canada[9], le PGC demande un délai additionnel jusqu’au 26 février 2021, portant le délai total à 17 mois et 2 semaines depuis l’invalidation des articles. La demanderesse s’est opposée alléguant la longueur excessive du délai, ainsi que l’absence d’un changement de circonstances justifiant un délai supplémentaire. Elle allègue également que, contrairement à ce qu’avance le PGC, l’absence du critère de « mort raisonnablement prévisible » n’a pas pour effet de créer un vide juridique[10].
C’est ainsi qu’une fois de plus, la Cour analyse la demande à lumière des quatre critères de l’affaire Descheneaux[11] :
- L’existence d’un changement de circonstances depuis la dernière suspension;
- La présence des considérations ayant justifié́ la suspension initiale;
- La probabilité́ de l’adoption d’une loi réparatrice; et
- La confiance du public dans l’administration de la justice et dans la capacité́ des tribunaux d’agir comme gardiens de la Constitution.
En revanche, uniquement les distinctions importantes par rapport aux décisions précédentes seront exposées étant donné le statu quo quant aux autres considérations.
Le changement de circonstances
La première distinction concerne le critère de l’existence d’un changement de circonstances. La Cour débute en soulignant que l’argument de l’instabilité des situations politiques ou celle émanant de décisions politiques avancées par le PGC ne constituent pas un motif pouvant justifier à eux seuls l’octroi d’une prorogation. De même, l’incapacité pour le Parlement de conclure le processus législatif en raison d’impératifs politiques – contrairement à de réels empêchements liés à la santé publique – ne saurait être un motif suffisant pour expliquer la durée du délai[12].
Par contre, dans le présent cas, la Cour conclut que la pandémie demeure pertinente de par sa particularité. Il s’agit d’« un événement rare et sans précédent »[13] qui a bouleversé le monde entier et qui oblige la prise de mesures urgentes par le gouvernement pour assurer la sécurité du public. La pandémie demeure donc un changement de circonstances, à plus forte raison avec l’apparition du vaccin qui a changé la donne à la toute fin de l’année 2020 :
[47] Le gouvernement doit maintenant se concentrer sur la distribution de différents vaccins, un défi logistique d’envergure, compte tenu du territoire à couvrir, du manque, déjà̀ criant, de personnel et des exigences particulières de conservation des divers vaccins approuvés.
[48] Ces nombreux défis ont exigé́ et requièrent toujours des interventions ciblées extraordinaires qui ont retenu l’attention quasi exclusive des gouvernements et des institutions publiques depuis le mois de mars dernier.
[49] Ainsi, même si la pandémie était connue en juin dernier, le changement de circonstances qu’elle inflige sur les Canadiens est persistant et continuel.
(nous soulignons)
La confiance du public dans l’administration de la justice
La seconde distinction établie par la Cour relève du critère de la confiance du public dans l’administration de la justice face au délai supplémentaire. Elle réfère aux fourchettes de 12 et 18 mois énoncées dans Descheneaux[14] où la Cour d’appel avait, par ailleurs, permis une prorogation s’échelonnant à 29 mois. Certes, un délai de 17 mois s’approche du plafond déterminé par la Cour d’appel. Or, la particularité des circonstances de la pandémie est trop exceptionnelle pour fonder un refus. Au contraire, la Cour exprime qu’« on pourrait plutôt penser que c’est de court-circuiter les efforts du gouvernement alors qu’il est si près de son objectif qui risquerait de remettre en question la confiance du public en l’administration de la justice »[15].
Finalement, le Tribunal conclut que la pondération des critères de Descheneaux milite en faveur de la demande du PGC. À cet égard, il réitère que l’évolution constante de la pandémie est une cause exceptionnelle d’autant plus que le gouvernement doit maintenant administrer la vaccination contre la COVID-19 ajoutant son lot de complexité et de particularité. Nous déduisons néanmoins de la décision que des impératifs politiques n’auraient pas suffi. C’est en raison des empêchements liés à la santé publique que l’analyse penche en faveur de la demande du PGC. Enfin, la Cour tient compte du fait que des Canadien.n.e.s déboursent sommes et énergies considérables pour obtenir une permission du Tribunal pour exercer des droits qui leur ont déjà été reconnus, mais qu’en contrepartie, le PGC s’est engagé à prendre des mesures de dédommagement qui minimisent le poids reposant sur les épaules des personnes qui veulent exercer leurs droits[16].
Conclusion et commentaires
Considérant l’ensemble de ces facteurs, le Tribunal a accordé la prorogation, d’une part de la suspension de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité des articles 241.2(2)d) du Code criminel, et d’autre part de l’exemption constitutionnelle accordée à la demanderesse pendant cette nouvelle période de prorogation. Retenons néanmoins que cette procédure se veut temporaire au même titre que la prorogation accordée.
Force est de constater que le processus législatif se voit ici, lui aussi, victime de la pandémie. Par contre, l’ultimatum posé par la récente décision rendue par l’Honorable juge Sheehan, dans Truchon c. Procureur général du Canada[17], nous permet d’anticiper que le projet de loi aboutira prochainement et que le jugement d’invalidité pourra prendre effet sous peu. En effet, le 25 février 2021, la Cour a accordé pour une quatrième et dernière fois la prorogation de la suspension, et ce, jusqu’au 26 mars 2021[18].
Cette décision est justifiée par la présence d’un changement de circonstances qui demeure persistant et d’actualité et se manifeste par la gestion du risque d’une troisième vague lié à l’apparition de variants de la COVID-19[19]. De plus, depuis la décision du 17 décembre 2020, le « projet de loi C-7 a poursuivi son long cheminement »[20] et les « discussions [entre la Chambre des communes et le Sénat] ont déjà menées à un consensus sur les principales questions »[21]. Ainsi, la Cour juge que les deux semaines prévues à leurs calendriers des activités respectifs est un délai suffisant pour l’adoption du projet de loi tout en préservant l’administration de la justice.
Cela dit, elle souligne que si le gouvernement se voit dans l’incapacité de conclure ce processus législatif d’ici le 26 mars, il s’agira d’une « absence de consensus […] plutôt que de circonstances exceptionnelles justifiant une prorogation de la suspension »[22]. Nous n’avons plus qu’à nous armer de patience pour la fin de vie de cette saga.
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