par
Arpiné Danielyan
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et
Carolyne Valois
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13 Avr 2021

L’enclave économique : une question de fait!

Par Arpiné Danielyan, étudiante à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et Carolyne Valois, avocate

Un voisin peut être forcé d’octroyer une servitude au propriétaire du fonds voisin si ce dernier est enclavé. Cette enclave peut être physique ou économique et s’interprète selon les faits particuliers de la situation.  Dans l’affaire Turbide c. Boucher [1], la Cour d’appel se prononce précisément sur la façon d’évaluer cette enclave économique.

Contexte

L’appelante et les mis en cause sont propriétaires d’immeubles situés entre le fleuve Saint-Laurent et la voie ferrée de la Compagnie des chemins de fer nationaux (« CN). Ils accèdent à leurs immeubles en utilisant un chemin privé (« Chemin Oscar-Brillant ») sur lequel ils détiennent un droit de passage. Toutefois, ce chemin n’est pas praticable durant l’hiver. Les intimés sont également propriétaires d’immeuble en amont de ceux de l’appelante. Ils accèdent à leurs immeubles par un chemin privé distinct (« chemin de l’Anse ») sur lequel ils détiennent un droit de passage praticable à l’année grâce aux frais investis et au déneigement régulier en hiver.

L’appelante s’entend avec les intimés afin de pouvoir utiliser temporairement le chemin de l’Anse pendant l’hiver moyennant 100 $ et sa quote-part pour les frais de déneigement. Cette entente est temporaire et l’appelante s’y engage à modifier le plus tôt possible le chemin Oscar-Brillant pour pouvoir y circuler l’hiver. En hiver 2012, l’appelante arrête le versement du paiement convenu au motif que le chemin de l’Anse traverse la propriété du CN plutôt que la propriété de l’intimé. Les intimés lui révoquent ainsi l’accès au chemin. L’appelante entame alors un recours afin de jouir d’un droit de passage perpétuel sans indemnité sur le chemin de l’Anse pour cause d’enclave économique.

Dans un jugement rendu le 20 mars 2019, la Cour supérieure conclut que le fonds de l’appelante n’est pas enclavé puisqu’elle peut accéder à sa résidence et aux immeubles en réaménageant le chemin Oscar-Brillant afin que celui-ci soit praticable l’hiver. D’après l’appelante, son fond est dans une situation d’enclave économique puisque les coûts nécessaires pour donner accès à son fonds à partir de la voie publique dépassent 15% de la valeur de ce même fond.

Décision

La Cour d’appel est amenée à se prononcer sur la prétention de l’appelante, à savoir si son fond est en situation d’enclave économique en raison des coûts de réaménagement dépassant 15% de la valeur du fond. La Cour distingue d’abord les principes de l’enclave physique et économique :

[16]L’enclave dite « physique » correspond à une absence totale d’issue sur la voie publique, qui résulte le plus souvent d’un obstacle naturel. De son côté, l’enclave dite « économique » survient lorsque l’accès à la voie publique existe déjà, mais qu’il est insuffisant, difficile ou impraticable aux fins de l’exploitation du fonds et que pour corriger la situation, il en coûterait des sommes prohibitives hors de proportion avec la valeur du fonds et de son exploitation.

[17] L’enclave économique implique des considérations de proportionnalité et de finalité d’utilisation, ainsi qu’une analyse « coûts-avantages ». Cette évaluation s’intéresse nécessairement à la situation particulière du fonds enclavé. Les caractéristiques propres à ce fonds, comme l’usage projeté du fonds, le contexte plus large des relations de voisinage et l’ensemble des options disponibles de désenclavement, doivent donc faire partie intégrante de l’analyse. Il s’agit d’un examen profondément ancré dans les faits de chaque dossier.

De ce fait, le fond de l’appelante est-il enclavé économiquement?

D’abord, l’enclave économique n’est pas automatiquement établie dès que les coûts de désenclavement excèdent 15% de la valeur du fond, dans le cas de l’appelante, il s’agit d’un pourcentage de 17%.  Bien que cela soit appliqué dans certaines situations, il ne s’agit pas d’une règle générale. L’évaluation de la situation d’enclave doit être faite en tenant compte d’un ensemble de facteurs propres à chaque cas :

[21] En effet, le Code civil du Québec ne prévoit pas une règle du « 15 % », mais exige plutôt une analyse contextuelle et particulière à chaque cas. Cette analyse doit tenir compte d’un ensemble de facteurs pertinents, qui peuvent varier d’un cas à l’autre, dont l’usage des lieux, la cause de l’enclave (notamment si elle résulte de la division du fonds par suite d’un partage, d’un testament ou d’un contrat), les circonstances de l’occupation du fonds, les relations de voisinage, les droits de passage existants, les alternatives disponibles, les inconvénients que subiraient les fonds respectifs, etc. Cette analyse contextuelle ne se prête pas à une règle générale immuable, comme celle du 15 %, que nous propose l’appelante.

Dans la situation actuelle, le fond a été acquis et une résidence y a été érigé par l’appelante en sachant que le chemin Oscar-Brillant n’était pas praticable l’hiver et qu’il s’ensuivrait donc des coûts de d’aménagement. L’appelante ne peut pas décider d’opter pour le chemin de l’Anse dans le but d’éviter les coûts désenclavement. Les coûts de désenclavement sont également raisonnables compte tenu des toutes les circonstances et la conclusion du juge de première instance sur l’absence d’enclave économique est donc juste. Pour ces raisons, l’appel est rejeté.

Conclusion

Ainsi, il n’existe pas de règle générale guidant le tribunal dans son évaluation de la présence, ou non, d’une enclave économique. Il s’agit plutôt d’une question de fait dont l’évaluation est adaptée aux circonstances particulières de l’affaire. Bien que des principes jurisprudentiels peuvent parfois s’appliquer, ceux-ci ont toutefois un rôle supplétif et ne remplacent pas ce que le législateur québécois a explicitement prévu dans le code civil.

Le texte intégral de la décision se trouve ici.

[1] Turbide c. Boucher 2021 QCCA 323

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