Le syndic d’un ordre professionnel n’a pas à divulguer l’objet de son enquête lorsqu’il présente une demande de renseignements ou de documents à un tiers !
Par Ouafa Younes, avocate
Le 21 avril 2021, la Cour d’appel dans Laboratoires CDL inc. c. Ordre des chimistes du Québec, 2021 QCCA 636, infirme deux jugements rendus par la Cour supérieure, l’un dans un dossier civil et l’autre dans un dossier pénal, qui paraissent s’appuyer sur des motifs incompatibles en ce qui a trait aux pouvoirs d’enquête du Syndic et à l’obligation d’en divulguer l’objet[1].
Contexte
Entre 2014 et 2015, le syndic de l’Ordre des chimistes (ci-après « syndic ») transmet une série de demandes de documents à un chimiste, M. Weigensberg (ci-après « Weigensberg »), dans le cadre d’une enquête disciplinaire à son endroit. Les documents visés sont dans les faits détenus par Laboratoires CDL inc. (ci-après « Laboratoires »).
Weigensberg, directeur au sein de Laboratoires, refuse de transmettre ces documents au motif qu’il n’est pas administrateur ou actionnaire de cette compagnie et transfère la demande plutôt au président de cette compagnie, M. Laurent Amram (ci-après « Amram »). À son tour, Amram refuse de donner suite à la requête du syndic en invoquant que l’objet de l’enquête n’est pas précisé et que les documents demandés sont confidentiels.
Par la suite, une plainte disciplinaire est déposée à l’encontre de Weigensberg, au terme de laquelle celui-ci est finalement acquitté par le Tribunal des professions[2] et une poursuite pénale est intentée contre Laboratoires et Amram.
Le dossier pénal :
Le 29 novembre 2017, la Cour du Québec déclareLaboratoires et Amram coupables d’avoir encouragé ou aidé Weigensberg à commettre une faute déontologique, soit de ne pas répondre de façon complète et véridique à une demande de renseignements du syndic[3].
Laboratoires et Amram portent en appel cette décision devant la Cour supérieure, appel qui est alors rejeté le 5 décembre 2018[4].
En effet, la Cour supérieure confirme que Laboratoires et Amram ont commis une infraction en encourageant Weigensberg à ne pas répondre complètement à une demande de renseignements du syndic en refusant de lui donner accès aux informations demandées[5].
Dans son jugement, la Cour établit que l’obligation de répondre aux demandes du syndic n’est aucunement subordonnée à la preuve préalable par le syndic de la pertinence des documents demandés[6]. De ce fait, il n’était pas nécessaire de donner plus d’informations que celles transmises par le syndic sur l’objet et les circonstances de l’enquête disciplinaire[7].
Laboratoires et Amram contestent alors ce jugement et obtiennent la permission d’en appeler le 17 janvier 2019[8].
Le dossier civil :
Laboratoires et Amram déposent une demande en jugement déclaratoire et ensuite en contrôle judiciaire[9] auprès de la Cour supérieure cherchant à faire déclarer que la demande de renseignements et de documents du syndic est illégale et qu’ils n’ont pas à s’y conformer. Parallèlement, le syndic demande une injonction interlocutoire à cette même Cour afin d’obtenir une ordonnance pour les forcer à lui communiquer les documents et renseignements nécessaires à son enquête.
Le 13 septembre 2019[10],la Cour supérieure accueille la demande en jugement déclaratoire de Laboratoires et de Amram et rejette la demande en injonction présentée par le syndic.
Selon le tribunal, le syndic ne pouvait pas obliger Laboratoires et Amram à répondre à sa demande de renseignements et de documents contenue parce qu’il n’y dénonçait pas l’objet de son enquête et que ceux-ci étaient donc justifiés de ne pas y donner suite[11].
Le syndic demande alors à la Cour d’appel la permission d’appeler de ce jugement et d’accueillir son appel.
Analyse
D’emblée, la Cour d’appel souligne le lien manifeste entre le dossier pénal et le dossier civil[12] et que bien que les deux jugements en question puissent sembler contradictoires, il n’en demeure pas moins que les principes sous-jacents sont similaires et que la trame factuelle est la même[13].
Ensuite, la Cour rappelle que le syndic d’un ordre professionnel veille à la protection du public et que les tribunaux lui ont reconnu de vastes pouvoirs d’enquête dans les limites de l’article 122 du Code des professions[14]. Ainsi, il est établi qu’il peut obtenir, sans autorisation judiciaire, tous les documents et informations nécessaires à la poursuite de son enquête, même si ceux-ci sont confidentiels[15].
Pour ce qui est du dossier pénal, la Cour d’appel examine deux questions, soit le libellé de l’infraction pénale reprochée et le pouvoir du syndic de demander la remise des documents au tiers non-membre de l’Ordre.
Au sujet du libellé de l’infraction, la Cour conclut que le juge de la Cour supérieure a erré en droit en condamnant Laboratoires et Amram à l’infraction d’avoir aidé ou, par un encouragement, un conseil, un consentement, une autorisation ou un ordre, amené Weigensberg à contrevenir à l’article 76 de son code de déontologie[16].
En effet, Weigensberg a été acquitté par le Tribunal des professions de l’infraction d’entrave à l’égard du syndic puisqu’il n’avait pas l’autorité pour communiquer les documents requis, devant le refus de Laboratoires et Amram et qu’il était par conséquent dans l’impossibilité de les fournir[17].
Quant au pouvoir du syndic de demande des documents au tiers, la Cour d’appel confirme la compétence du syndic avait pour demander la remise des documents comme suit :
« [98] Par conséquent, je suis d’avis que l’appel dans le dossier pénal peut porter sur le libellé de l’infraction reprochée, qui n’a pas été démontrée par la preuve, et qu’il doit être accueilli pour cette raison. Par ailleurs, comme nous le verrons maintenant, j’estime que le Syndic avait compétence pour demander la remise des documents et que Laboratoires de même que M. Amram devaient se conformer à la demande, même si cela, en soi, ne permettait pas de les condamner en raison des termes mêmes de l’infraction. »[18] (Notre emphase)
Quant au dossier civil, la Cour traite la question de savoir si le syndic a excédé sa compétence dans sa demande de remise de documents en omettant d’indiquer l’objet de son enquête.
Tout d’abord, la Cour précise que :
« [102] Le processus d’enquête, contrairement aux processus disciplinaires et pénaux, n’est pas contradictoire, ce qui a évidemment un impact sur les règles procédurales. Ainsi, à cette étape, un syndic n’a pas, à cette étape, à divulguer le contenu de son enquête : Sylvestre c. Parizeau, 1998 CanLII 13291 (QC CA), J.E. 98-585 (C.A.).
[103] Le professionnel ou le tiers visé par la demande n’a pas droit à une divulgation de la preuve, droit qui est garanti lorsqu’une plainte est déposée devant un conseil de discipline ou qu’un constat d’infraction mène à un procès en Cour du Québec. L’on ne peut forcer un syndic à dévoiler la teneur de l’information à l’origine de l’enquête ou le contenu de celle-ci : Gaétane Desharnais, La professionnalisation : entre la protection du public et l’intérêt des professionnels, précité, p. 26. »[19] (Notre emphase)
Par ailleurs, la Cour ajoute que le tiers ne peut refuser de satisfaire la demande du syndic sous prétexte que les documents visés sont confidentiels puisqu’un syndic a l’obligation d’en garantir la confidentialité[20].
Bref, selon la Cour, suivant les conditions édictées à l’article 122 du Code des professions[21], le syndic dispose d’un large pouvoir d’enquête qui lui permet de requérir des informations non seulement des membres de l’ordre, mais aussi de tiers qui ne sont pas membres[22].
Dans tous les cas, la personne visée par une demande d’enquête doit répondre, à défaut de quoi elle s’expose à une poursuite pénale ou disciplinaire[23].
S’appuyant sur les enseignements de l’arrêt Gagnon c. Théberge[24], la Cour énonce que le seuil requis quant aux renseignements utiles et suffisants à être divulgués par le syndic lors d’une demande d’informations ou de documents n’est pas très exigeant et est variable. Ainsi, un simple avis du syndic précisant les informations ou les documents recherchés et indiquant que sa demande est présentée en vertu de l’article 122 du Code des professions peut être, dans bien des cas, suffisant[25].
Finalement, la Cour d’appel conclut que la Cour supérieure a commis une erreur de droit en statuant que le syndic ne pouvait pas obliger Laboratoires et Amram à répondre à sa demande de renseignements et de documents parce qu’il n’y dénonçait pas l’objet de son enquête et l’accusation à laquelle elle pourrait donner lieu[26] :
« [120] Je considère que le jugement de la Cour supérieure est ici erroné lorsqu’il expose que le syndic doit « indiquer l’objet » de son enquête et « l’accusation à laquelle elle pourrait donner lieu » pour être en mesure d’exiger la remise d’informations de la part d’une personne. Ces exigences ne sont pas conformes à l’article 122 du Code des professions ou avec la jurisprudence appelée à interpréter les obligations du syndic pour rendre sa demande contraignante. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’enquête est confidentielle, ce qui inclut généralement son objet, et la nature de l’accusation ne peut être connue avant la fin de l’enquête. Les exigences formulées dans le jugement sont donc exorbitantes des règles de droit ». (Notre emphase)
Au surplus, la Cour rejette l’argument de Laboratoires et Amram alléguant que la demande du syndic doit être en lien avec l’exercice de la profession en précisant que le droit du syndic d’obtenir tous les renseignements nécessaires à la poursuite efficace de son enquête tel que l’enseigne l’arrêt Pharmascience c. Binet[27] et tel qu’il ressort du texte même de l’article 122 du Code des professions[28].
Décision
En définitive, la Cour d’appel accueille la requête pour permission d’appeler du syndic et décide d’accueillir les deux appels.
Dans le dossier pénal, la Cour infirme le jugement de la Cour supérieure et celui de la Cour du Québec acquittant ainsi Laboratoires et Amram de l’infraction leur reprochant d’avoir aidé le chimiste à commettre une faute déontologique, soit de ne pas répondre de façon complète et véridique à une demande de renseignements du syndic.
Et dans le dossier civil, la Cour infirme le jugement de la Cour supérieure, rejette la demande de Laboratoires et Amram en jugement déclaratoire et accueille la demande d’injonction du syndic forçant alors ceux-ci à communiquer les renseignements et documents requis.
Le texte intégral de la décision est disponible ici
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