par
Michaël Lessard
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et
Sarah-Maude Rousseau
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07 Fév 2023

Cinq décisions essentielles en matière de cruauté animale : comprendre la nécessité au sens de l’alinéa 445.1(1)a) C.cr.

Par Michaël Lessard, avocat et Sarah-Maude Rousseau, étudiante à l'Université de Montréal

L’interdiction de la cruauté animale par le droit criminel contient des exceptions significatives. La prohibition qui nous intéresse particulièrement se trouve à l’alinéa 445.1(1)a) du Code criminel, qui prévoit que commet une infraction quiconque « volontairement cause ou […] permet que soit causée à un animal […] une douleur, souffrance ou blessure, sans nécessité »[1]. Cette infraction de cruauté animale, bien qu’elle puisse sembler simple en théorie, pose, en pratique, le problème du sens à attribuer à la notion de nécessité. Dans le présent article, nous brosserons donc un portrait jurisprudentiel de la manière dont les tribunaux ont interprété la notion de nécessité au sens de l’alinéa 445.1(1)a) C.cr. dans divers contextes.

Analyse de cinq décisions essentielles

  1. Animaux d’élevage: Regina v. Pacific Meat Company Limited et al., [1957] B.C.J. No. 98

Dans cette décision marquante du droit animalier, il est question d’une compagnie qui opère un abattoir en usant de pratiques révoltantes provoquant de très grandes souffrances aux porcs. Pacific Meat et deux de ses employés sont accusés, devant la Cour de compté de la Colombie-Britannique, d’avoir volontairement causé ou permis que soit causée une douleur, souffrance ou blessure sans nécessité[2].

Une fois la preuve de la Couronne conclue, la défense dépose une requête en non-lieu afin de faire retirer les accusations, sous prétexte qu’il n’y a pas de preuve suffisante pour permettre à un jury de conclure raisonnablement à la culpabilité des accusés. Le tribunal mentionne alors que la décision sur la requête dépend de l’interprétation à accorder à la notion de nécessité. C’est à ce moment que le juge prononce des mots qui résonnent encore aujourd’hui : « Hogs fulfil a purpose of providing food for human beings. Before the hogs can be eaten by mankind they must of necessity be killed, so that the fatal injury that is administrated to each hog by the “sticker” is a necessity and therefore not “unnecessary” »[3].

Plus de 60 ans plus tard, l’état du droit en matière d’animaux d’élevage est toujours semblable. C’est ainsi dire que pour cette catégorie d’animaux, la notion de nécessité est comprise en fonction d’une priorisation des préférences des êtres humains. Alors qu’il n’est pas nécessaire pour les êtres humains de manger des animaux, la notion de nécessité n’est pas attachée à l’activité humaine, mais à la fonction attribuée à l’animal. L’être humain élève des animaux afin de les manger, et il est nécessaire pour les manger de les tuer. Le tribunal ne remet pas en question le fait que des animaux soient élevés pour cette fin et ne relève pas qu’il n’est pas nécessaire pour les êtres humains de manger des animaux. En d’autres termes, dans la mesure où la souffrance est provoquée dans le cadre du processus d’élevage, de gavage et d’abatage reconnu par les pratiques courantes de l’industrie, l’alinéa 445.1(1)a) C.cr. ne prohibe pas des comportements qui seraient autrement considérés comme cruels. C’est ce que Katie Sykes appelle « the implicit farming exemption »[4].

Dans Pacific Meat, le tribunal estime que si quelqu’un avait commis de tels actes dans un contexte autre qu’un abattoir, les souffrances auraient été causées sans nécessité. Ainsi, c’est le fait qu’il s’agissait de souffrances causées dans le cadre d’une entreprise ayant pour but de nourrir les humains qui fait en sorte que le critère de nécessité est rempli en l’espèce[5]. Le tribunal accueille donc la requête en non-lieu et ordonne le retrait des charges contre les trois accusés.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


  1. Mise à mort : R. c. Ménard, [1978] C.A. 140

Dans cette décision, la Cour d’appel du Québec doit statuer sur la demande de la Couronne de rétablir la déclaration de culpabilité à l’encontre de M. Ménard pour avoir volontairement et illégalement causé des douleurs à des animaux, sans nécessité[6]. En l’espèce, M. Ménard exploite un commerce dans le cadre duquel il procède à la mise à mort d’animaux non réclamés par la méthode d’ingestion forcée de monoxyde de carbone, une méthode qui provoque de grandes souffrances aux animaux. Dans sa décision, le tribunal rappelle la place prépondérante de l’humain par rapport aux animaux. On peut lire qu’il « sera souvent dans l’intérêt de l’homme de tuer et de mutiler des animaux sauvages ou domestiques »[7]. Selon la Cour d’appel, il faut comprendre l’expression « sans nécessité » en fonction de la fin recherchée et des moyens employés. Ainsi, « n’est pas nécessaire la souffrance que l’on peut raisonnablement éviter à l’animal » pour en arriver à la fin recherchée, même si cette fin est légitime[8].

Le tribunal conclut que « l’euthanasie des chiens errants et non réclamés ou encore à la demande de leur propriétaire est justifiée et que cette activité ne saurait être réprimée pour cause d’illégitimité de sa fin »[9]. Toutefois, pour ce qui est des moyens employés par l’accusé, le tribunal juge que ce dernier « aurait pu facilement, à un coût raisonnable, s’équiper de façon à ce que les animaux à occire ne soient pas soumis aux douleurs, souffrances et blessures qu’entraîne nécessairement la méthode qu’il employait »[10]. Ainsi, les souffrances n’étaient pas inévitables, et l’accusé est déclaré coupable de l’infraction reprochée. Les alternatives à coût raisonnable sont importantes ici, car il en ressort qu’il faut considérer les impératifs économiques dans l’analyse de la nécessité en cas de mise à mort; seule la souffrance que l’on peut prévenir à faible coût doit être prévenue.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


  1. Punition : R. c. Goyette, 2015 QCCQ 5225

Dans cette décision, M. Goyette est accusé d’avoir volontairement causé à un animal une blessure, une douleur et une souffrance, sans nécessité. Plus précisément, une témoin affirme qu’il aurait frappé son chien, l’aurait soulevé du sol par son collier et l’aurait lancé. « Sarah Houle [la témoin] affirme que l’animal gémissait fortement, que [la fille de l’accusé] était bouleversée et qu’au moins un des enfants présents se serait mis à pleurer »[11]. L’accusé prétend qu’il n’a pas posé de tels gestes et qu’il n’a fait que modestement discipliner son chien qui aurait uriné là où il n’était pas autorisé à le faire.

En contexte de punition, la Cour du Québec rappelle que la punition d’un animal ne doit pas être disproportionnée et doit tenir compte de la nature et de la morphologie de l’animal. Si la punition est disproportionnée, comme en l’espèce, l’individu s’expose à des poursuites. 

Confronté à deux versions contradictoires, le tribunal conclut que Mme Houle n’a aucune raison de mentir et que le témoignage de l’accusé n’est pas crédible. Ainsi, la version de cette dernière est retenue, et compte tenu des faits ainsi prouvés, l’accusé est déclaré coupable de l’infraction prévue à l’alinéa 445.1(1)a) C.cr.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


  1. Insouciance : R. c. Palakartcheva, 2017 QCCM 108

Dans cette décision, Mme Palakartcheva est accusée d’avoir volontairement causé à son chien une douleur, souffrance ou blessure, sans nécessité, en le laissant dans la voiture en pleine canicule, causant ainsi sa mort. En effet, il a été démontré que le chien a été laissé dans le coffre du véhicule pendant plus d’une heure, sans eau ni nourriture, alors que c’était une journée d’été très chaude. Le chien a par conséquent subi un coup de chaleur, qui a mené à son décès, malgré les tentatives des vétérinaires de le sauver. La vétérinaire a témoigné que mourir d’un coup de chaleur est l’une des pires souffrances que l’on peut vivre[12]. En défense, Mme Palakartcheva a plaidé que son chien aimait la chaleur, qu’elle ne lui a pas laissé d’eau par crainte qu’il ne la renverse, et qu’elle n’est partie que quelques minutes.

À la question de savoir si Mme Palakartcheva a causé une souffrance ou douleur à son chien, la Cour municipale de Montréal répond que c’est le cas. « En l’espèce, il n’était pas nécessaire de prouver un lien de causalité avec la mort d’Arès. Il suffisait de prouver un lien de causalité avec ses douleurs, souffrances ou blessures »[13]. Le tribunal estime que la preuve de la défense n’a pas soulevé un doute raisonnable sur le lien de causalité.

Le tribunal mentionne que la mens rea requise pour l’infraction prévue à l’alinéa 445.1(1)a) C.cr. est l’insouciance, soit l’attitude de celui qui est conscient du risque et qui prend une chance[14]. En l’espèce, le témoignage de l’accusée convainc le tribunal hors de tout doute raisonnable que cette dernière « était consciente que sa conduite risquait d’engendrer une souffrance ou douleur pour son chien, et qu’elle a néanmoins persisté, malgré ce risque »[15]. De plus, il n’était pas nécessaire en l’espèce de laisser Arès dans la voiture dans de telles conditions. L’accusée est donc déclarée coupable.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


  1. Mauvais traitements : R. c. Houle, 2018 QCCQ 7122

Dans R. c. Houle, la Cour du Québec doit déterminer la peine appropriée à imposer à M. Houle, qui a été déclaré coupable, notamment, d’avoir volontairement causé à des animaux une douleur, une souffrance et une blessure sans nécessité. Ce dernier a fait défaut de nourrir ses animaux (deux chiens et un chat) et les a gardés dans un espace malpropre et inadéquat, ce qui a occasionné des blessures et déformations importantes chez les animaux, dont un état de maigreur extrême chez l’un des chiens en particulier.

M. Houle, lors du procès, avait plaidé que « le défaut de nourrir ses animaux était, somme toute, involontaire et consécutif à sa précarité financière »[16]. Or, des experts ont conclu que la condition des animaux et leurs blessures résultaient plutôt d’un mauvais traitement survenu sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Le juge n’accorde aucune crédibilité à M. Houle et considère que « [l]e comportement de l’accusé ne semble dénoter sinon une cruauté certaine, à tout le moins une grande indifférence à la souffrance d’êtres vivants dans son entourage et sous sa supervision »[17]. Le juge conclut donc qu’une peine de quatre mois de prison est appropriée pour l’infraction prévue à l’alinéa 445.1(1)a) C.cr., en plus d’une interdiction de posséder un animal pendant dix ans et d’une probation de deux ans.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Alinéa 445.1(1)a) C.cr.

[2] Alinéa 387(1)a) Code criminel, 1953-54, c.51.

[3] Regina v. Pacific Meat Company Limited et al., [1957] B.C.J. No. 98, par. 8.

[4] SYKES, Katie. Rethinking the Application of Canadian Criminal Law to Factory Farming, p. 33.

[5] Regina v. Pacific Meat Company Limited et al., par. 14.

[6] Alinéa 402(1)a) Code criminel, S.R.C. 1970, c. C-34.

[7] R. c. Ménard, [1978] C.A. 140, par. 22.

[8] R. c. Ménard, par. 26.

[9] R. c. Ménard, par. 31.

[10] R. c. Ménard, par. 32.

[11] R. c. Goyette, 2015 QCCQ 5225, par. 6.

[12] R. c. Palakartcheva, 2017 QCCM 108, par. 51.

[13] R. c. Palakartcheva, par. 152.

[14] R. c. Palakartcheva, par. 159.

[15] R. c. Palakartcheva, par. 164.

[16] R. c. Houle, 2018 QCCQ 7122, par. 6.

[17] R. c. Houle, par. 31.

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