Sans entente claire et précise entre syndicat et employeur, difficile de freiner l’informatisation des activités de l’entreprise.
Par Juliette Mikula, avocate
Toutes les sphères de la société sont influencées par les évolutions technologiques et n’en déplaise à certains, l’entreprise n’est pas épargnée. Avènement du télétravail, expansion inarrêtable de l’intelligence artificielle, reconnaissance de l’infonuagique sont autant d’exemples de dématérialisation du quotidien. Une décision récente du Tribunal d’arbitrage met en relief l’équilibre difficile que doivent trouver employeur et syndicat dans la transition numérique d’une entreprise. Elle permet de rappeler aux parties qu’il est primordial de porter une attention particulière aux termes des engagements et des ententes qu’elles rédigent.
Dans Le syndicat des chauffeurs d’autobus, opérateurs de métro et employés de services connexes au transport de la STM, section locale 1983-SCFP (ci-après « le syndicat ») et La Société de Transport de Montréal[1] (ci-après « l’employeur »), l’arbitre Richard Bertrand estime que l’implantation, bien que rapide, par l’employeur, d’un processus de choix de travail informatisé respecte la lettre d’entente en litige, mais aussi qu’elle n’est pas, en l’espèce, constitutive d’un usage abusif du droit de direction.
Contexte
L’employeur exploite une entreprise de transport en commun. Le grief vise l’ensemble des salariés, toutefois les chauffeurs d’autobus sont particulièrement visés puisqu’ils constituent la majeure partie des effectifs parmi près de 4500 salariés.
Graduellement, l’employeur a entamé l’informatisation de ses activités, dont le point culminant fut la mise en service d’un portail informatique interactif accessible aussi bien par ordinateur que par téléphone intelligent. Cette transition vers le numérique a fait l’objet d’une lettre d’entente entre l’employeur et le syndicat, encadrant notamment la volonté de procéder au choix de travail par voie électronique.
En effet, quatre fois par année, les chauffeurs sont appelés par ancienneté à effectuer des choix dans leur assignation de travail. C’est le dernier choix que les salariés ont à faire qui est principalement en litige. Chaque chauffeur a une fois par an, le loisir de demander à changer de centre de transport et à cette occasion, il choisit ses jours fériés et ses vacances annuelles.
Habituellement, les chauffeurs étaient appelés à se regrouper dans un grand local afin de consulter des listes papier affichées dans des cubicules. Ces listes contenaient toute l’information pertinente afin de guider les choix des chauffeurs. Étaient présents également les délégués syndicaux de chacun des centres de transport.
Néanmoins, l’employeur annonce qu’à l’automne 2023, il n’offrira plus la liste des choix en format papier[2]. Dorénavant, les chauffeurs continueront de se réunir dans un local, mais devront utiliser des terminaux ou des bornes informatiques pour consulter les listes antérieurement présentées sur papier.
Face à l’inconfort de certains salariés, le syndicat dépose un grief. Il reproche à l’employeur d’avoir modifié unilatéralement la procédure applicable au choix de travail en obligeant les salariés à consulter la plateforme numérique. En premier lieu, le syndicat estime que l’employeur n’a pas respecté la lettre d’entente intervenue entre eux à ce sujet. Subsidiairement, il allègue qu’il s’agit d’un usage abusif de ses droits de direction.
Décision
L’arbitre procède tout d’abord à l’interprétation conjointe de la convention collective et de la lettre d’entente en question. Il se demande si cette entente avait eu pour effet de restreindre le droit de l’employeur de procéder à l’implantation d’un régime de choix de travail par voie électronique et plus précisément, si elle avait eu pour effet de lui interdire de cesser la pratique d’affichage papier des listes d’affectation.
Pour cela, l’arbitre doit considérer les termes utilisés, soit leur clarté ou leur ambiguïté, mais aussi la volonté des parties au moment de leur rédaction. Il constate que l’écriture des textes à l’étude est effectivement lacunaire. Par exemple, rien n’indique, dans la convention collective, de quelle façon et sur quel support l’affichage doit être effectué. L’obligation seule réside dans le fait d’afficher cette liste dans un endroit central.
La lettre d’entente est plus éloquente quant aux modalités de mise en œuvre de l’informatisation du choix de travail, mais aussi quant à la volonté des parties. Les paragraphes pertinents de l’entente sont reproduits par l’arbitre au paragraphe 74 de sa sentence. D’entrée de jeu, il constate que les parties n’ont pas assujetti l’entrée en fonction du système informatique de choix de travail à la conclusion d’une entente[3]. Elles ont simplement prévu la création d’un comité consultatif pour échanger sur la conception du système, pour participer aux tests et aux pilotes et plus largement, pour collaborer à l’implantation du système. La volonté est claire : informatiser le processus de choix de travail. L’apport du syndicat dans ce changement n’est que consultatif.
[76] Cela ne surprend qu’à moitié puisque dès le début du texte introductif de l’entente, les parties ont choisi de le situer dans cette perspective et donnent déjà une clé de son interprétation : « Considérant : la volonté de la société d’informatiser le processus du choix de travail… »
[77] Ainsi, la mise en branle de tous ce processus ne résulte pas de la volonté commune des parties, mais bien de celle de l’employeur, dans le plus pur exercice de ses droits de direction. Dès lors, on peut soupçonner que le moment de sa mise en œuvre relèvera tout aussi bien de cette volonté.
L’arbitre note donc que l’implantation du changement technologique relevait du droit de gestion de l’employeur. Il répond par la négative à la première question du syndicat : non, l’employeur n’a pas violé la lettre d’entente. Il rappelle par là même la théorie des droits résiduaires de l’employeur qui veut qu’il conserve son droit discrétionnaire de direction, sauf s’il y a expressément renoncé en vertu d’une disposition claire de la convention collective[4]. Ce n’est pas le cas ici. Admettant qu’il aurait éventuellement été préférable que l’étape ultime du retrait des affichages eut été colligée dans une entente, force est de constater que la lettre d’entente ne prévoyait pas cette obligation et que l’employeur n’y était donc pas contraint[5].
Cette première conclusion amène l’arbitre à analyser la question subsidiaire du syndicat afin de décider si l’employeur aurait abusé, dans les faits, de ses droits de direction. En effet, le syndicat invoque que la décision unilatérale de retirer l’affichage papier « sans crier gare » constituait un usage abusif de ses droits.
Passage obligé, l’arbitre rappelle les limites du pouvoir de l’arbitre de grief en cette matière. Il ne peut substituer sa propre opinion à la volonté des parties et affirmer que l’employeur aurait dû, par exemple, attendre une année supplémentaire avant l’implantation du système et permettre encore un peu le choix de l’affectation de manière hybride.
[96] Il s’agit plutôt de décider si l’employeur, en exerçant son droit de ne pas maintenir l’affichage papier, a agi de façon abusive ou déraisonnable.
L’arbitre constate que le syndicat n’a pas apporté la preuve probante d’un quelconque abus justifiant son intervention.
Le changement technologique n’altère pas les droits des chauffeurs qui continuent à bénéficier de toutes les informations pertinentes pour effectuer un choix éclairé. L’arbitre admet volontiers que ce changement puisse occasionner des appréhensions ou de l’inconfort. D’ailleurs, il est d’avis qu’effectivement, peut-être que « rien ne pressait »[6]. Néanmoins, il n’a pas le pouvoir de se substituer à l’employeur en lui dictant la manière dont il doit administrer son entreprise[7] et la décision d’accélérer la mise en place des changements discutés par le syndicat ne répond pas à la définition d’abus de droit, même sans consentement. Cette décision n’est ni abusive, ni déraisonnable, ni arbitraire, ni discriminatoire[8].
L’employeur a respecté ses engagements, sa volonté d’implanter un système informatisé de choix de travail pour les chauffeurs a été concrétisée en collaboration avec le syndicat et il n’a pas abusé de ses droits de gestion et de direction en accélérant le processus. Le grief est donc rejeté.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Le syndicat des chauffeurs d’autobus, opérateurs de métro et employés de services connexes au transport de la STM, Section locale 1983-SCFP et La Société de Transport de Montréal, 2023 QCTA 448, SOQUIJ AZ-51976903.
[2] Id., par. 63.
[3] Id., par. 75.
[4] Id., par. 89.
[5] Id., par. 91.
[6] Id., par. 106.
[7] Id., par. 107.
[8] Id., par. 111.
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