Une disposition législative rétrospective, une machine à remonter le temps ?
Par Marie J. Brousseau, avocate
Dans la décision Tanny c. Procureur général des États-Unis, 2023 QCCA 1234 la Cour d’appel aborde la question de l’immunité des États dans le contexte d’une requête en autorisation d’une action collective au nom des participants montréalais d’une étude qui aurait été partiellement financée par la Central Intelligence Agency (« CIA »). Dans son analyse, la Cour d’appel traite de rétrospectivité d’une loi ainsi que d’exceptions à l’immunité de juridiction des États étrangers.
Contexte
De 1948 à 1964, des personnes auraient subi des traitements dans le cadre des « Expériences de Montréal » (« Montreal Experiments »). Ces expériences, impliquant des techniques extrêmes de lavage de cerveaux (ex. sommeil/coma induit par médicament, électroconvulsivothérapie, etc.), auraient été conduites à l’insu des participants qui croyaient recevoir des soins médicaux légitimes. Il est allégué que la CIA aurait apporté un soutien financier aux expériences.
La requête en irrecevabilité présentée par le procureur général des États‑Unis est accueillie par la Cour supérieure, qui conclut que les États‑Unis jouissent de l’immunité des États.
Décision
En 1982, la Loi sur l’immunité des États (« LIÉ »)[1] entre en vigueur, conférant aux États étrangers l’immunité de juridiction devant les tribunaux canadiens[2]. Or, la LIÉ prévoit des exceptions telles que celles de l’article 6, qui est rédigé comme suit :
6. L’État étranger ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction dans les actions découlant :
a) des décès ou dommages corporels survenus au Canada;
b) des dommages aux biens ou perte de ceux-ci survenus au Canada.
L’Appelante, Mme Tanny, soutient que la LIÉ a des effets rétrospectifs, empêchant ainsi les États‑Unis de se prévaloir de l’immunité de juridiction pour une action visant à obtenir réparation pour des dommages corporels.
La Cour d’appel conclut que l’article 6 de la LIÉ n’est pas rétrospectif. Dans son analyse, la Cour d’appel le contraste avec l’article 6.1, un article rétrospectif, qui est libellé comme suit :
6.1 (1) L’État étranger inscrit sur la liste visée au paragraphe (2) ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction dans les actions intentées contre lui pour avoir soutenu le terrorisme le 1er janvier 1985 ou après cette date.
Toutefois, contrairement à la Cour supérieure, la Cour d’appel ne base pas cette conclusion sur le principe expressio unius est exlusio alterius[3] mais plutôt sur l’intention du législateur. La Cour d’appel s’exprime ainsi :
[48] En l’espèce, le juge a appliqué le principe expressio unius est exlusio alterius [ref. omise] pour conclure sur la question de la non-rétroactivité de l’article 6 LIÉ. […] En l’espèce, l’article 6.1 LIÉ a été adopté dans un contexte de lutte contre le terrorisme [réf. omise] et non à l’occasion d’une réforme du droit sur la question de l’immunité des États, ce qui fait en sorte que le principe utilisé par le juge n’a pas l’importance qu’il lui prête pour déterminer si l’article 6 LIÉ a une portée rétroactive. Toutefois, comme le souligne le juge LeBel dans Kazemi, en traitant de la modification de 2012, cela démontre que le législateur « peut agir et le fait pour résoudre et, dans ce cas-ci, pour prévenir, de nouveaux problèmes dans l’ordre international » [réf. omise]. Il aurait pu modifier l’article 6 LIÉ pour élargir sa portée et lui donner une portée rétroactive ou rétrospective, mais il ne l’a pas fait [Nos soulignements].
Comme argument subsidiaire, l’Appelante avance que les principes de common law applicables avant l’entrée en vigueur de la LIÉ en 1982 empêchent les États‑Unis de se prévaloir de l’immunité des États pour des activités commerciales. La Cour d’appel rejette l’argument que le financement des États‑Unis soit une activité purement commerciale. En effet, le but ultime des Expériences de Montréal était de répondre à des préoccupations de sécurité nationale à la suite de la Seconde Guerre mondiale.
Enfin, l’Appelante soutient que la nature illégale des activités empêche les États‑Unis de bénéficier de l’immunité des États. La Cour d’appel rejette également cet argument en affirmant que ni la common law, le droit international ou la LIÉ ne prévoit une telle exception.
Conclusion
Cette décision met en lumière le délicat équilibre entre la protection de la souveraineté des États et la possibilité d’exercer des recours en matière de responsabilité civile. Enfin cette décision rappelle qu’une disposition législative rétrospective demeure exceptionnelle.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] L.R.C. 1985, ch. S-18.
[2] Art. 3(1) de la LIÉ.
[3] L’expression d’une chose signifie l’exclusion de l’autre.
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