par
Janique Soucy
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et
Gabrielle Robert
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08 Déc 2020

Une première décision au fond se prononce sur un recours entrepris en vertu de la Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics

Par Janique Soucy, étudiante à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et Gabrielle Robert, avocate

À la suite des scandales révélés par la Commission Charbonneau, le législateur a adopté la Loi visant principalement la récupération de sommes payées injustement à la suite de fraudes ou de manœuvres dolosives dans le cadre de contrats publics, RLRQ, c. R-2.20.0.3 (« Loi 26 »). Cette Loi prévoit des mesures exceptionnelles et des règles de preuve particulières dans le but d’alléger le fardeau exigé par le régime de responsabilité civile de droit commun[1]. Depuis l’entrée en vigueur de son chapitre III[2], plusieurs organismes publics ont entrepris des recours sous son égide. Récemment, la Cour supérieure s’est penchée pour la première fois sur son application dans le cadre d’un jugement au fond dans la décision Consultants Gauthier Morel inc. c. Ville de Laval, 2020 QCCS 3497.

Dans ce dossier, la Loi 26 est invoquée dans le cadre d’une demande reconventionnelle formulée par la Ville de Laval (la « Ville »). Pour les fins de cet article, nous nous concentrerons que sur cette procédure.

Contexte

La Ville allègue que Consultant Gauthier Morel inc. (« CGM ») et son actionnaire/dirigeant, M. Gauthier, auraient participé à des fraudes et des manœuvres dolosives dans le cadre de trois différents contrats en matière de services informatiques. La preuve de la Ville est essentiellement circonstancielle et la Cour est invitée à en tirer des présomptions graves, précises et concordantes.

CGM et M. Gauthier contestent vigoureusement et demandent que cette procédure soit déclarée abusive. CGM demande également 35 000 $ en dommages pour diffamation. Les reproches de CGM à cet égard sont de deux ordres. Tout d’abord, elle reproche à la Ville d’avoir déposé une défense et une demande reconventionnelle comportant des allégations diffamatoires. Ensuite, elle se plaint des propos tenus par le directeur des affaires juridiques de la Ville lors d’une entrevue avec une journaliste. À cet égard, elle fait référence à l’article publié dans la Presse+, lequel cite le directeur au sujet des recours entrepris sous la Loi 26 : « On ne va pas se limiter au domaine de la construction. Le dossier informatique, avec les Consultants Gauthier Morel, en est le meilleur exemple ».

Décision

Le recours fondé sur la Loi 26

Dans un premier temps, la Cour s’attarde à identifier le fardeau de preuve de chacune des parties. En vertu de l’article 10 al.1 de la Loi 26, il revient à la Ville de prouver la participation de CGM à une fraude ou à une manœuvre dolosive dans le cadre de l’adjudication, de l’attribution ou de la gestion d’un contrat public. Quant à M. Gauthier, sa responsabilité est engagée si la preuve démontre qu’il savait ou aurait dû savoir qu’une fraude ou une manœuvre dolosive a été commise relativement au contrat visé (art. 10 al. 3 de la Loi 26). Il ne pourra alors s’exonérer que s’il démontre avoir agi avec le soin, la diligence et la compétence dont aurait fait preuve un personne prudente dans les mêmes circonstances (art. 10 al. 3 de la Loi 26).

La Cour rejette l’argument de CGM à l’effet que l’article 1 de la Loi 26 imposerait à la Ville la démonstration préalable que des sommes ont été payées injustement à la suite de la fraude ou de la manœuvre dolosive alléguée. Au contraire, l’article 10 prévoit une présomption que les sommes payés ont causé un préjudice à la hauteur de 20% (article 11 de la Loi 26). Le fardeau de preuve de la Ville est donc limité à la démonstration de la participation dans une fraude ou une manœuvre dolosive dans le cadre de l’adjudication, de l’attribution ou de la gestion d’un contrat public.

La Cour interprète ensuite la portée des termes « fraude » et « manœuvre dolosive » employés à l’article 10 de la Loi 26. Elle en conclut que ces derniers visent la fraude civile et le dol. Selon elle, l’expression « manœuvre dolosive » est toutefois moins large que le dol prévu à l’article 1401 C.c.Q. Elle comporte :

 [109] (…) un plan de tromperie, une machination. C’est la forme de dol qui se rapproche le plus de l’escroquerie en droit criminel, de la fraude criminelle et de l’abus de confiance. Il n’est toutefois pas nécessaire que les manœuvres dolosives soient pénalement répréhensibles pour être susceptibles de sanction civile. L’appréciation du caractère dolosif des manœuvres est une question de fait laissée à l’appréciation du tribunal civil, qui rend sa décision indépendamment des normes de droit pénal.

Selon la Cour, la Loi 26 ne se limite pas au complot ou à la collusion comme le soutient CGM. Elle a une portée plus large et n’exige pas l’apport de complices.

Par la suite, la Cour se penche sur l’analyse des allégations générales soumises par la Ville pour établir le contexte de fraude et de manœuvre dolosive. Elle conclut que le vaste système frauduleux et dolosif d’octroi de contrats publics dirigé par l’ancien maire Vaillancourt n’est pas de connaissance judiciaire. Les plaidoyers de culpabilité de M. Vaillancourt et d’un haut fonctionnaire démontrent que ces derniers ont participé à un complot, mais ne permettent pas de tirer un lien avec M. Gauthier et CGM. Une preuve beaucoup plus élaborée aurait été requise à cet égard. Les différents échanges entre M. Gauthier et des hauts fonctionnaires de la Ville, la participation à un tournoi de golf du maire Vaillancourt ou encore les relations interpersonnelles de M. Gauthier ne sont pas suffisants en soi pour créer une présomption.

La Cour procède ensuite à une analyse contrat par contrat. Elle écarte rapidement la thèse de la fraude et de la manœuvre dolosive pour le premier contrat. Selon elle, la preuve de la Ville est principalement fondée sur du ouï-dire :

[130] Quant au contrat 27542 : De par les témoignages de M. Patrick Delteil, employé de la Ville, et de Mme Suzanne Guérard, directrice adjointe du service technologies de l’information, le Tribunal conclut que, pour ce contrat :

• La Ville tenait absolument à avoir les services de M. Tassé;

• Mme Guérard a tout fait en sorte pour que la rédaction des documents d’appel d’offres favorise le soumissionnaire qui aurait M. Tassé comme ressource;

• M. Martel, le supérieur de Mme Guérard, lui a dit que Jean-Marc Melançon, directeur général adjoint de la direction générale de la Ville, lui a demandé qu’on précise à M. Tassé d’envoyer son curriculum vitae directement à M. Gauthier de CGM.

(…)

[134] De ces éléments, le Tribunal ne peut conclure à une participation par CGM et M. Gauthier à une fraude ou à une manœuvre dolosive dans le cadre de l’adjudication, de l’attribution ou de la gestion du contrat 27542. La mention par Mme Guérard de M. Melançon constitue du ouï-dire, car il ne s’agit pas des propos de M. Martel dits à Mme Guérard, mais plutôt des propos de M. Melançon rapportés par M. Martel à Mme Guérard. Ceci est du ouï-dire, qui n’est pas admissible. Puisque l’édifice de l’argument de la Ville pour ce contrat est basé sur cet élément, il s’écroule.

Quant au deuxième contrat, la Cour est d’avis que le fait que CGM soit la seule entreprise à avoir déposé une soumission et que son prix était tout juste sous l’estimation préliminaire n’est pas suffisant pour permettre de conclure à une fraude ou une manœuvre dolosive. De plus, le fait qu’un compétiteur ait été informé par un représentant de la Ville qu’il devait « passer par CGM », n’est pas non plus révélateur selon la Cour.

La théorie de la Ville est également rejetée à l’égard du troisième contrat. En effet, la Cour ne retient pas que des employés de la Ville ou des membres du comité de sélection auraient fait l’objet d’intimidations pour orienter l’adjudication de ce contrat vers CGM, cette preuve étant notamment basée sur du ouï-dire et ne permettant pas de créer un lien avec M. Gauthier. De plus, elle ne retient pas que CGM aurait menti sur l’expérience du chargé de projet et de ses connaissances d’un logiciel lors de sa soumission. En effet, la Cour conclut que ce « mensonge » aurait été commis à son insu; M, Gauthier s’étant fié au curriculum vitae de son employé et n’ayant pas les connaissances informatiques nécessaires pour se rendre compte des erreurs.

Finalement, à titre d’obiter dictum, la Cour souligne que si la Ville avait eu gain de cause, elle aurait accordé le remboursement de 20% du montant payé pour le contrat visé en vertu de l’article 11 de la Loi 26, aucune preuve visant à renverser la présomption n’ayant été présentée par CGM ou M. Gauthier.

L’abus de procédure et la diffamation

La Cour rejette la demande basée sur l’article 51 C.p.c. Elle est d’avis que la demande reconventionnelle n’est pas abusive puisque la position de la Ville n’était pas téméraire. Au contraire, elle était présentable et défendable.

Quant à la demande de compensation pour diffamation, la Cour conclut que le directeur du service des affaires juridiques de la Ville n’a pas commis de faute lors de l’entrevue accordée à la Presse+. Il n’y a pas eu de diffamation puisqu’il n’a fait que référer aux procédures judiciaires sans prendre position sur le litige.

Toutefois, il en va autrement pour les allégations de la Demande reconventionnelle quant aux fraudes et manœuvres dolosives de CGM et M. Gauthier. Vu les conclusions de la Cour sur le recours en vertu de la Loi 26, ces allégations sont fausses. Bien que la demande reconventionnelle n’est pas abusive au sens de l’article 51 C.p.c., ces allégations constituent une faute. Quant aux dommages punitifs, la Cour s’exprime ainsi :

« [196] (…) Sur ce point, le Tribunal est d’avis que la Ville, par le dépôt de la demande reconventionnelle comportant des allégations qui s’avèrent fausses, a eu une conduite empreinte d’atteinte illicite et intentionnelle car [la Ville] a agi en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. En effet, même si ce n’était pas le souhait de la Ville ni sa position ni sa croyance, il était quand même prévisible que la demande reconventionnelle puisse être rejetée et que la preuve des manœuvres dolosives et des fraudes alléguées ne puisse pas être faite, de sorte que le tout ait un impact sur la réputation de CGM. (…) »

Par conséquent, la Cour condamne la Ville à une somme de 30 000 $ en faveur de CGM.

Conclusion

Pour conclure, cette décision sera certainement utile pour les organismes publics qui entreprendront des recours en vertu de la Loi 26 considérant les éclaircissements qu’elle apporte notamment sur les notions de « fraude » et de « manœuvre dolosive » et quant au fardeau de preuve exigé[3].

Toutefois, les conclusions sur la diffamation auront peut-être pour effet de ralentir les ardeurs de certains organismes publics qui auraient été empressés de se prévaloir des présomptions favorables de la Loi 26.

Il est à noter qu’au moment de la rédaction de cet article, le délai d’appel de la décision n’était pas encore expiré.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

[1] GBI Experts-conseils c. Ville de Montréal, 2020 QCCA 497 paragr. 6-7.

[2] La Loi 26 a été adoptée le 24 mars 2015 à l’unanimité par l’Assemblée nationale. Toutefois le chapitre III de la Loi n’est entré en vigueur qu’à compter du 15 décembre 2017 afin de permettre aux entreprises et aux personnes physiques de participer au Programme de remboursement volontaire prévu aux articles 3 à 9 de la Loi.

[3] Pour une analyse complète de la Loi 26 : Gabrielle Robert, Corruption dans le milieu municipal : effets sur les élus et impacts sur les contrats, Faculté de droit, Université de Montréal, 6 décembre 2018, XXXII, 266 p., disponible en ligne: https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/22790.

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