Sélection SOQUIJ – Conseil de la magistrature c. Ministre de la Justice du Québec, 2022 QCCS 266
Par SOQUIJ, Intelligence juridique
CONSTITUTIONNEL (DROIT) : Lorsque vient le temps de nommer un juge à la Cour du Québec, le ministre de la Justice ne jouit pas d’un pouvoir discrétionnaire lui permettant de donner suite aux besoins exprimés par la juge en chef de la Cour du Québec, ce qui comprend ceux portant sur le bilinguisme des candidats.
2022EXP-441
Intitulé : Conseil de la magistrature c. Ministre de la Justice du Québec, 2022 QCCS 266
Juridiction : Cour supérieure (C.S.), Montréal
Décision de : Juge Christian Immer
Date : 2 février 2022
Références : SOQUIJ AZ-51827190, 2022EXP-441 (71 pages)
Résumé
CONSTITUTIONNEL (DROIT) — institution constitutionnelle — tribunaux — ministre de la Justice — refus de tenir compte des besoins exprimés par le juge en chef de la Cour du Québec — bilinguisme — avis de sélection des candidats à la fonction de juge — Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec, de juge d’une cour municipale et de juge de paix magistrat — intention du législateur — séparation des pouvoirs — indépendance judiciaire — prérogative royale — absence de pouvoir discrétionnaire.
ADMINISTRATIF (DROIT) — contrôle judiciaire — contrôle du pouvoir discrétionnaire — ministre de la Justice — secrétaire à la sélection des candidats à la fonction de juge — refus de tenir compte des besoins exprimés par la juge en chef de la Cour du Québec — avis de sélection des candidats à la fonction de juge — bilinguisme — ultra vires — norme de contrôle — décision correcte — décision raisonnable — Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec, de juge d’une cour municipale et de juge de paix magistrat — intention du législateur — séparation des pouvoirs — indépendance judiciaire — prérogative royale — absence de pouvoir discrétionnaire — exécution provisoire.
CONSTITUTIONNEL (DROIT) — langue — droits linguistiques — avis de sélection des candidats à la fonction de juge — bilinguisme — langue du procès — Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec, de juge d’une cour municipale et de juge de paix magistrat — refus de tenir compte des besoins exprimés par le juge en chef de la Cour du Québec — ministre de la Justice — secrétaire à la sélection des candidats à la fonction de juge — protection de la langue française — séparation des pouvoirs — indépendance judiciaire — prérogative royale — absence de pouvoir discrétionnaire.
PROCÉDURE CIVILE — moyens préliminaires — moyen de non-recevabilité — capacité d’ester en justice — intérêt juridique — Conseil de la magistrature — Loi sur les tribunaux judiciaires — stare decisis.
INTERPRÉTATION DES LOIS — intention du législateur — sens ordinaire des mots — interprétation contextuelle — Loi sur les tribunaux judiciaires — Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec, de juge d’une cour municipale et de juge de paix magistrat.
Demande en jugement déclaratoire, en contrôle judiciaire et en cassation d’avis de sélection. Accueillie en partie. Moyen de non-recevabilité. Rejeté.
Depuis 2005, des exigences liées à la connaissance ou à la maîtrise de la langue anglaise ont été formulées dans plusieurs avis de sélection des candidats à la fonction de juge à la Cour du Québec, suivant les besoins exprimés par les occupants de la fonction de juge en chef de la Cour du Québec. Toutefois, depuis l’entrée en fonction de l’actuel ministre de la Justice, une controverse s’est installée quant à savoir qui a le mot final pour décider si l’on exige ou non la maîtrise de l’anglais dans les avis publiés. Le ministre a refusé d’inclure cette exigence dans 5 avis, et ce, malgré le besoin communiqué en ce sens par la juge en chef. Il a donné l’instruction à la secrétaire à la sélection des candidats à la fonction de juge de ne pas indiquer une telle exigence dans les avis devant être publiés, et cette dernière a suivi l’instruction du ministre. Les demandeurs recherchent des conclusions de nature déclaratoire relativement aux pouvoirs du ministre et de la secrétaire en lien avec les besoins exprimés par la juge en chef quant aux critères de sélection, notamment ceux portant sur le bilinguisme des candidats. De plus, ils attaquent les 5 avis publiés sans l’exigence d’une maîtrise de la langue anglaise. Le procureur général du Québec (PGQ) soutient que le ministre dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour donner suite ou non, en tout ou en partie, aux besoins exprimés par la juge en chef. Il présente un moyen de non-recevabilité à l’encontre de la demande du Conseil de la magistrature du Québec (CMQ), indiquant notamment que celui-ci n’a pas la capacité juridique requise.
Décision
Le CMQ a la capacité légale d’ester en justice et il a un intérêt direct à intenter le recours ou, du moins, il a un intérêt public à le faire. La Cour d’appel lui a permis d’intervenir à titre de personne intéressée (Dans l’affaire: Renvoi à la Cour d’appel du Québec portant sur la validité constitutionnelle des dispositions de l’article 35 du Code de procédure civile qui fixent à moins de 85 000 $ la compétence pécuniaire exclusive de la Cour du Québec et sur la compétence d’appel attribuée à la Cour du Québec (C.A., 2019-12-20), 2019 QCCA 2232, SOQUIJ AZ-51656842, 2020EXP-43). La capacité du CMQ d’ester et d’être poursuivi en justice s’infère aussi d’une interprétation de la Loi sur les tribunaux judiciaires.
Le Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec, de juge d’une cour municipale et de juge de paix magistrat écarte le ministre du processus d’administration de la sélection des candidats au profit d’un secrétariat indépendant. C’est la juge en chef qui fait état de ces besoins à la secrétaire, laquelle publie ensuite l’avis. Le ministre ne peut intervenir dans ce processus pour exclure certains besoins déterminés par la juge en chef. Sans déclarer que la secrétaire n’a aucun pouvoir discrétionnaire relativement au contenu de l’avis à publier, le tribunal estime que, en l’espèce, celle-ci a agi de façon déraisonnable en suivant les instructions du ministre sans procéder à sa propre analyse. Les avis contestés doivent être cassés. S’il avait conclu que le ministre jouit d’un pouvoir discrétionnaire pour donner l’instruction à la secrétaire de ne pas inclure l’exigence de la maîtrise de l’anglais, et ce, malgré les besoins exprimés par la juge en chef, le tribunal aurait également cassé les avis, car la décision du ministre aurait été déraisonnable.
L’argument des défendeurs portant sur l’application de la norme de la décision raisonnable n’est pas retenu. La question des pouvoirs du ministre se pose en amont et indépendamment des décisions qui ont été prises quant à la publication des avis. Les demandeurs recherchent un jugement de nature déclaratoire et, pour l’obtenir, ils doivent remplir les 4 critères établis dans Terre-Neuve-et-Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), (C.S. Can., 2020-02-21), 2020 CSC 4, SOQUIJ AZ-51670948, 2020EXP-517. Le fait que ces critères sont remplis en l’espèce n’est pas contesté. Pour cette raison, le tribunal doit donner une réponse correcte à la question de l’interprétation du Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec, de juge d’une cour municipale et de juge de paix magistrat. La Loi sur les tribunaux judiciaires sépare la nomination des juges en 2 composantes: a) le processus préalable de choix ou de sélection des candidats; et b) l’acte de nommer l’un de ceux-ci. Selon l’article 86 de cette loi, il revient au pouvoir exécutif d’exercer la seconde composante. En ce qui concerne la première, l’article 88 prévoit des pouvoirs de réglementation larges. Rien n’empêche qu’un règlement circonscrive le rôle que le ministre joue dans ce processus de choix préalable ni qu’une place soit réservée au pouvoir judiciaire dans ce processus de sélection, pourvu que l’indépendance judiciaire soit respectée. L’interprétation du contexte, du texte et de l’économie du Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec, de juge d’une cour municipale et de juge de paix magistrat mène à la conclusion que le ministre ne joue aucun rôle dans le processus qui mène au choix des 3 candidats par le comité de sélection, si ce n’est que de lancer le concours. Il n’intervient donc pas dans la prise en compte des besoins exprimés par la juge en chef ni dans la détermination du contenu de l’avis. C’est ce que le gouvernement a voulu. Cette analyse n’est pas incompatible avec l’article 88 de la Loi sur les tribunaux judiciaires. Contrairement à ce que prétend le PGQ, cette interprétation n’est pas exclue par le contexte global ni par l’objectif ou la finalité du règlement. Vu la seconde composante du pouvoir de nomination, aucun juge ne peut être nommé sans que le ministre le recommande et que le Conseil des ministres le nomme. Le gouvernement demeure donc imputable du choix des juges qu’il nomme. En outre, le fait de donner à la juge en chef, plutôt qu’au ministre, la fonction de déterminer les besoins de la Cour du Québec s’inscrit dans l’objectif et la finalité du règlement de même que de la loi. La juge en chef est dans une position unique, en raison de sa fonction et de ses connaissances, pour juger de la nécessité d’inclure une exigence liée à la maîtrise de l’anglais. Il est faux de dire que l’intégration de cette exigence dans l’avis ajoute un critère qui ne se trouve pas à l’article 9 du règlement. La seule interprétation cohérente de cet article est que l’avis peut comprendre les renseignements qui y sont énumérés et cela suppose, implicitement, qu’il peut prévoir des exigences précises quant au candidat et au niveau de la «qualité de son expression». L’intervention du ministre est donc ultra vires et illégale. Celui-ci ne jouit d’aucun pouvoir relativement à la rédaction des avis.
Pour trancher la question de la cassation des avis, il est nécessaire d’examiner si la secrétaire a agi de façon déraisonnable ou incorrecte en publiant les avis comme elle l’a fait. S’il revient à la secrétaire de prendre en considération les besoins exprimés par la juge en chef, il n’est pas indiqué dans le règlement qu’elle doit les inclure dans les avis. Le sens commun des mots suppose donc qu’elle peut ou non en tenir compte. Étant donné les rôles importants que le règlement lui attribue, la secrétaire n’est pas une simple exécutante. En l’espèce, la décision de la secrétaire est déraisonnable, car elle n’est pas fondée sur un raisonnement intrinsèquement rationnel et cohérent, cette dernière n’ayant fait aucune analyse de la question. C’est plutôt le ministre qui lui avait donné l’instruction de publier les avis contestés sans retenir les besoins exprimés par la juge en chef quant à l’exigence de la maîtrise de l’anglais. La décision est aussi déraisonnable en ce qu’elle ne tient pas compte de la législation applicable, car la secrétaire a pris uniquement en considération les instructions du ministre et non les besoins de la juge en chef. Cela justifie de casser les avis et de retourner le dossier à la secrétaire pour qu’elle prenne en considération les besoins exprimés par la juge en chef, sans intervention ni consultation du ministre.
Dans la perspective où le ministre aurait le pouvoir discrétionnaire de ne pas tenir compte des besoins exprimés par la juge en chef et où il pourrait donner l’instruction à la secrétaire de ne pas faire mention de la maîtrise de l’anglais dans les avis, sa décision aurait été déraisonnable. L’objectif de protection et de promotion de la langue française ne peut devenir le seul critère lorsque le ministre prend en considération les besoins exprimés par la juge en chef. Néanmoins, il ne constitue pas, en l’espèce, une fin étrangère. D’autre part, il a été démontré que le ministre n’avait pas tenu compte de la preuve versée au dossier ni de la trame factuelle générale ayant une incidence sur sa décision, notamment les réaménagements importants qui seraient requis sur le plan des assignations pour assurer la disponibilité d’un juge bilingue. Sa décision ne peut être raisonnable au regard de ces éléments. Par ailleurs, le ministre n’a pas réussi à réfuter de façon convaincante les arguments formulés par la juge en chef et il ne s’est effectivement pas montré attentif ni sensible à la question qui lui était soumise. Enfin, l’exécution provisoire des conclusions ayant trait à la cassation des avis est ordonnée puisque les processus d’entrevue débuteront sous peu et que la possibilité que des juges soient nommés dans le cadre d’un processus de nomination vicié entraîne un risque de préjudice irréparable.
Le texte intégral de la décision est disponible ici
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