par
Mylène Lafrenière Abel
Articles du même auteur
10 Jan 2022

Application dans le temps des déclarations d’invalidité constitutionnelle : la Cour suprême énonce des lignes directrices dans l’arrêt R. c. Albashir

Par Mylène Lafrenière Abel, avocate

Dans l’arrêt R. c. Albashir (2021 CSC 48) la Cour suprême du Canada se prononce sur l’effet d’une suspension de déclaration d’invalidité constitutionnelle dans le contexte d’accusations criminelles. L’arrêt s’inscrit dans les suites de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Bedford (2013 CSC 72) (ci-après, l’arrêt « Bedford »), dans lequel la Cour a conclu que l’al. 212(1)j) du Code criminel interdisant de vivre des produits du travail du sexe était inconstitutionnel. La Cour avait suspendu la déclaration d’invalidité de cette disposition pour une période d’un an, sans préciser si la déclaration devait s’appliquer de manière rétroactive ou purement prospective à a fin de la période de suspension.

Contexte

Rappelons que lorsqu’un tribunal déclare inconstitutionnels un texte de loi ou certaines de ses dispositions, cela a généralement un effet immédiat et rétroactif[1]. Les tribunaux peuvent, dans certaines circonstances, décider de suspendre cette déclaration d’invalidité pour une période donnée. Dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. G[2] (ci-après, l’arrêt « G »), rendu en 2020, la Cour suprême a précisé que la suspension ne devait être utilisée que de manière exceptionnelle, lorsque le gouvernement arrive à démontrer « qu’une déclaration avec effet immédiat menacerait un intérêt public impérieux qui l’emporte sur l’importance de se conformer immédiatement à la Constitution (…) »[3].

Dans l’affaire qui nous occupe, les appelants, Tamim Albashir et Kasra Mohsenipour, ont été accusés de l’infraction d’avoir vécu des produits du travail du sexe pendant la période de suspension, cela environ deux ans après la prise d’effet de celle-ci. En première instance, le juge du procès a conclu qu’il fallait annuler les accusations parce que l’infraction était inconstitutionnelle après l’expiration de la période de suspension prononcée dans l’arrêt Bedford : à la fin de cette période, selon le juge, il faut considérer que la règle de droit aura toujours été inconstitutionnelle, à moins d’indication claire du contraire[4]. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a accueilli les appels interjetés par la Couronne et a conclu que le juge n’aurait pas dû annuler les chefs d’accusation.

La Cour suprême exprime ainsi l’enjeu du pourvoi : « (…) il faut se demander si les personnes qui commentent [l’infraction déclarée inconstitutionnelle] avant l’expiration de la période de suspension peuvent être déclarées coupables une fois que cette période aura pris fin et que la déclaration prendra effet »[5].

Motifs de l’arrêt

Sous la plume du juge Karakatsanis, écrivant au nom de la majorité, la Cour rejette les pourvois et confirme les déclarations de culpabilité des appelants : « (…) la déclaration prononcée dans Bedford s’appliquait de manière purement prospective et les appelants pouvaient donc être jugés et déclarés coupables en vertu de l’al. 212(1)j) après l’entrée en vigueur de la déclaration »[6].

La Cour rappelle d’abord qu’il existe des circonstances justifiant de réfuter la présomption de rétroactivité d’une déclaration d’invalidité : dans ces rares cas, la réparation ne vaut que pour l’avenir. Lorsqu’un tribunal juge qu’il convient de suspendre l’effet d’une déclaration d’invalidité, alors que le gouvernement a démontré l’existence d’intérêts publics impérieux, cette déclaration d’invalidité avec effet suspendu pourrait constituer une exception à la présomption de rétroactivité : 

(…) Lorsque ces circonstances rares et exceptionnelles se présentent, une application rétroactive de la déclaration à la fin de la période de suspension pourrait contrecarrer l’objectif — les intérêts publics impérieux — ayant nécessité une période de transition, ce qui créerait de l’incertitude et supprimerait la protection qui, au départ, avait justifié la suspension. Il se peut que la suspension ait pour conséquence nécessaire que la déclaration, lorsqu’elle entre en vigueur, doit s’appliquer de manière purement prospective afin de ne pas aller à l’encontre de l’objectif même de la suspension.[7]

Ainsi, lorsque les tribunaux sont appelés à décider si une déclaration doit s’appliquer de manière rétroactive ou prospective à la fin d’une période de suspension, ils doivent examiner l’objectif de celle-ci : « [s]i la rétroactivité est susceptible de miner cet objectif, la déclaration doit s’appliquer de manière purement prospective »[8]. Cette présomption de rétroactivité d’une déclaration d’invalidité peut être réfutée explicitement ou par voie de conséquence nécessaire. Or, pour l’avenir, et pour éviter toute confusion, la Cour invite les tribunaux à énoncer explicitement l’application dans le temps de leurs déclarations fondées sur le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle[9].

En l’espèce, la suspension prononcée dans Bedford visait à éviter la déréglementation du travail du sexe (et ainsi à maintenir la protection des personnes vulnérables qui exercent leurs activités dans cette industrie) pendant que le Parlement concevait une mesure législative de remplacement. Compte tenu de cet objectif, la déclaration d’invalidité avait, selon la majorité de la Cour, un effet purement prospectif :

(…) Si la déclaration avait eu un effet rétroactif, les personnes travaillant dans l’industrie du sexe n’auraient pas seulement vu leurs droits être continuellement violés par les mesures « préventives » pendant la période de suspension, mais elles auraient aussi perdu l’aspect protecteur qu’avait l’infraction de vivre des produits du travail du sexe, car les proxénètes parasitaires et exploiteurs auraient en pratique joui d’une immunité criminelle à l’égard des actes commis pendant la période de suspension. Loin de permettre de défendre les droits que garantit la Charte aux personnes travaillant dans l’industrie du sexe, comme cherchait à le faire la Cour dans Bedford, une déclaration avec effet rétroactif aurait gravement mis en péril ces droits.

À l’inverse, une application prospective est beaucoup plus conforme à l’objectif de la suspension accordée dans Bedford et protège davantage les droits des personnes travaillant dans l’industrie du sexe. Comme il était prévu dans l’arrêt Bedford, la réglementation visée par le statu quo a continué de s’appliquer pendant un an. Durant ce temps, les personnes travaillant dans l’industrie du sexe ont conservé l’entière protection du droit criminel à l’égard des conduites empreintes de parasitisme et d’exploitation, et ont donc eu droit au bénéfice de la loi.[10]

La Cour précise, par la suite, qu’un « (…) accusé qui serait en mesure de démontrer que la faille constitutionnelle avait porté atteinte à ses droits personnels pouvant solliciter une réparation en vertu du par. 24(1), à condition que sa conduite n’ait pas miné les intérêts publics que visait à protéger la suspension »[11]. En l’espèce, les appelants ne pouvaient pas obtenir une telle réparation, puisqu’ils se sont livrés à « (…) une conduite empreinte d’exploitation et de parasitisme, soit précisément la conduite qui a toujours été légitimement criminalisée (…) »[12].

Le juge Rowe, écrivant au nom de la dissidence, explique que « la question du moment où une déclaration d’invalidité entre en vigueur (avec un effet immédiat ou effet suspendu) et celle de l’effet dans le temps (rétroactif ou prospectif) de la déclaration une fois qu’elle est entrée en vigueur sont deux questions distinctes »[13]. En combinant ces modalités, le juge illustre quatre cas de figure qui permettent de bien saisir l’effet dans le temps d’une déclaration d’invalidité :

a) une déclaration d’invalidité avec effet rétroactif immédiat;

b) une déclaration d’invalidité avec effet rétroactif suspendu;

c) une déclaration d’invalidité avec effet prospectif immédiat;

d) une déclaration d’invalidité avec effet prospectif assortie d’une période de suspension, souvent appelée « période de transition ».

Ces enseignements du juge Rowe sur l’effet dans le temps d’une déclaration d’invalidité sont des plus instructifs (graphiques à l’appui)[14].

Quant au fond, il aurait quant à lui accueilli les pourvois : « (…) l’al. 212(1)j) était inconstitutionnel au moment où les appelants ont été déclarés coupables et les chefs d’accusation fondés sur cette disposition doivent donc être annulés »[15]. Selon lui, la déclaration dans Bedford devait avoir un effet rétroactif à compter de la date à laquelle a pris fin la période de suspension. Il s’exprime en ces termes :

Mon interprétation ne mine donc pas la suspension ordonnée dans Bedford ni n’omet de lui donner effet. Au contraire, elle donne plein effet à la décision claire rendue par la Cour dans cet arrêt d’invalider l’intégralité de l’al. 212(1)j) au lieu d’accorder une réparation plus adaptée en déclarant par exemple cette disposition inopérante uniquement dans la mesure de la violation de l’art. 7, comme l’a fait notre Cour dans l’arrêt Carter. L’ensemble de la disposition a été déclaré inconstitutionnel. Par conséquent, considérer que la déclaration s’applique uniquement de manière prospective signifie que les appelants — et n’importe qui d’autre ayant commis l’infraction prévue à l’al. 212(1)j) avant que celle‑ci ait été déclarée inconstitutionnelle, y compris des infractions qui s’inscrivent dans la « portée excessive » énoncée dans l’arrêt Bedford — peuvent être déclarés coupables en application d’une disposition qui est maintenant inconstitutionnelle. En l’absence de toute indication explicite dans Bedford selon laquelle la déclaration avait un effet prospectif, je ne puis souscrire à cette conclusion.[16]

Conclusion

Dans l’arrêt G, mentionné précédemment, la Cour suprême, notant que la suspension de l’effet de déclarations a été utilisée trop souvent sans qu’une explication suffisante soit fournie, avait précisé que les tribunaux devraient expliquer de façon transparente les raisons pour lesquelles l’effet d’une déclaration est suspendu.

L’arrêt R. c. Albashir, quant à lui, apporte de précieuses lignes directrices pour les tribunaux qui auront, suivant les enseignements de l’arrêt G, juger opportun de suspendre les effets d’une réparation fondée sur l’article 52(1) de la Loi constitutionnelle. La Cour les invite désormais à expliquer l’application dans le temps de cette déclaration, afin d’éviter, en pratique, toute confusion.

Le texte intégral de l’arrêt est disponible ici.


[1]     R. c. Albashir, 2021 CSC 48, par. 38-39, citant notamment Canada (Procureur général) c. Hislop, 2007 CSC 10, par. 79.

[2]     2020 CSC 38.

[3]     Id., par. 139. Voir aussi R. c. Albashir, préc., note 1, par. 46.

[4]     Se fondant sur l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hislop, préc., note 1, cité dans R. c. Albashir, préc., note 1, par. 17.

[5]     R. c. Albashir, préc., note 1., par. 1.

[6]     Id., par. 23.

[7]     Id., par. 46.

[8]     Id., par. 52.

[9]     Id., par. 43. Voir aussi les motifs du juge Rowe, écrivant au nom de la dissidence, par. 111 : « C’est pourquoi les tribunaux doivent énoncer explicitement leur intention d’imposer une déclaration autre que la déclaration par défaut avec effet rétroactif et immédiat ».

[10]    Id., par. 56-57.

[11]    Id., par. 72. Nous vous invitons à prendre connaissances des motifs détaillés de la Cour portant sur la protection des droits dans le cadre des réparations avec effet prospectif : id., par. 59-71.

[12]    Id., par. 73.

[13]    Id., par. 85.

[14]    Id., par. 85 et suivants.

[15]    Id., par. 120.

[16]    Id., par. 123.

Commentaires (0)

L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.

Laisser un commentaire

À lire aussi...