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Sophie Estienne
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01 Août 2022

La Ville de Montréal condamnée pour discrimination politique envers un de ses citoyens

Par Sophie Estienne, avocate

La Charte prévoit, en son article 10, le droit de toute personne à la reconnaissance et à l’exercice en pleine égalité des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée, notamment, sur les convictions politiques. Ce motif de discrimination a donné lieu à peu de décisions. Il est alors pertinent de mettre en lumière la décision du Tribunal des droits de la personne, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Lussier) c. Ville de Montréal (arrondissement d’Outremont), 2022 QCTDP 9, qui vient conclure à une discrimination fondée sur des convictions politiques.

I – Contexte

M. Alexandre Lussier est résident de l’arrondissement d’Outremont de la Ville de Montréal. Au printemps 2014, un appel de candidatures invite les personnes souhaitant devenir membres du Comité consultatif d’urbanisme de l’arrondissement (ci-après « CCU ») à manifester leur intérêt. M. Lussier soumet sa candidature. Il est alors nommé par le conseil d’arrondissement (ci-après « conseil »), à titre de membre résident, pour un mandat de deux ans. En décembre 2016, son mandat est renouvelé pour la même durée et durant celui-ci il est nommé, en mai 2017, second vice-président. Quelque mois après cette dernière nomination, soit en septembre 2017, il se porte candidat indépendant à la mairie de l’arrondissement d’Outremont en vue de l’élection du 5 novembre suivant. La campagne électorale se solde par sa défaite aux mains de son adversaire, M. Philipe Tomlinson, dont la formation politique détient alors la majorité au conseil.

Le 18 décembre 2017, M. Lussier voit son mandat au CCU révoqué par une résolution du conseil, au motif que sa nomination au poste de second vice-président était politique. M. Lussier apprend avec stupéfaction cette révocation en direct.

Quatre jours après, soit le 22 décembre 2017, M. Lussier dépose une plainte auprès de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (ci-après « CDPDJ), dans laquelle il demande sa réintégration au CCU.

Plusieurs citoyens ont contesté la décision du conseil, en vain. En janvier 2019, le conseil a modifié le règlement constitutif du CCU pour changer sa composition. À cette occasion, la catégorie des membres résidents, dont M. Lussier faisait partie, a été retirée de la composition du CCU. Toute réintégration est donc devenue impossible pour lui.

La CDPDJ entreprend alors un recours devant le Tribunal des droits de la personne (ci-après « Tribunal ») au nom de M. Lussier. Elle allègue que son exclusion du CCU constitue de la discrimination fondée sur ses convictions politiques dans la reconnaissance et l’exercice, en pleine égalité, de ses droits garantis aux articles 3, 10, 16, 22 et 49 de la Charte. Les défendeurs nient le caractère discriminatoire de la révocation, soutenant que la décision a été prise dans l’exercice légitime de la discrétion du conseil.

II – Décision

Selon le texte de l’article 10 de la Charte, l’existence d’une discrimination repose sur trois conditions :

  1. il doit exister une distinction, une exclusion ou une préférence ;
  2. qui est fondée sur l’un des motifs énumérés à l’article 10 ; et
  3. qui a pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance et l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne.

Lorsque ces conditions sont établies, il incombe au défendeur de justifier sa décision ou sa conduite.

  • Distinction, exclusion ou préférence

La première condition d’application est remplie : la révocation du mandat de M. Lussier constitue manifestement une « exclusion » au sens de cette disposition. Elle constitue aussi une « distinction », puisque la décision prise par le Conseil le 18 décembre 2017 le ciblait exclusivement ; le mandat d’aucun autre membre n’a été révoqué par le conseil, ni au cours de cette séance, ni par la suite.

  • Motif

La deuxième condition d’application est aussi remplie. L’utilisation persistante de considérations d’ordre politique par M. Tomlinson pour expliquer la décision du conseil démontre que M. Lussier a été exclu du CCU en raison de ses convictions politiques, soit sa décision de se porter candidat à la mairie, sans autre justification.

Les défendeurs plaident que la preuve que des motifs politiques ont contribué à la décision de révoquer le mandat de M. Lussier n’est pas suffisante pour conclure à de la discrimination fondée sur les « convictions politiques ». Selon eux, il faudrait démontrer que la distinction, l’exclusion ou la préférence est liée aux idées politiques défendues par M. Lussier. Cette interprétation n’est pas retenue par le Tribunal, qui rappelle que les droits et libertés garantis par la Charte doivent recevoir une interprétation large et libérale. Dans cet esprit, il n’y a pas de raison de limiter au seul contenu des opinions ou des idées d’une personne la portée de l’expression « convictions politiques ». Le fait de se porter candidat à une élection constitue nécessairement l’expression de convictions politiques, et ce, indépendamment du contenu des opinions mises de l’avant.

Par conséquent, le Tribunal conclut que M. Lussier a été exclu du CCU en raison de l’expression de convictions politiques, soit sa décision de se porter candidat à la mairie de l’arrondissement d’Outremont.

  • Reconnaissance et exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne

La CDPDJ soutient que la décision d’exclure M. Lussier du CCU a pour effet de détruire ou de compromettre son droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits garantis par les articles 3, 16 et 22 de la Charte.

Le Tribunal conclut que la révocation du mandat de M. Lussier s’apparente à une sanction, ce qui compromet ou détruit l’exercice en pleine égalité de sa liberté d’expression et de son droit de se porter candidat à une élection, droits garantis par les articles 3 et 22 de la Charte. En effet, selon le Tribunal, l’exercice en pleine égalité d’un droit ou d’une liberté peut être compromis ou détruit si celui qui s’en prévaut s’expose à des sanctions de la part de personnes ou d’organismes en mesure d’exercer une autorité ou un pouvoir à son égard.

Toutefois, le Tribunal ne retient pas l’allégation de la CDPDJ selon laquelle M. Lussier a fait l’objet de discrimination en emploi. Cette protection prévue à l’article 16 de la Charte ne s’étend pas à l’exercice d’une charge publique comme celle de membre du CCU.

  • Justification

La CDPDJ a donc fait la preuve que l’exclusion de M. Lussier du CCU en raison de ses convictions politiques a compromis son droit à l’exercice, en pleine égalité, de ses droits garantis par les articles 3 et 22 de la Charte. L’ensemble des conditions d’application de l’article 10 sont donc remplies. Dès lors, il incombe aux défendeurs de justifier leur conduite.

La Ville de Montréal ne fait valoir aucune justification valable à sa décision d’exclure M. Lussier comme membre du CCU. Les défendeurs plaident que le présent Tribunal n’est pas compétent pour réviser une décision du Conseil ; ce n’est toutefois pas ce que la CDPDJ demande. L’objet du recours consiste plutôt à faire établir que l’exercice du pouvoir de révocation attribué au Conseil a porté atteinte au droit garanti à M. Lussier par l’article 10 de la Charte et que cette atteinte donne ouverture à un recours en réparation en vertu de l’article 49 de la Charte.

Par conséquent, l’adoption de la résolution discriminatoire engage la responsabilité de la Ville de Montréal. La responsabilité personnelle des membres du conseil ne peut cependant pas être retenue, ceux-ci bénéficiant d’une immunité de poursuite dans l’exercice de leurs fonctions en tant que membres élus du conseil. La preuve ne révèle aucune fraude de leur part.

En conclusion, le Tribunal condamne la Ville à verser 7 000 $ à M. Lussier à titre de dommages moraux pour le préjudice subi en raison de la privation de sa charge au CCU. La réclamation à titre de dommages‑intérêts punitifs est toutefois rejetée.

Conclusion

Cette décision rappelle que la discrimination fondée sur les convictions politiques est interdite. Cet interdit de discrimination politique ne vise pas seulement les droits politiques et les libertés d’opinion et d’expression, il nous faut prendre en compte l’ensemble des droits et libertés de la personne. Dans ce contexte, l’égalité politique ne se limite pas à la protection de la participation citoyenne, elle s’inscrit dans un paradigme plus large de la protection de la personne contre toute forme de représailles et d’exclusion sociale fondée sur ses convictions politiques.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

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