Téléphones et conduite : comment interpréter l’article 443.1 du Code de la sécurité routière ?
Par Michelle Arentsen, Avocate et William Blain, Étudiant
La distraction au volant est aujourd’hui un facteur majeur d’accidents de la route causant des préjudices corporels au Québec. Selon les données du bilan routier annuel de la SAAQ, entre 2018 et 2022, plus de 50 % des accidents et près de 40% des accidents causant la mort sont dû aux distractions au volant, les téléphones cellulaires étant l’une des principales sources du problème.[1]
Face à cette réalité, le législateur québécois a adopté en 2018 l’article 443.1 du Code de la sécurité routière, visant à restreindre l’usage des appareils électroniques au volant. Cette disposition est venue renforcer le régime applicable depuis 2012 en interdisant à tout conducteur et cycliste d’utiliser un téléphone cellulaire ou tout autre appareil portable ainsi que de faire usage d’un écran d’affichage.[2] Aujourd’hui, les contrevenants s’exposent à une amende de 300 à 600 $ et à l’ajout de 5 points d’inaptitude à leur dossier de conduite. Toutefois, la notion d’usage de ces appareils est ambiguë de sorte que les tribunaux se sont penchés sur la question à maintes reprises. Il en ressort une jurisprudence qui établit certaines balises, mais qui laisse encore place à interprétation.
Le texte qui suit ne présente que les idées des auteur.rice.s. Il ne représente pas les opinions du DPCP ni l’engage en aucune manière.
Le cadre législatif de l’article 443.1
Dans son premier alinéa, l’article 443.1 du Code de la sécurité routière crée l’interdiction générale d’utiliser des appareils mobiles au volant. Toutefois, deux exceptions sont prévues afin d’adapter la conduite automobile aux technologies. D’une part, l’usage de dispositifs mains libres tel que défini à l’article 1 du Règlement sur les distractions au volant est autorisée. D’autre part, il est permis de consulter ou d’actionner une commande d’un écran d’affichage, pourvu que ces quatre conditions soient remplies :
a) affiche uniquement des informations pertinentes pour la conduite du véhicule ou liées au fonctionnement de ses équipements usuels;
b) il est intégré au véhicule ou installé sur un support, amovible ou non, fixé sur le véhicule;
c) il est placé de façon à ne pas obstruer la vue du conducteur du véhicule routier ou du cycliste, nuire à ses manœuvres, empêcher le fonctionnement d’un équipement ou en réduire l’efficacité et de manière à ne pas constituer un risque de lésion en cas d’accident;
d) il est positionné et conçu de façon à ce que le conducteur du véhicule routier ou le cycliste puisse le faire fonctionner et le consulter aisément.
Par exemple, il est tout-à-fait légal pour un conducteur d’utiliser la fonction GPS de son téléphone alors que celui-ci est situé sur un support.
Cette deuxième exception a notamment été testé dans l’affaire Proulx où le juge Gagnon a validé l’usage d’un écran de navigation intégré au véhicule pour ajuster la température et changer de musique, dans la mesure où les quatre conditions étaient respectées. Dans une autre décision, la Cour supérieure a jugé qu’un téléphone placé dans la console centrale ne permettait pas de le consulter aisément, en violation de l’article 443.1 (2) (d).[3]
Il est également important de noter que le deuxième alinéa de 443.1 prévoit une présomption d’usage lorsque le conducteur tient l’appareil en main ou de toute autre manière. Cette présomption est réfragable et une personne accusée d’avoir utilisé son téléphone peut contrer cette en présentant une preuve contraire susceptible de soulever un doute raisonnable. Dans ce cas, la poursuite devra prouver l’infraction hors de tout doute raisonnable.
L’interprétation judiciaire de la notion d’usage
Tel que mentionné plus tôt, l’usage est une notion plutôt abstraite que les tribunaux ont dû clarifier à plusieurs occasions. Il est d’abord clair que chaque situation doit être analysée au cas par cas, en fonction des circonstances particulières.
Une tendance qui se dégage en jurisprudence est que le simple fait de tenir un téléphone en main ne suffit pas à constituer un usage au sens de la loi. Cependant, lorsqu’une fonction de l’appareil est activée, ou qu’une manipulation s’opère, l’usage devient souvent prohibé.
Ce principe a été illustré dans l’affaire City of Montreal c. Hafez (2022) de la Cour supérieure, où le tribunal a jugé qu’il y avait usage interdit lorsque l’appelant, en tenant son téléphone, l’a débranché et rangé dans sa poche.[4] Le juge Babin a précisé que « There is no doubt that he was doing something more than or in addition to “holding” it. Said differently, in this instance, it is the relieving of the cellular telephone from its charging function that constitutes using the telephone in a manner prohibited by section 443.1 of the Code. »
Dans une décision plus récente, DPCP c. Zohari (2024), la Cour supérieure a appliqué une logique similaire. M. Zohari explique qu’il était en conversation mains libres lorsque le support sur lequel le téléphone était posé a tombé sur le plancher de la voiture.[5] En le ramassant, il a continué sa conversation alors qu’il tenait son téléphone en main. En analysant la jurisprudence, le tribunal en vient à la conclusion que M. Zohari faisait usage de son téléphone. De plus, l’exception prévue au paragraphe un concernant les dispositifs mains libres ne pouvait s’appliquer puisque le téléphone était tenu en main.
La jurisprudence tend également à interdire des simples manipulations du téléphone. Dans Bellavance, le tribunal a estimé que : « La notion d’usage adoptée à cet article va jusqu’à inclure le simple fait de prendre un téléphone portable en main et de fixer les yeux sur lui pour en regarder l’affichage. »[6] De plus, le fait de ramasser un téléphone tombé et de vérifier s’il est cassé a également été qualifié d’usage par la Cour supérieure.[7] La notion d’usage est donc interprétée de manière à couvrir une large gamme de comportements susceptibles de constituer une distraction.
De toutes les décisions rendues concernant l’article 443.1, on remarque que les tribunaux rappellent systématiquement l’intention du législateur d’éliminer les distractions au volant. Pour déterminer s’il y a usage d’un appareil mobile, il faut donc souvent se demander si le conducteur du véhicule était distrait de la route dans son geste. Or, non seulement cette question est subjective, mais elle témoigne d’une difficulté encore plus cinglante. Une personne qui, par exemple, ramasse son téléphone tombé au sol et qui en essuie la poussière pour le remettre sur son socle commet un acte illégal alors que la personne qui effectue les mêmes manipulations avec ses lunettes de soleil est complètement innocente.
Évidemment, il serait absurde que le législateur sévisse sur toute forme de distraction possible dans une voiture. Les tribunaux doivent tout de même conjuguer avec l’application de la loi et avec la réalité des automobilistes qui emploient la technologie dans leur quotidien. Il n’est donc pas étonnant de voir une jurisprudence en constante évolution et parfois même contradictoire en matière de cellulaire au volant.
[1] Fiches sur la sécurité routière 2023 – distraction – SAAQ, 2023, https://saaq.gouv.qc.ca/blob/saaq/documents/publications/fiches-police-distraction-2023.pdf
[2] Code de la sécurité routière, L.Q., 2018, C-24.2, art. 443.1.
[3] Sturkenboom c. Ville de Montréal, 2022 QCCS 2274.
[4] City of Montreal v. Hafez, 2022 QCCS 3988.
[5] Zohari c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2024 QCCS 2293.
[6] Bellavance c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2021 QCCS 675.
[7] Monpremier c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2021 QCCS 5865.
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