par
Emmanuelle Rochon
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19 Juil 2021

Limitation à la publicité des débats judiciaires : exception et intérêt public

Par Emmanuelle Rochon, avocate

La publicité des débats judiciaires est un pilier de notre système de justice et celui-ci est protégé par notre droit constitutionnel puisqu’il constitue un élément fondamental à une démocratie libérale. Le public est libre d’assister et de formuler des questions ainsi que des commentaires sur les activités des tribunaux dans une société libre et démocratique. Par contre, les citoyens ne pouvant pas, tous et chacun, pour des raisons pratiques, assister à tous les procès, cette responsabilité est maintenant prise en charge par les journalistes qui sont les yeux et les oreilles du public en salle de Cour et qui permettent une diffusion large des informations échangées au sein des tribunaux. Depuis l’avènement des réseaux sociaux et de l’internet, la diffusion de l’information se fait plus massivement et plus rapidement que jadis. Nous pouvons dire que, majoritairement, le nouveau modèle de diffusion de l’information a permis la démocratisation de l’information, mais peut aussi comporter, dans certains cas, son lot de désagrément. En effet, il arrive que la règle générale de publicité des débats entre en conflit avec un autre droit garanti par notre droit constitutionnel, soit celui du droit au respect de la vie privée. Dans l’arrêt de la Cour suprême dont il est question dans cet article soit Sherman (Succession) c. Donovan[1], la Cour crée un cadre d’analyse afin de soupeser ces deux droits lorsque ceux-ci entrent en conflit et elle détermine dans quelle mesure une restriction à la règle générale de la publicité des débats judiciaire peut être permise.

Contexte

Les faits sont les suivants. Bernard et Honey Sherman, un couple canadien très connu du milieu des affaires et de la philanthropie ont été retrouvés morts, de façon inexpliquée, dans leur résidence à Toronto en 2017. Leur mort a mené à une enquête policière et a été extrêmement médiatisée. Les successeurs (fiduciaires) du couple désiraient rester discrets de l’attention du public. Ces derniers devaient obtenir auprès de la Cour supérieure de justice leurs certificats de nomination à titre de fiduciaires des successions. À ce moment, ceux-ci ont sollicité une ordonnance de mise sous scellés dans le but d’épargner aux fiduciaires des successions et aux bénéficiaires (« personnes touchées ») de nouvelles atteintes à leur vie privée, et de les protéger contre ce qui, selon les allégations, aurait constitué un risque pour leur sécurité, tant que les meurtriers ne seraient pas connus. Selon les fiduciaires, ceux-ci courent un risque réel et important que les personnes touchées subissent un préjudice sérieux en raison de la diffusion publique de leur identité.

L’ordonnance de mise sous scellé a été contestée par un journaliste ce qui a mené à cette décision de la Cour suprême.

Décision

Selon la jurisprudence, il a été établi dans l’arrêt Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), que la publicité des débats est protégée par la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression et que celle-ci est essentielle au bon fonctionnement de la démocratie :

«Le principe de la publicité des débats en justice est inextricablement lié aux droits garantis à l’al. 2b) .  Grâce à ce principe, le public a accès à l’information concernant les tribunaux, ce qui lui permet ensuite de discuter des pratiques des tribunaux et des procédures qui s’y déroulent, et d’émettre des opinions et des critiques à cet égard.  La liberté d’exprimer des idées et des opinions sur le fonctionnement des tribunaux relève clairement de la liberté garantie à l’al. 2b) , mais en relève également  le droit du public d’obtenir au préalable de l’information sur les tribunaux»[2].

Les critères à appliquer dans un cas comme celui-ci, où la liberté d’expression entre en conflit avec le droit à la vie privée, ont été élaborés dans l’arrêt Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances)[3]  et sont repris par la Cour au par. 38 de la décision :

« [38] Le test des limites discrétionnaires à la publicité présumée des débats judiciaires a été décrit comme une analyse en deux étapes, soit l’étape de la nécessité et celle de la proportionnalité de l’ordonnance proposée (Sierra Club, par. 53). Après un examen, cependant, je constate que ce test repose sur trois conditions préalables fondamentales dont une personne cherchant à faire établir une telle limite doit démontrer le respect. La reformulation du test autour de ces trois conditions préalables, sans en modifier l’essence, aide à clarifier le fardeau auquel doit satisfaire la personne qui sollicite une exception au principe de la publicité des débats judiciaires. Pour obtenir gain de cause, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que :

1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et

3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

Ce n’est que lorsque ces trois conditions préalables sont remplies qu’une ordonnance discrétionnaire ayant pour effet de limiter la publicité des débats judiciaires — par exemple une ordonnance de mise sous scellés, une interdiction de publication, une ordonnance excluant le public d’une audience ou une ordonnance de caviardage —pourra dûment être rendue. Ce test s’applique à toutes les limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires, sous réserve uniquement d’une loi valide (Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188, par. 7 et 22). »[4]

Ces grands principes ayant déjà été élaborés précédemment par la Cour, celle-ci analyse le cas Sherman c. Donovan relativement à ces principes, sous la plume de l’honorable juge Kasirer.

Le test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires vise à maintenir la présomption de publicité des débats tout en offrant la souplesse aux tribunaux pour leur permettre de protéger les autres intérêts publics lorsqu’ils entrent en jeu. Dans le cas en l’espèce, les tribunaux inférieurs sont en désaccord sur la façon dont un intérêt important à la protection à la vie privée pourrait être reconnu de telle sorte qu’il justifierait des limites à la publicité des débats et lorsque la vie privée peut constituer une question d’intérêt public. C’est sur ce point que la Cour élabore son analyse. Lorsqu’on évoque la vie privée qui constitue une question d’intérêt public, il ne s’agit pas d’embarras ou de contrariété. Ces désagréments ne justifient pas à eux seuls une ordonnance restreignant la publication des débats judiciaires. Il doit s’agir d’une question de société en général. C’est-à-dire qu’il peut y avoir une entorse à la publicité des débats si l’intérêt à protéger les aspects fondamentaux de la vie personnelle des individus qui se rapportent à leur dignité est sérieusement menacé par la diffusion de renseignement sensible. La Cour s’exprime ainsi à ce sujet :

« [34] Cet intérêt du public à l’égard de la vie privée axe à juste titre l’analyse sur l’incidence de la diffusion de renseignements personnels sensibles, plutôt que sur le simple fait de cette diffusion, intérêt qui est fréquemment menacé dans les procédures judiciaires et qui est nécessaire dans un système qui privilégie la publicité des débats judiciaires. Il s’agit d’un seuil élevé — plus élevé et plus précis que le vaste intérêt en matière de vie privée invoqué en l’espèce par les fiduciaires. Cet intérêt public ne sera sérieusement menacé que lorsque les renseignements en question portent atteinte à ce que l’on considère parfois comme l’identité fondamentale de la personne concernée : des renseignements si sensibles que leur diffusion pourrait porter atteinte à la dignité de la personne d’une manière que le public ne tolérerait pas, pas même au nom du principe de la publicité des débats judiciaires.

[35] Je m’empresse de dire que la personne qui demande une ordonnance visant à faire exception au principe de la publicité des débats judiciaires ne peut se contenter d’affirmer sans fondement que cet intérêt du public à l’égard de la dignité est compromis, pas plus qu’elle ne le pourrait si c’était son intégrité physique qui était menacée. Selon Sierra Club, le demandeur doit démontrer, au vu des faits de l’affaire, qu’il y a un « risque sérieux » pour cette dimension de sa vie privée liée à sa dignité. Pour l’application du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaire, le demandeur doit donc démontrer que les renseignements contenus dans le dossier judiciaire sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse dire qu’ils touchent au cœur même des renseignements biographiques de la personne et, dans un contexte plus large, qu’il existe un risque sérieux d’atteinte à la dignité de la personne concernée si une ordonnance exceptionnelle n’est pas rendue.»[5]

En l’espèce, les fiduciaires n’ont pas démontré en quoi la levée des ordonnances de mise sous scellées met en jeu leur dignité et n’ont donc pas démontré de risque sérieux pour un intérêt public important comme l’exige les critères de l’arrêt Sierra Club du Canada. Le risque sérieux dont les fiduciaires font mention n’est pas bien appuyé par la preuve et ceux-ci ne remplissent pas leur fardeau. De plus, la Cour rappelle qu’il existe une gradation dans les moyens employés pour protéger la vie privée et que si les fiduciaires avaient réussi à remplir leur fardeau, un interdit de publications aurait été suffisant pour respecter l’objectif plutôt qu’une mise sous scellée.

La Cour résume sa position de façon très claire au par. 7 de la décision :

«[7] Pour les motifs qui suivent, je propose de reconnaître qu’un aspect de la vie privée constitue un intérêt public important pour l’application du test pertinent énoncé dans l’arrêt Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522. La tenue de procédures judiciaires publiques peut mener à la diffusion de renseignements personnels très sensibles, laquelle entraînerait non seulement un désagrément ou de l’embarras pour la personne touchée, mais aussi une atteinte à sa dignité. Dans les cas où il est démontré que cette dimension plus restreinte de la vie privée, qui me semble tirer son origine de l’intérêt du public à la protection de la dignité humaine, est sérieusement menacée, une exception au principe de la publicité des débats judiciaires peut être justifiée.»[6]

Commentaire

Cette décision met en lumière toute la complexité de la question et toutes les nuances à faire selon chaque situation. En effet, parfois le droit à la vie privée revêt une importance sociale allant au-delà de la personne touchée. D’autres fois, certaines préoccupations personnelles peuvent constituer un intérêt public. La Cour suprême nous enseigne donc qu’on ne peut pas rejeter une demande d’ordonnance de restreindre la publication des débats judiciaires juste parce qu’il fait état d’intérêts personnels, car ceux-ci peuvent porter atteinte à la dignité humaine dans certains cas. Il faut garder l’esprit ouvert et étudier chaque cas de façon large, dans toutes ses subtilités.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

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