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Sophie Estienne
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16 Août 2021

Compétence de la Cour du Québec : le plafond de 85 000$ jugé inconstitutionnel par la Cour suprême

Par Sophie Estienne, avocate, administratrice du JBM responsable du CRL

Le 1er janvier 2016, l’article 35 alinéa 1 du Code de procédure civile du Québec est entré en vigueur. Cette disposition confère une compétence exclusive à la Cour du Québec pour tout litige en matière civile dont la valeur de l’objet ou la somme réclamée est inférieure à 85 000 $. Toutefois, le 30 juin 2021, la Cour suprême du Canada a déclaré inconstitutionnel ce plafond, qu’il déclare trop élevé et incompatible avec l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867[1].

Contexte

En juillet 2017, le juge en chef, la juge en chef associée et la juge en chef adjointe de la Cour supérieure du Québec (« les juges en chef de la Cour supérieure ») ont déposé une demande introductive d’instance à la Cour supérieure en jugement déclaratoire, contestant la compétence de la Cour du Québec à deux niveaux. Premièrement, ils contestent le plafond monétaire de la Cour du Québec en matière civile. En 2016, l’article 35 du Code de procédure civile (« C.p.c. ») fait passer le seuil maximal de 70 000 $ à 85 000 $. Deuxièmement, ils contestent la compétence que plusieurs lois particulières attribuent à la Cour du Québec pour siéger en appel des décisions de divers organismes administratifs. Dans les deux cas, la Cour supérieure juge que cela usurpe les pouvoirs que l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 réserve à la Cour supérieure.

Le 30 août 2017, le gouvernement du Québec a déposé à la Cour d’appel, par décret, un Avis de renvoi afin de solliciter son opinion sur deux questions : (1) l’article 35 alinéa 1 C.p.c.est-il valide au regard de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 ? et (2) l’application de l’obligation de déférence judiciaire, qui caractérise le pourvoi en contrôle judiciaire, aux appels administratifs à la Cour du Québec est-elle compatible avec l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 ? Entre autres, pour appuyer ces motifs, le gouvernement allègue que la modification du plafond monétaire s’inscrivait dans un but d’accès à la justice, afin d’aider les citoyens résidant à l’extérieur des grands centres urbains à accéder aux tribunaux[2].

Concernant la première question, la Cour d’appel a conclu que l’article 35 C.p.c. est inconstitutionnel, puisqu’il entrave la compétence fondamentale de la Cour supérieure de trancher certains différends substantiels en matière civile. Cependant, en ce qui concerne la deuxième question, elle est d’avis que l’application de l’obligation de déférence judiciaire aux appels administratifs à la Cour du Québec est compatible avec l’article 96, puisque la Cour supérieure conserve l’intégralité de son propre pouvoir de surveillance et de contrôle sur l’administration et les instances inférieures, ainsi que son rôle fondamental de veiller à une justice indépendante et unifiée au Canada.

La Conférence des juges de la Cour du Québec, le Conseil de la magistrature du Québec, l’Association canadienne des juges des cours provinciales ainsi que le procureur général du Québec font appel de plein droit devant la Cour sur la première question. Les juges en chef de la Cour supérieure font appel de plein droit devant la Cour sur la deuxième question.

Décision

Dans le Renvoi relatif au Code de procédure civile (Qc), art. 35, la Cour suprême rend un jugement à l’égard des deux questions.

Le présent article va se concentrer uniquement sur la première question, la Cour suprême n’ayant pas répondu à la deuxième question. Elle a déclaré que la question n’était plus pertinente, eu égard à l’effet combiné de sa récente décision dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov[3] et d’une récente mesure législative québécoise qui limite la façon dont la Cour du Québec exerce ses pouvoirs en matière d’appels de décisions administratives.

Les juges majoritaires, pour rendre leur décision, font une revue du contexte historique et institutionnel de la compétence de la Cour du Québec. Certains de leurs motifs vont être repris sommairement afin de comprendre l’essence de leur conclusion.

La Constitution exige une certaine cohérence nationale. Le système judiciaire est le même à travers le Canada et les pouvoirs sont divisés entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux. Chaque province est responsable du maintien et de l’organisation des tribunaux provinciaux ayant compétence en matière civile et en matière criminelle, ainsi que de la procédure civile devant ces tribunaux. Plus précisément, l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 protège le statut particulier des cours supérieures de juridiction générale. Ces cours sont les tribunaux les plus élevés dans chaque province et bénéficient donc d’une protection spéciale. Au Québec, ces « cours supérieures » sont la Cour supérieure et la Cour d’appel.

En raison du statut particulier des cours supérieures, celles-ci sont les premières gardiennes de la primauté du droit, qui assure la séparation des fonctions judiciaire, législative et exécutive. De surcroît, ces cours sont pourvues d’une compétence résiduelle à titre de tribunal de droit commun, leur permettant d’entendre toute affaire non confiée à un tribunal statutaire sans avoir besoin d’une habilitation législative.

L’article 96 n’est toutefois pas figé dans le temps et des adaptations sont permises afin de faire face aux nouveaux problèmes et intérêts sociaux. Il est possible, pour les cours supérieures, d’attribuer une compétence à une cour de nomination provinciale; toutefois cette attribution ne doit pas affaiblir les cours supérieures en les empêchant de remplir leur rôle constitutionnel. Il ne faut pas rendre lettre morte la protection conférée par l’article 96. Différents facteurs, selon le contexte, peuvent s’avérer utiles pour déterminer si une attribution de compétence porte atteinte à la compétence fondamentale des cours supérieures.

Les juges majoritaires ont conclu, pour répondre à la question de la compétence monétaire, que l’article 35 C.p.c. était inconstitutionnel. Ils ont souligné que, lorsque la Constitution a été établie en 1867, le plafond pécuniaire des causes que pouvaient entendre les cours inférieures s’élevait à 100 $. Sur la base d’une preuve d’expert, les juges ont convenu que ce montant équivaudrait aujourd’hui, à l’échelle du Canada, à une somme se situant entre 63 698 $ et 66 008 $. Toutefois, ils ont précisé que la détermination de ce montant n’était qu’une première étape de l’analyse, et que la réponse à la question de savoir si le nouveau plafond était véritablement trop élevé dépendait de plusieurs autres facteurs. Les juges de la majorité ont statué que la hausse du plafond pécuniaire accordait à la Cour du Québec le pouvoir d’entendre de façon exclusive un trop large éventail de questions juridiques. Cette conséquence avait pour effet d’empêcher la Cour supérieure d’exercer son droit, que protège la Constitution, de se prononcer sur un grand nombre de questions juridiques qui touchent au cœur du droit privé québécois.

En conséquence, les juges majoritaires ont conclu que le plafond pécuniaire permettant à la Cour du Québec d’entendre les causes de moins de 85 000 $ était trop élevé. Les juges ont également conclu que le gouvernement provincial n’avait pas été en mesure de prouver que la hausse du plafond facilitait l’accès à la justice.

Conclusion

En élargissant, année après année, la compétence de la Cour du Québec, le législateur visait à améliorer l’accès à la justice. Toutefois, la Cour suprême rappelle que, malgré l’importance de l’accès à la justice, les solutions mises en œuvre doivent être conformes à la Constitution. Ainsi le législateur ne peut transférer à la Cour du Québec les compétences réservées à la Cour supérieure au nom de l’accès à la justice.

Notons que l’avis concluant à l’inconstitutionnalité visant la compétence monétaire de la Cour du Québec est suspendu pour un an. On donne ainsi au législateur québécois le temps d’amender l’article 35 C.p.c. pour abaisser le plafond de 85 000 $. La Cour suprême prend également la peine de spécifier que tous les jugements rendus antérieurement à son arrêt jusqu’à l’expiration de la suspension conservent leur validité et toutes demandes introductives d’instance déposées à la Cour du Québec avant ou durant la période de suspension de la déclaration d’invalidité pourront suivre leur cours.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

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