par
Mazigh Serkhane
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25 Août 2021

SOUTHWIND C. CANADA : une victoire pour la Lac Seul First Nation.

Par Mazigh Serkhane, Avocat

C’est près de 92 ans suivant la genèse des évènements du litige et près de 30 ans depuis le début des procédures judiciaires que la Cour suprême du Canada, dans le pourvoi Southwind c. Canada, 2021 CSC 28, a statué en faveur de l’appelant Roger Southwind, ainsi que des membres de la Lac Seul Band of Indians. Dans un arrêt d’un peu plus d’une centaine de pages, et au nom de la majorité, l’honorable juge Karakatsanis a renversé la décision de la Cour fédérale voulant que le Canada ait à octroyer le montant de 30 millions de dollars à l’appelant, à titre d’indemnité pour la perte de possibilité résultant du manquement à ses devoirs de fiduciaire. L’argument retenu par la Cour suprême voulait qu’une partie de l’indemnité ait été établie en fonction de paramètres erronés, puisque ceux-ci découlaient d’un raisonnement entaché d’une erreur de droit.

Contexte

La Cour a débuté en racontant les faits de l’affaire. Ainsi, on y a expliqué que, pour répondre aux besoins énergétiques du Canada du début du 20e siècle, la confédération, l’Ontario et le Manitoba se sont lancés dans un projet de barrage hydroélectrique (par.1), aux fins duquel un réservoir d’eau devait être aménagé(par.17). Pour ce faire, les gouvernements ont jeté leur dévolu sur le lac Seul ; un lac situé au nord de l’Ontario, qu’avaient auparavant choisis la Lac Seul First Nation (LSFN) (par.16), pour y établir la Lac Seul Indian Reserve no28 (par.15), regroupant trois communautés de la nation Anishinaabe (par.15). La construction du barrage avait pris fin en 1929 (par.24) et, en 1930, l’exploitation de la centrale électrique d’Ear Fall a débuté (par.24). La Cour a ajouté que si, dans les années qui suivirent, cette exploitation aura été rentable pour les gouvernements provinciaux et fédéral canadiens, elle aura également eu des effets catastrophiques pour la LSFN.  En effet, « près du cinquième des meilleures terres de la réserve de la LSFN […] [a] été inondé » (p.5). Ses membres ont été « privés de leurs moyens de subsistance, dépouillés de leurs ressources naturelles et chassés de leur foyer » (par.2).

En 1991, la LSFN a intenté un recours civil afin d’être indemnisée pour les dommages découlant des manquements du Canada à ces devoirs fiduciaires (par.35). Le procès, présidé par le juge Zinn de la Cour Fédérale (par.35), a débuté en 2016 (par.35). Ce dernier a conclu que le Canada avait manqué à ses obligations fiduciaires (par.37), puisqu’elle s’était approprié les terres visées sans l’autorisation légale de la Couronne (par.7), sans avoir informé la LSFN du projet (par.7), sans avoir remis de compensation adéquate (par.7) et sans avoir négocié au nom de la LSFN, afin qu’elle puisse « obtenir la meilleure indemnité possible » (par.7). Cette décision n’a pas été contestée.

À titre de réparation, la Cour fédérale a consenti à la LSFN, un montant de 30 millions de dollars (par.42), formé de diverses indemnités pour les pertes calculables et non quantifiables subies, dont celles découlant de l’inondation des terres visées (par.41). À l’égard des terres inondées (p.6), le juge prévoyait l’octroi d’un montant représentant « la servitude de submergement hypothétique, établie suivant une valeur de 1,29 $ l’acre en 1929 » (par.41), pour totaliser 3 272 572 dollars (par.41). C’est cette décision qui a fait l’objet de la contestation (p.6). L’appelant invoquait alors pour motif que le juge de première instance aurait commis l’erreur de calculer l’indemnité en fonction du montant minimal qu’aurait octroyé la Couronne, si elle avait choisi d’exproprier légalement la Première Nation pour s’acquitter de ces obligations fiduciaires au lieu de calculer l’indemnité selon la valeur des terres eu égard à l’usage qui allait en être fait.

Décision

L’obligation fiduciaire

Avant de se prononcer sur les éléments contestés de la décision de première instance, la Cour Suprême s’est penchée sur les principes de l’obligation fiduciaire de la Couronne vis-à-vis des Premières Nations. L’Honorable Karakatsanis expliquait alors que cette obligation prenait naissance lorsque la Couronne affirmait « sa souveraineté sur un peuple autochtone » (par.55) et lorsqu’elle exerçait une autorité de fait sur leurs terres ou sur leurs ressources (par.55). La contrepartie de cette affirmation exigeait de la Couronne qu’elle agisse avec honneur (par.55) et qu’elle respecte certaines obligations (par.64), dont est tributaire l’« objectif global de réconciliation » (par.55) entre le gouvernement canadien et les premiers habitants du Canada.

Faisant écho à l’assise de la souveraineté canadienne sur les terres autochtones, la Cour expliquait, dans sa présentation des dispositions applicables, qu’il existait deux moyens légaux d’appropriation des terres d’une réserve (par.46) ; deux mécanismes codifiés dans la Loi des Indiens en vigueur en 1929 et qui, en l’espèce, n’ont pas été dûment appliqués par la Couronne (par.147). La Cour a d’abord cité son article 48, qui disposait du régime d’expropriation. Dans le cadre de ce régime, il était prévu qu’une expropriation ne pouvait se faire sans le consentement du gouverneur en conseil et, qu’en contrepartie, une indemnité, versée « au ministre des Finances pour l’usage de la bande d’Indiens » (par.46), devait être accordée (par.46). Le deuxième moyen était prévu aux articles 50 et 51, qui disposaient plutôt de la possibilité pour la Couronne de négocier la cession des terres (par.47).

Ainsi, l’Honorable Karakatsanis a réitéré les devoirs imposés à la Couronne lorsque celle-ci assumait un contrôle discrétionnaire à l’égard d’intérêts autochtones. Par conséquent, le Canada avait l’obligation de respecter son devoir de « loyauté, [de] bonne foi, [de] communication complète de l’information et, lorsqu’il s’agit de terres, [de] la préservation de l’intérêt quasi propriétal de la première nation et [de] protection de celui-ci contre l’exploitation » (par.64).  Elle ajoutait que, dans le cadre d’une expropriation, le devoir fiduciaire se traduisait par l’obligation de la Couronne de porter le moins possible atteinte aux intérêts des Premières Nations (p.8). Dans le cadre d’une cession de terre, ce devoir se traduisait plutôt par l’obligation d’éviter « les marchés inconsidérés, [de gérer] le processus de manière à favoriser le meilleur intérêt de la première nation » (p.8) et de s’assurer « que celle-ci consent à la cession » (p.8).

L’indemnité en Equity

La Cour s’est ensuite penchée sur les principes de base de l’indemnisation en equity :principes dont la description n’a pas été contestée (par.65). Effectivement, à l’instar du juge de première instance, la Cour suprême a déterminé que l’objectif de l’indemnisation en equity était de restituer au demandeur ce qu’il a perdu par suite du manquement du défendeur (par.38), à savoir la possibilité qu’il n’a pu réaliser en raison dudit manquement (par.38). La Cour s’est alors prononcée quant à la méthode à adopter dans l’évaluation de l’equity, en expliquant que « [l]e juge de première instance doit d’abord se livrer à une analyse approfondie de la nature du rapport fiduciaire de manière que la perte soit évaluée en fonction des obligations auxquelles [était] tenu le fiduciaire » (par.66). En effet, les paramètres de l’indemnité en equity sont établis en fonction des caractéristiques et de l’intensité de l’obligation fiduciaire ; obligation qui varie également selon « la nature et l’importance du droit à protéger » (p.7). Ensuite, la Cour a expliqué que, « pour qu’une indemnité en equity soit accordée, il doit y avoir causalité factuelle » (par.70).

Contrôle judiciaire de la décision de première instance

Prenant soin de définir, au préalable, la norme de contrôle applicable, à savoir celle de la décision correcte (par.85), la majorité des juges de la Cour suprême se sont prononcés sur le fond et ont statué que « les motifs du juge de première instance [étaient] entachés d’erreurs de droit » (par.85). En effet, bien qu’ils aient convenablement fait état des principes de l’obligation fiduciaire, ainsi que de ceux de l’indemnisation en equity, les motifs concernant l’application qu’en a fait la Cour fédérale étaient inadéquats en l’espèce. L’Honorable Karakatsanis a expliqué que l’erreur fondamentale commise par le juge de première instance avait été de retenir l’argument voulant, qu’eu égard aux faits, le Canada aurait vraisemblablement négocié une servitude de submergements (par.40) puisqu’il aurait sûrement choisi de faire valoir le premier mécanisme d’appropriation des terres, à savoir celui de l’expropriation (par.40). Il aurait également fait l’erreur de considérer qu’une telle « expropriation […] hypothétique aurait permis au Canada de s’acquitter de ses obligations de fiduciaire » (par.89) et que l’évaluation de l’indemnité pouvait s’appuyer sur les « principes généraux du droit de l’expropriation » (par.89), de manière à exclure toute valeur « attribuable au projet » (par.40) de celle de l’indemnité (par.40). Ainsi, le juge de première instance expliquait que le projet hydroélectrique était un ouvrage public qui aurait été achevé, même si la LSFN ou la division des Affaires indiennes s’y étaient opposées (par.39) et que ces derniers ne bénéficiaient pas d’un pouvoir de négociation qui leur aurait permis de négocier une entente de partage des bénéfices. (par.39)

Défaisant les motifs invoqués par le juge de première instance, l’Honorable Karakatsanis a expliqué que si « le Canada pouvait légalement exproprier les terres en vertu de l’article 48 de la Loi sur les Indiens » (par.94), puisqu’il s’agissait, en l’espèce, d’un ouvrage public, il n’en demeurait pas moins, qu’eu égard aux répercussions qu’allait avoir le projet sur les terres visées (p.13), son obligation fiduciaire le contraignait à obtenir davantage « qu’une indemnité établit en fonction des principes d’expropriation » (par.94).  Au soutien de ce motif, la Cour suprême a présenté trois arguments.

La Cour exprimait pour premier argument que, si l’article 48 de la Loi des Indiens imposait des exigences minimales aux pouvoirs d’appropriation que possède la Couronne à l’égard de terres autochtones, il ne prévoyait pas d’exigence maximale le restreignant dans le respect de ses devoirs fiduciaires (par.97), tout comme il n’excluait pas « l’obligation d’obtenir une indemnité correspondant à la valeur des terres pour le projet » (par.106).

Selon le deuxième argument, le fait « que les terres étaient nécessaires pour les besoins d’un ouvrage public n’annulait pas les devoirs imposés par l’obligation de fiduciaire du Canada » (par.94). À cet égard, la Cour a cité la jurisprudence qu’elle a rendue antérieurement et écrit que « [B]ien que la Couronne puisse décider qu’un ouvrage public est dans l’intérêt du public et qu’il devrait donc être réalisé, la manière de le réaliser est assujettie à l’obligation de fiduciaire » (par.102).

La Cour a présenté, pour troisième argument, l’idée voulant que « les principes du droit de l’expropriation [soient] fondamentalement différents de ceux qui sous‑tendent l’intérêt autochtone sur les terres » (par.94). Les principes de l’expropriation ne présenteraient donc pas le cadre juridique approprié pour déterminer le calcul de l’indemnité (par.105). En effet, l’honorable Karakatsanis a distingué le régime d’expropriation visant des terres en fief simple de celui visant des terres possédées par les membres de premières nations. À l’égard des premières, « la valeur des terres pour l’ouvrage public est habituellement soustraite du montant de l’indemnité » (par.105). Ainsi, elle ne tient pas compte de la valeur des terres expropriées eu égard à l’usage qui allait en être faite. En revanche, cette méthode de calcul ne saurait s’appliquer pour déterminer le quantum de l’indemnité face à un manquement au devoir de fiduciaire, lorsque des intérêts autochtones sur les terres sont mis en jeu. Ces intérêts revêtent, effectivement, une importance particulière, puisqu’elles sont « au cœur de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones et ne sont pas des biens fongibles qui peuvent être facilement remplacés par l’achat d’autres terres en fief simple » (par.105).

Ainsi, la méthode de calcul de l’indemnité aurait dû être déterminée en fonction du postulat voulant que le Canada, pour s’acquitter de ses devoirs fiduciaires, aurait procédé à une cession fructueuse (p.14) de terre (par.95). Son obligation se traduisait alors par la négociation diligente d’une indemnité (p.6) en fonction de la valeur optimale des terres, en vue du projet d’hydroélectricité et son défaut à causer, pour la LSFN, la perte de cette possibilité (p.13). Par ailleurs, « [s]i les négociations avaient échoué et que le Canada avait exproprié les terres en vertu de l’art.48, il aurait au moins dû verser une indemnité équitable correspondant à la valeur de l’utilisation des terres pour le stockage des eaux en vue de la production d’hydroélectricité » (par.95).

Enfin, l’Honorable Karakatsanis a décidé que les éléments de preuves proposant divers modes d’indemnisation, présentés par l’appelant durant le procès de première instance étaient pertinents pour établir le montant de l’indemnité. Ces éléments de preuve n’auraient donc pas dû être rejetés. Parmi ces éléments, la Cour retient notamment l’opinion d’un expert, introduite comme preuve par l’appelant et traitant de la possibilité de prévoir un bail foncier sur les terres inondées. Selon le calcul de cet expert, lesdites terres auraient pu être « louées au prix de 1,97 $ l’acre dès 1929 » (par.138). Or, la Cour prend soin de spécifier, qu’avec l’inflation uniquement, « ce taux donnait une valeur de 149 023 172 $ au moment du procès » (par.138).

Conclusion

L’Honorable Karakatsanis a donc conclu sa décision en accueillant le pourvoi de M. Southwind et en renvoyant le dossier à la Cour fédérale pour que cette dernière se prête, une seconde fois, à l’exercice de la détermination de l’indemnité en equity. Cette fois, la Cour fédérale aura pour instruction de fonder son appréciation de la perte de possibilité sur le scénario voulant que le Canada ait négocié pour la LSFN, une entente de cession à l’amiable, de la manière la plus avantageuse. Il a également enjoint à la Cour fédérale, une fois la nouvelle indemnité déterminée, de décider si celle-ci « [était] suffisante pour satisfaire à la fonction de dissuasion de l’equity » (par.143), compte tenu de « la conduite “inexplicable ” du Canada, du fait que les terres n’ont jamais été légalement cédées ou prises et du préjudice considérable subi par la LSFN » (par.143).

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

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