par
Gabrielle Robert
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28 Sep 2021

7 décisions essentielles en matière de relations de travail et de compétence fédérale dérivée

Par Gabrielle Robert, avocate

Les articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867[1] (« LC 1867 ») n’attribuent pas la compétence sur les relations et conditions de travail à l’ordre fédéral ou provincial de gouvernement. Toutefois, depuis la décision du Conseil privé dans Toronto Electric Commissioners c. Snider[2], il est bien établi qu’elle relève des provinces par le biais du paragraphe 92 (13) LC 1867[3]. Il existe même une présomption à cet égard[4]. Cette présomption, en faveur de la compétence provinciale, entraîne comme corolaire une interprétation restrictive de la compétence d’exception du Parlement fédéral en matière de relations de travail[5].

Une entreprise pourra toutefois relever de la compétence fédérale de deux manières[6] : (1) directe, lorsque la nature véritable des activités d’une entreprise ou de l’exploitation d’un ouvrage est visée par les paragraphes 92(10) a), b) ou c) LC 1867 ; ou (2) dérivée, lorsque l’entreprise en cause fait partie intégrante d’une entreprise ou d’un ouvrage relevant de la compétence fédérale. C’est à la seconde que nous nous attarderons dans cet article.

À noter que cet article vise à brosser un portrait rapide de l’évolution de la notion de compétence dérivée à travers certaines décisions de la Cour suprême, mais ne se prétend nullement une revue exhaustive des arrêts pertinents sur le sujet. 

  1. L’Affaire des débardeurs

C’est en 1955 que la Cour suprême se penche pour la première fois sur la question de la compétence dérivée dans l’arrêt Validity and Applicability of the Industrial Relations and Disputes Investigation Act [7].

Dans le cadre de ce renvoi, la Cour doit déterminer si les employés d’une société de débardage sont assujettis à la législation fédérale ou provinciale aux fins des lois en matière de relations du travail. Les employés en cause s’occupent exclusivement du chargement et du déchargement de navires pour le compte de sept sociétés de transport maritime extraprovincial, lesquelles font exclusivement appel à eux.

Huit des neuf juges concluent pour des motifs distincts que les employés sont assujettis à la compétence fédérale. Toutefois, certains d’entre eux arrivent à cette conclusion par le biais de la compétence directe (art. 91 (10 LC 1867) alors que d’autres y voyaient l’équivalent de ce qui peut être qualifié du début de la compétence fédérale dérivée (art. 92(10) LC 1867).

Commentaire

Bien que la Cour suprême reconnaisse elle-même la difficulté de dégager une possible assise unificatrice des différents motifs exposés dans cet arrêt[8], il est possible de retenir que le travail des employés était une partie intégrante des opérations de ces sociétés de transport qui relevaient de la compétence fédérale. Soulignons toutefois que cette décision ne constitue que l’embryon de ce qui deviendra un jour la compétence dérivée. Par conséquent, cet arrêt n’expose ni les critères ni le test applicable, lesquels seront développés par la Cour suprême dans des arrêts postérieurs.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

2. Union des facteurs

Quelques décennies plus tard, la Cour suprême étudie de nouveau la question dans l’arrêt Letter Carrier’s Union of Canada c. Canadian Union of Postal Workers et al.[9]Dans cette affaire, une entreprise offre des services de distribution et de levée de courrier aux postes canadiennes. Ces services représentent  90 %  des activités de l’entreprise.

Selon la Cour, le travail effectué par les employés de l’entreprise est essentiel au fonctionnement du service postal (p. 183) et constitue une partie intégrante de l’exploitation efficace des postes canadiennes (p. 186).

Commentaire

Par cet arrêt, la Cour suprême ajoute une nuance à l’analyse de la compétence dérivée : il n’est pas nécessaire que les activités de l’entreprise visée soient exclusivement au service d’une entreprise fédérale. L’important est que la majorité de ses activités le soit (90 % en l’espèce).

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

3- Northern Telecom 1 et 4- Nortern Telcom 2

En 1980 et 1983, la Cour suprême élabore le test applicable en matière de compétence dérivée dans les arrêts Northern Telecom c. Travailleurs en communication[10] (« Northern Telecom 1 ») et  Northern Telecom Ltée c. Syndicat des travailleurs en communication du Canada[11] (« Northern Telecom 2 »).

En raison du manque de preuve, la Cour suprême ne se prononce pas dans Northern Telecom 1 à savoir si un groupe d’employés qui travaillent comme surveillants pour le service d’installation de Bell sont soumis à la législation fédérale du travail. Toutefois, la Cour précise la démarche analytique en matière de compétence dérivée (p. 133) : 

« En l’espèce, il faut d’abord se demander s’il existe une entreprise fédérale principale et en étu­dier la portée. Puis, il faut étudier l’exploitation accessoire concernée, c.-à-d. le service d’installa­tion de Telecom, les «activités normales ou habi­tuelles» de ce service en tant qu’«entreprise active» et le lien pratique et fonctionnel entre ces activités et l’entreprise fédérale principale. »

Elle dégage également les faits décisifs pour décider de la question constitutionnelle (p. 135):

Sur la base des grands principes constitutionnels exposés ci-dessus, il est clair que certains faits sont décisifs sur la question constitutionnelle. De façon générale, il s’agit notamment :

(1) de la nature générale de l’exploitation de Telecom en tant qu’entreprise active et, en parti­culier, du rôle du service de l’installation dans cette exploitation;

(2) de la nature du lien entre Telecom et les sociétés avec lesquelles elle fait affaire, notam­ment Bell Canada;

(3) de l’importance du travail effectué par le service de l’installation de Telecom pour Bell Canada, en comparaison avec ses autres clients;

(4) du lien matériel et opérationnel entre le service de l’installation de Telecom et l’entreprise fédérale principale dans le réseau télépho­nique et, en particulier, de l’importance de la participation du service de l’installation à l’ex­ploitation et à l’établissement de l’entreprise fédérale en tant que méthode de fonctionnement. 

Saisie de la même question dans Northern Telecom 2, la Cour reformule les principes directeurs développés dans Northern Telecom 1 (p. 755-756) :

1. Le critère principal d’application du principe énoncé dans l’arrêt sur les Débardeurs est l’étude du «lien matériel et opérationnel» entre les installateurs de Telecom et l’entreprise principale de nature fédérale, le réseau téléphonique, et en particulier de l’importance de la participation des installateurs à la création et à l’exploitation de l’entreprise fédérale en tant que méthode de fonctionnement. Je me suis permis de paraphraser, avec la terminologie propre au présent dossier, le critère n° 4, déjà cité, formulé par le juge Dickson dans l’arrêt de cette Cour rendu en 1980.

2. Pour établir à qui appartient la compétence constitutionnelle sur les relations de travail, la cour doit ensuite considérer, comme question accessoire, mais non dépourvue d’importance:

a) l’importance du travail effectué par les installateurs de Telecom pour Bell en comparaison avec celui accompli pour d’autres clients de Telecom (ici encore je me permets d’emprunter, les termes du juge Dickson au critère n° 3 ci-dessus) et,

b) les liens sociaux entre Bell et Telecom (critère n° 2 dans les motifs du juge Dickson. Le critère énoncé au Point 1 de l’arrêt Telecom de 1980, précité, est étudié plus loin dans les présents motifs). 

La Cour considère que les activités des installateurs de Telecom constituent une étape dans l’expansion ou le rétablissement d’une entreprise fédérale et qu’il y a « intégration presque totale du travail quotidien des installateurs aux tâches d’établissement et d’exploitation du réseau de télécommunications » (p. 766-767). Les opérations des deux entités sont conjointes (p. 767). Elle en conclut que cette unité distincte de Telecom relève de la compétence fédérale.

Le texte intégral de la décision Northern Telecom 1 est disponible ici.

Le texte intégral de la décision Northern Telecom 2 est disponible ici.

5- Central Western Railway

En 1990, la Cour suprême précise de nouveau la démarche analytique de la compétence dérivée dans Travailleurs unis des transports c. Central Western Railway Corp.[12].

La Cour souligne que la méthode énoncée dans Northern Telecom 1 ne doit pas être appliquée de manière stricte et rigide, mais de façon souple et modulable en fonction des faits de l’espèce (p. 1139-1140).

La Cour ajoute qu’il faut dans un premier temps identifier à quelle entreprise fédérale principale l’entreprise pourrait être considérée comme faisant partie intégrante (p. 1140).

En l’espèce, la Cour rejette les trois possibilités présentées. D’abord, elle souligne qu’il n’y a pas d’intégration fonctionnelle entre Central Western et le CN. Ensuite, quant aux élévateurs à grain, la Cour considère que ceux-ci ne sont pas dépendant de l’exploitation de Central Western. Finalement, quant à l’argument voulant que l’entreprise soit rattachée au réseau de transport du grain de l’Ouest, la Cour s’exprime ainsi : « le fait que plusieurs entités participant au transport du grain relèvent de la compétence fédérale ne suffit pas en soi pour que tout ce qui se rattache à cette industrie soit assujetti à la compétence fédérale »[13].

La Cour termine en indiquant qu’il faut davantage qu’un lien matériel et des relations commerciales mutuellement avantageuses avec un ouvrage ou une entreprise à caractère fédérale pour répondre au critère de l’intégration (p. 1147).

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

6- Tessier

Dans l’arrêt Tessier Ltée c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail)[14], la Cour suprême doit déterminer si une entreprise locale de location de machinerie lourde relève de la compétence fédérale dérivée. S’appuyant sur l’Affaire des Débardeurs, Tessier prétend que ses employés relèvent de la compétence fédérale vu qu’ils effectuent notamment des opérations de débardage. Cette activée représente 14 % du chiffre d’affaires global de l’entreprise et 20 % des salaires versés.

La Cour suprême effectue une revue de sa jurisprudence en matière de compétence dérivée. Elle en conclut que :

[46] Ainsi, la Cour a généralement examiné le lien entre l’entreprise fédérale et l’activité censée en former une partie intégrante dans la perspective de chacune, évaluant dans quelle mesure l’exploitation efficace de l’entreprise fédérale dépendait des services fournis par l’entreprise connexe et soupesant l’importance de ces services pour l’entreprise connexe elle‑même.

Par cet arrêt, la Cour précise qu’une entreprise ne doit pas être artificiellement scindée aux fins de la classification constitutionnelle (paragr. 55).

En l’espèce, la Cour est d’avis que les services de débardage ne sont pas exécutés par une unité distincte et qu’ils ne représentent qu’une partie minime des activités de l’entreprise (14 % du chiffre d’affaires et 20 % des salaires) (paragr. 58) :

[58] (…) Les employés de Tessier constituent une main-d’œuvre indivisible employée indifféremment à différentes tâches au sein de l’entreprise.  Dans la mesure où des employés de Tessier effectuaient du débardage, ils ne le faisaient que de façon occasionnelle.  Des grutiers assignés une journée à un chantier de construction pouvaient le lendemain travailler au déchargement de navires.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

7- Madysta

Plusieurs décisions de la Cour d’appel du Québec auraient mérité d’être mentionnées. Le choix s’est arrêté sur l’arrêt Madysta Télécom ltée c. Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail[15] en raison de sa revue exhaustive de la jurisprudence de la Cour suprême des soixante dernières années.

Les faits sont les suivants. Madysta est l’une des cinq entreprises spécialisées dans la construction de tours de télécommunications et d’infrastructures d’acier. Elle dessert exclusivement plusieurs entreprises de téléphonie sans fil, lesquelles sont de compétence fédérale. Madysta prétend qu’elle est intégrée à ces entreprises.

La Cour d’appel tranche : une entreprise fédérale ne peut être un secteur d’activité ou un groupe d’entreprises (paragr. 71)[16]. Il faut identifier une seule entreprise fédérale à laquelle l’entreprise locale est intégrée (paragr. 82):

[82] À mon avis, Madysta devait identifier une entreprise fédérale distincte, soit une seule de ses clientes à laquelle elle est rattachée, ce qu’elle n’a pas réussi à faire. Ce qu’elle plaide, en réalité, c’est son intégration à un chef de compétence. 

Dans le cadre de l’analyse de l’intégration, la Cour d’appel identifie la présence de compétiteurs ainsi que les types et la durée des relations contractuelles comme des facteurs à considérer (paragr. 111-112).

La Cour conclut ainsi :

[121] À la lumière des critères développés par la Cour suprême, je suis d’avis que les relations entre Madysta et ses Clientes sont tout au plus des relations commerciales mutuellement avantageuses. Les contrats sont adjugés à la pièce, soit par appel d’offres sur invitation ou directement à l’entrepreneur qui est disponible à ce moment. En outre, même s’il est exact que Madysta est une entreprise spécialisée dans la construction, la mise en service et l’entretien dans le domaine des télécommunications, les contrats sont attribués pour des raisons commerciales à elle ou ses compétitrices. Les Clientes ont le choix entre plusieurs entrepreneurs tout aussi qualifiés. Il ressort de la preuve qu’aucune des Clientes de Madysta, prise individuellement, n’a de relation de dépendance envers cette dernière. Elles peuvent chacune faire exécuter facilement les contrats par ses concurrentes. Cette relation de dépendance n’existe qu’entre Madysta et ses clientes, car son chiffre d’affaires est directement relié aux contrats obtenus de ces dernières.

[122]     Je souligne en outre que même en retenant comme « entreprise fédérale » le groupe des quatre Clientes, l’interdépendance des Clientes vis-à-vis Madysta n’existe pas plus.

[123]     Je partage donc la dernière conclusion du juge d’appel que les activités de Madysta sont peut-être importantes au fonctionnement de ses Clientes, mais pas assez pour qu’elles en dépendent. Son intégration fonctionnelle au sein de l’une ou l’autre des quatre grandes entreprises de télécommunication est insuffisante pour que la théorie de la compétence fédérale dérivée puisse trouver application.

[124]     En conclusion, plusieurs éléments pourraient amener à conclure que Madysta relève de la compétence fédérale dérivée. Toutefois, à mon avis, deux conditions fondamentales ne sont pas satisfaites, soit le rattachement à une seule entreprise fédérale et le fait qu’il n’est pas démontré qu’elle forme une partie intégrante de  l’entreprise fédérale puisque qu’aucune ne dépend de ses services pour fonctionner[125]

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

Conclusion

La compétence dérivée exige une analyse minutieuse afin de déterminer si l’entreprise locale est fonctionnellement intégrée à une entreprise fédérale. Il s’agit d’un exercice éminemment factuel qui exige une lecture attentive des arrêts de la Cour suprême dans ce domaine pour en dégager les principes directeurs.

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