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Gabriel Lavigne
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28 Fév 2022

Entrevue avec la juge en chef du Québec, l’Honorable Manon Savard

Par Gabriel Lavigne, avocat

Nommée juge en chef du Québec le 10 juin 2020, l’honorable Manon Savard a accepté d’accorder une entrevue au blogue du CRL pour parler de son parcours exceptionnel, de ses nouvelles fonctions et des défis qu’elles comportent ainsi que de sa vision pour le monde judiciaire. Retour sur une rencontre inspirante.

D’entrée de jeu, la juge Savard nous mentionne n’avoir jamais eu de plan de carrière défini. Son accession à la magistrature, d’abord comme juge d’instance à la Cour supérieure du Québec, n’était pas un objectif de carrière :

« Ce n’était pas nécessairement un parcours qui a été planifié. Je ne suis pas quelqu’un, bien que j’aurais aimé avoir cette capacité, qui a envisagé et planifié les différentes étapes de ma vie professionnelle. J’ai commencé mes études universitaires en administration, étant fortement attirée par la comptabilité. Mais après ma première année du baccalauréat, j’ai réorienté mes études en administration dans le domaine des ressources humaines et relations de travail. Une fois mon baccalauréat complété, je poursuivis mes études universitaires en droit, tout en maintenant un intérêt tout particulier pour le droit du travail, domaine dans lequel j’ai finalement fait carrière. Ma pratique m’amenait très souvent devant les tribunaux et je plaidais de manière régulière, notamment devant les arbitres de griefs. À un certain moment, un arbitre de griefs, pour qui j’avais le plus grand respect, m’a approchée pour me dire « est-ce que tu envisagerais de devenir un jour arbitre de griefs, j’aimerais parrainer un jeune arbitre de façon à pouvoir tranquillement faire un transfert de ma clientèle ». C’est à la suite de cette discussion que l’idée d’agir à titre de décideur a commencé à germer. »

Finalement, elle mettra de côté l’idée de devenir arbitre, un travail plutôt solitaire, pour se tourner vers les tribunaux judiciaires :

« Il y a eu un élément déclencheur : un grand ami à moi, qui était également mon associé, a quitté le cabinet où je pratiquais. Son départ m’a amené à réfléchir sur la suite et je me suis dit : « Tiens, c’est peut-être le moment ». L’âge était là aussi, j’avais 48 ans. La carrière de plaideur est exigeante et j’étais aussi intéressée par un nouveau défi. C’est là que j’ai décidé de postuler à la magistrature. »

La suite est connue : nommée à la Cour supérieure en 2009, elle y siégera jusqu’en 2013, année de son accession à la Cour d’appel. Elle y développera une expertise dans des domaines qui lui étaient jusque-là moins connus, ce qui a nécessité une certaine adaptation et un apprentissage important.

« Certains disent qu’ils ont eu un learning curve, moi ça a été un learning wall et je ne suis pas gênée de le dire. J’ai travaillé, j’ai dû apprendre beaucoup dans plusieurs domaines, mais c’est ce qui était fascinant et si stimulant. Une des raisons qui m’a motivée à devenir juge, c’est que j’ai trouvé que mes 23 années comme avocate ont été extraordinaires tellement elles ont passé vite, parce que j’ai beaucoup appris. Je voulais qu’il en soit toujours ainsi pour les dernières années de ma vie professionnelle. »

Éventuellement, elle choisira cependant de se tourner vers la Cour d’appel pour y devenir juge, un poste qui, selon elle, seyait davantage à sa personnalité :

« J’ai manifesté un intérêt pour la Cour d’appel, je pense que ça allait plus avec ma personnalité. Je vous explique, je suis quelqu’un d’émotivement assez intense, dans le sens où j’ai beaucoup de difficulté [à être impassible], et pourtant j’ai fait beaucoup de négociation, dont en matière de conventions collectives. Mais sur le banc, comme juge d’instance, je voyais, à l’occasion, des comportements qui pouvaient heurter mes propres valeurs, mais j’y étais confrontée, en temps réel, et c’était pour moi un exercice de contrôler mes réactions que je savais ne pas devoir avoir. Les justiciables sont là pour être entendus, écoutés, ils ont des points de vue qui peuvent être différents, mais doivent être jugés en toute impartialité. Le travail en appel me donne un plus grand recul. De plus, j’apprécie la préparation préalable, le temps de réflexion, les échanges avec les collègues qui te forcent à préciser ta pensée. »

Elle siégera donc comme juge puinée au sein du plus haut tribunal de la province pendant plus de sept ans. À la suite du départ à la retraite de la juge en chef Nicole Duval Hesler, elle est nommée juge en chef du Québec.

C’est cependant dans une période trouble que la juge Savard entre en fonction le 10 juin 2020, quelques mois après le déclenchement de l’état d’urgence sanitaire causé par le virus de la COVID-19. La pandémie force la justice à s’adapter rapidement et efficacement. À cet égard, son travail a été facilité par celui effectué par ses collègues, les juges Bich et Bélanger, qu’elle s’empresse de souligner :

« Quand j’ai été nommée juge en chef, ma collègue Marie-France Bich, qui assumait alors l’intérim en tant que juge doyenne puînée de la Cour, avec le soutien de la juge Dominique Bélanger, coordonnatrice de Québec, avaient fait un travail colossal depuis l’arrivée de la COVID au printemps 2020. Dès mon arrivée en poste, j’ai pu entreprendre mes fonctions dans un contexte en constante évolution certes, mais la Cour d’appel était déjà bien alignée. »

Si elle est d’avis que l’un de ses défis dans son rôle de juge en chef d’une cour d’appel est de mettre en place et de promouvoir des conditions favorisant la discussion franche et le libre échange d’idées entre les collègues de la Cour, ce défi prend une importance toute particulière en contexte pandémique :

« D’abord sur le plan personnel, la COVID nous a isolés. La magistrature a été choyée, nous faisons partie des privilégiés de la société dans cette situation pandémique. Nous n’avions aucune insécurité financière ni aucune insécurité liée à la perte possible de notre emploi, mais il demeure que nous avons été obligés, comme tous les citoyens, de nous adapter sur le plan professionnel à la situation. On a travaillé de chez nous, avec du personnel réduit, dans un environnement de travail qui, au départ, n’était pas parfaitement adapté pour la tenue des audiences virtuelles. Nous avons dû exceptionnellement entendre des audiences sur des questions importantes par téléphone. C’était donc un contexte difficile. Je faisais donc face à ce défi additionnel, alors que je cherchais à mettre en place des conditions de travail et des façons de faire qui permettaient une bonne écoute des parties et favorisaient les échanges. Cela n’a pas toujours été facile, mais je pense que nous y sommes arrivés. Le personnel de la Cour et les juges ont été extraordinaires. Mes collègues ont fait preuve d’une coopération, d’un professionnalisme et d’une collégialité extraordinaires. J’ai toujours eu leur appui lorsque nous avons dû mettre en place des conditions de travail qui nous permettaient d’assurer le maintien des activités des activités judiciaires, tout en s’assurant de maintenir la santé et la sécurité de nos employés et des juges. »

L’entrée en fonction n’a donc pas été de tout repos pour la juge Savard, qui a dû apprendre à apprivoiser son nouveau rôle, au fur et à mesure. En effet, il n’existe pas de manuel d’instruction pour être juge en chef!

« La juge en chef Duval Hesler a toujours été d’une grande aide et disponibilité, mais c’est une responsabilité qu’on apprend au fur et à mesure. Je suis à la Cour depuis 2013, j’avais l’impression que j’en connaissais beaucoup, mais il y a également tout le travail avec lequel j’étais moins familière au sein notamment du Conseil canadien de la magistrature et des différentes tables de concertation mises sur pied par le ministère de la Justice du Québec. De plus, je ne vous cacherai pas que la COVID a fait en sorte que les contacts avec les représentants du ministère de la Justice ont été beaucoup plus fréquents qu’à l’habitude, si ce n’est qu’en raison de la suspension des délais judiciaires, de l’adoption de divers décrets concernant le milieu judiciaire, la mise en place d’un système permettant les audiences virtuelles et du programme Lexius visant la numérisation de la justice. La situation hors de l’ordinaire le nécessitait. Des tables de concertation, des appels, des réunions sur Teams ou WebRTC, nous en avons eu beaucoup, avec les autres juges en chef des tribunaux judiciaires au Québec.

D’ailleurs, la collaboration entre les différents tribunaux judiciaires a été tout simplement remarquable, et c’est encore le cas aujourd’hui!

Je peux donc dire que d’une certaine façon, la COVID m’a aidée puisque tout était nouveau. Une telle situation ne s’était jamais présentée- je n’avais donc pas de repères. Il a fallu innover. »

Et la juge Savard a plusieurs plans pour le futur de la Cour d’appel. Elle entend bien plancher sur plusieurs chantiers dans les prochaines années, notamment avec l’important projet de la numérisation de la justice, dont certains déjà entamés avant la pandémie (par exemple, le projet pilote de greffe numérique de la Cour d’appel). Pour elle, cependant, la transformation de la justice signifie davantage que la numérisation :

« La transformation de la justice va au-delà de la seule numérisation des activités judiciaires. Elle doit permettre aux justiciables d’avoir un accès simplifié aux tribunaux judiciaires et permettre à ces derniers d’être plus efficaces. Elle doit favoriser l’accès à la justice, qui va nécessairement requérir une meilleure connaissance de la part des justiciables de leurs droits et des modes alternatifs de résolution de leurs litiges. Ce ne sont pas tous les litiges qui doivent se retrouver devant les tribunaux judiciaires. Soyons imaginatifs.

Mais tout en innovant, tout en faisant les choses différemment, il faut s’assurer que les tribunaux continuent à jouer leur rôle dans notre système de droit. La confiance du public à l’égard des tribunaux semble s’effriter. Il faut s’assurer que cette transformation ne se fasse pas au détriment du rôle essentiel du respect de la règle de droit dans notre société démocratique. »

Comment alors redonner confiance aux justiciables à l’égard de ces tribunaux judiciaires, particulièrement en ce qui concerne les personnes qui ne sont pas représentées?

« C’est sûr que c’est, je ne dirais pas une des difficultés, mais une conséquence des faiblesses du système de justice actuel. Quand je dis le système de justice, je pense que ça n’implique pas uniquement les tribunaux judiciaires. Cela interpelle également les avocats et les Barreaux. Les remises en question s’imposent à tous les niveaux.

Certaines personnes se représentent seules devant les tribunaux par choix, parce qu’elles estiment être en mesure de correctement faire valoir leurs droits. D’autres, par contre, n’ont pas le choix : elles n’ont pas les moyens financiers de faire face aux coûts associés à notre système de justice actuel. Les tribunaux ont leur rôle à jouer à ce niveau, en assistant ces parties non représentées, tout en maintenant leur impartialité et indépendance.

À titre d’exemple, un justiciable peut trouver sur le site Internet de la Cour d’appel différents modèles de procédure, de même que des aide-mémoires identifiant les différentes étapes du processus d’appel. Qu’est-ce que l’avis d’appel? Quelle forme doit-il prendre? Quelles pièces doit-on joindre à notre procédure? Dans quel délai? En plus de ces procédures, le personnel de nos greffes les guide le mieux possible à l’intérieur des règles, qui doivent par ailleurs être les mêmes pour tous. Alors, on a un devoir d’information. Mais, ils ne sont pas leurs avocats. À mon avis, le Barreau et la Chambre des notaires ont également le devoir, si ce n’est pas une obligation, de réfléchir à cette question.

L’Ontario a d’ailleurs lancé un chantier sur les « bacs à sable », « sand bags ». C’est un projet pilote visant à répertorier les programmes ou les processus numériques permettant d’informer les justiciables de leurs droits, de leurs recours et comment les encadrer. L’intelligence artificielle fera partie de l’échiquier, ça, on ne pourra pas le contourner. C’est dans ce cadre que les avocats et les notaires doivent s’interroger sur leur rôle pour assister les justiciables dans leur besoin d’une meilleure compréhension du processus. »

Pour la juge Savard, la COVID aura laissé sa marque dans notre manière de pratiquer le droit, et certains changements apportés en raison de la pandémie sont là pour rester.

« La COVID nous aura forcés à voir les choses autrement. Premièrement, et certainement, il va en résulter une meilleure utilisation des outils technologiques, que nous avions déjà en partie mais qui se sont grandement améliorés depuis mars 2020. De courtes représentations devant la Cour se feront sur une base beaucoup plus régulière en visioconférence. Les avocats sont déjà sensibilisés à cette façon de faire qui, à plusieurs égards, a des avantages indéniables. Elle permet de réduire les coûts de déplacement et le temps requis pour l’audition. Alors, cela va rester. Jusqu’à quel point? Dans quelle mesure? Cela demeure à préciser, mais il ne fait aucun doute que les outils permettent maintenant la tenue d’audiences virtuelles de qualité. Le deuxième élément a trait à la place du papier dans notre travail : le virage technologique est sérieusement amorcé. Le papier a de moins en moins sa place. Le numérique doit nous permettre d’améliorer l’accès à la justice et permettre aux tribunaux d’être plus efficaces. En attendant la mise en place du grand chantier Lexius, la Cour d’appel a continué à améliorer son greffe numérique (GNCA) pour permettre le dépôt électronique des procédures, dans tous les domaines. »

C’est donc vers l’avenir qu’est tournée la juge en chef du Québec. De son propre aveu, elle ne voit pas le temps passer, elle qui pourtant n’avait jamais fait de la magistrature un plan de carrière, mais pour qui le destin a bien fait les choses :

« Je savais que mes années à la magistrature passeraient très vite parce que tu apprends de nouvelles choses tous les jours, ou presque. Là, ça fait plus de 10 ans déjà, 12 ans, 11 ans, je ne sais même plus! C’était en 2009, alors faites le calcul! Et ça a passé tellement vite que quand ce sera le temps pour moi de dire « parfait je passe à autre chose », je ne me serai jamais ennuyée dans mon travail. Et cette transition de carrière, je la souhaite à toute personne. »

Quelques questions en vrac :

Avez-vous des conseils pour un avocat qui plaide à la Cour d’appel pour la première fois?

« Le premier conseil, très général, est celui d’abord de bien comprendre le rôle d’une cour d’appel. On a le privilège et la chance de lire tout avant d’entrer en salle d’audience. Et fiez-vous sur moi, vous pouvez répandre la bonne nouvelle : nous lisons beaucoup et  nous sommes véritablement préparés lorsque nous arrivons en salle d’audience. Certains avocats nous ont fait le reproche de dire : oui, mais on a l’impression que votre idée est faite. Je leur dis toujours : si on n’avait pas déjà fait un bout de réflexion, en tant qu’avocat je m’inquiéterais, je me demanderais pourquoi je me serais donné la peine de rédiger/préparer un mémoire. Je pense que le premier élément plus général est de comprendre quel est le rôle de la Cour et son fonctionnement. »

« Toujours se rappeler que vous faites le procès du jugement, et non pas le procès du juge. »

« Ciblez vos moyens d’appel, connaissant notre marge d’intervention et, dans l’écrit, le respect des trois règles : clarté, cohésion, cohérence. »

« Bien maîtriser votre dossier et surtout, et ça on a tendance à l’oublier, mettez-vous dans la position de la Cour. Qu’est-ce que la Cour veut entendre? Elle veut comprendre, par exemple, pourquoi elle devrait adopter votre position et s’écarter d’une décision qu’elle a déjà rendue ou distinguer une décision qu’elle a déjà rendue. Expliquez-lui, si vous êtes la partie appelante, pourquoi la thèse de la partie intimée doit être écartée. Pourquoi est-ce qu’elle se trompe. »

« Finalement, n’ayez pas peur des questions de la Cour. Portez attention aux questions qui sont posées. L’audience est là pour vous permettre de répondre aux interrogations de la Cour qui a déjà lu vos mémoires et pour la convaincre du bien-fondé de votre position. »

Comment détermine-t-on un banc de trois ou cinq juges?

« C’est un privilège de la juge en chef de déterminer s’il y aura un banc de trois ou de 5 juges. À ce jour, les bancs de cinq, on les voit principalement dans les renvois lorsqu’il y a vraiment des questions d’importance. J’ai déjà opté dans certains dossiers pour un banc de 5 juges, mais je n’en fais pas une habitude, parce que je vais vous dire : nous avons déjà beaucoup de travail et il est important d’assurer une sage utilisation de nos ressources afin que les dossiers puissent être entendus de façon diligente. Je vais opter pour cette approche dans les renvois, ou, encore lorsqu’il semble y avoir une jurisprudence controversée au sein même de la Cour, ou encore, au sein du tribunal de première instance. Cela pourrait être aussi le cas si une mise au point ou un éclaircissement doit être apporté à la jurisprudence de la Cour. »

Comment est-ce qu’on se débrouille lorsqu’on reçoit une question de la Cour et qu’on n’a pas la réponse, tout simplement?

« Cette situation est plus confortable pour la partie appelante. La meilleure chose n’est pas de commencer à patiner, car vous risquez de vous perdre. Personnellement, je suis très à l’aise lorsque le plaideur [la partie appelante] me dit « question très intéressante, elle soulève tel point ou tel point, est-ce que vous me permettez d’y réfléchir durant la plaidoirie de mon collègue et d’y revenir en réplique? », mais demandez toujours la permission, parce qu’en théorie, la réplique n’est pas faite pour cela. Le président ou la présidente du banc va être capable de vous indiquer si il ou elle le permet.

Quand vous représentez la partie intimée, c’est toujours plus délicat, parce que vous n’avez pas le bénéfice de la réplique. Moi je pense qu’il y a deux approches que l’on peut prendre: vous pouvez tenter, si vous avez un début de réponse, d’y aller à brûle-pourpoint. Si vous sentez que c’est un élément qui est décisif dans la réflexion de la Cour aux fins de ce qu’elle aura à décider, je vous suggérerais de dire « est-ce que vous me donnez deux jours, et j’aimerais vous envoyer un document de deux pages pour vous indiquer ce que serait ma position? ». La Cour pourrait accepter ou non votre demande, selon que la question porte sur un point sur lequel vous auriez déjà dû réfléchir ou si c’est au cœur ou non de la question qu’elle sera appelée à trancher. »

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