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Benjamin Wilner
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21 Sep 2022

Quel devoir d’enquête ont les policiers?

Par Benjamin Wilner, avocat

Quel est l’étendue du devoir d’enquête des policiers à propos d’éléments de preuve d’une pertinence évidente et d’une importance déterminante pour la découverte de la vérité? L’Honorable Martin Vauclair, j.c.a., en traite, de façon accessoire à l’appel dans la décision Dulude c. R., 2022 QCCA 1096. Selon ce dernier, il incombe aux policiers d’enquêter sur les éléments de preuve hautement pertinents lorsque l’existence en est portée à leur attention.

Contexte

L’appelante fut condamnée d’avoir commis des voies de faits grave sur une autre femme dans un bar, lui ayant asséné un coup de bouteille qui l’a sérieusement blessée. Lors de l’enquête policière, les policiers ont reçu comme information que les caméras de surveillance du bar auraient capté l’altercation. L’appelante a demandé en première instance que les bandes vidéo lui soient divulguées. Cependant, la Couronne, ne les ayant jamais eues en sa possession, n’avait rien à divulguer. L’enquêteur, bien qu’il eût été informé de l’existence des bandes vidéo, n’a pas fait de suivi auprès du responsable du bar en temps opportun, et celles-ci furent effacées dans les 7 jours suivant l’altercation.

L’appelante a déposé une requête en arrêt des procédures en alléguant une perte de preuve de la part de la Couronne, requête qui fut rejetée.

L’appelante en a appelé de sa condamnation, aux motifs que la juge a erré en rejetant sa requête en arrêt des procédures et qu’elle a mal évalué sa version des événements, laquelle aurait dû entraîner son acquittement.

Décision

Les juges Ruel et Hogue ont rejeté l’appel, en concluant que l’enquêteur n’a commis aucun manquement. Le Juge Vauclair, quant à lui, a conclu que l’enquêteur a manqué à ses devoirs d’enquête, mais que cette conclusion n’aurait pas eu d’impact en l’espèce.

Le juge Vauclair traite de l’obligation des policiers d’enquêter sur l’existence des éléments de preuve qui sont hautement pertinents et manifestement importants pour la recherche de la vérité. Bien qu’accessoire à l’appel, qui fut rejeté pour d’autres raisons, le traitement d’une telle obligation demeure important en l’espèce, et ce, tant pour la police que les accusés. Lorsque l’existence en est établie, les policiers ont le devoir de rechercher ces éléments de preuve.

« [34] […] les policiers ne peuvent pas adopter un comportement, sciemment, par négligence ou par ignorance, qui les prémunit contre une allégation de violation à un droit constitutionnel lorsqu’ils doivent, en vertu du droit, adopter un comportement différent et respectueux de leurs obligations et des droits constitutionnels reconnus.

[35] Par exemple, l’auteur Murray D. Segal écrit que les policiers ne peuvent se fermer les yeux à l’égard d’une preuve disculpatoire : Murray D. Segal Disclosure and Production in Criminal Cases, § 3:1, Release No. 1, January 2022, en ligne). J’ajoute, sans trahir les principes fondamentaux en cause, que cela est vrai à l’égard de tout élément de preuve clairement pertinent, inculpatoire ou disculpatoire. 

[36] Je veux préciser que rien dans mes motifs ne doit être interprété comme imposant une obligation de résultat aux policiers. La loi, le droit et la société s’en remettent cependant à eux pour jeter tout l’éclairage possible sur les crimes et ils doivent prendre les moyens raisonnables pour parvenir à cette fin.

[39] […] il est incontestable que, parmi les devoirs fondamentaux des policiers, figure celui de mener des enquêtes sur les crimes : Loi sur la police, RLRQ c. P-13.1, art. 48. Ce devoir d’enquête, je le suggère, se définit entre autres avec l’évolution des moyens technologiques, lesquels deviennent accessibles à la consommation de masse et ne requièrent aucune expertise poussée pour les comprendre et les manipuler.

[40] Il est également incontestable que ce devoir s’accompagne d’une « obligation de diligence envers le suspect sous enquête […] compatible avec les valeurs et l’esprit qui sous-tendent la Charte, compte tenu de l’importance que celle-ci accorde à la liberté et à l’équité procédurale » : Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41, par. 38.

[41] Ce devoir de diligence s’inscrit dans l’obligation constitutionnelle de l’État, c’est-à-dire de la police et de la poursuite, non seulement de produire une preuve pertinente pour découvrir la vérité, mais de la communiquer à la personne accusée.

[42] L’étape de l’enquête criminelle est cruciale pour la suite des choses. Des erreurs dans les enquêtes « sont susceptibles d’avoir de graves conséquences.  Une personne innocente peut, à cause d’une négligence de la police, faire l’objet d’une enquête, d’une arrestation, puis d’un emprisonnement. » : Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41, par. 1.

[…]

[48] Pour se décharger de son fardeau, l’appelante a produit le témoignage livré par l’enquêteur à l’enquête préliminaire. De son témoignage, on apprend que les policiers- patrouilleurs dépêchés sur les lieux de l’événement apprennent d’un témoin, sur place, peu après les faits, qu’un enregistrement vidéo peut montrer l’altercation. Un dénommé Sylvain Morin, le gérant du bar, les informe qu’il sera en mesure de fournir les vidéos des caméras de surveillance à partir du 7 décembre [2 jours plus tard], que les angles des caméras auraient bien filmé la scène.

[49] Cette preuve ne sera pas communiquée parce que les policiers ne l’ont jamais vue ou obtenue. Comme le soulignent à juste titre mes collègues, cela paraît surprenant.

[50] J’estime que cela paraît non seulement surprenant, mais fortement surprenant et j’ajoute qu’il est inacceptable que les policiers laissent simplement cet important élément de preuve, l’équivalent à l’arme du crime, entre les mains d’un tiers, sans plus, c’est-à- dire sans même le voir, le saisir, prendre des mesures conservatoires ou expliquer pourquoi toutes ces mesures ne pouvaient être mises en œuvre. Une simple note indiquant qu’un tiers dit avoir une preuve des images du crime, sans plus, ne correspond aucunement à une conduite policière raisonnable.

[51] Le fait que M. Morin ait indiqué aux policiers que la vidéo serait disponible à un moment rapproché ne fait rien pour mitiger le caractère inacceptable de la conduite policière dans l’enquête.

[52] Ces faits exigeaient des explications plus détaillées, qu’il est possible d’imaginer nombreuses et variées.

[…]

[64] À mon avis, au XXIe siècle, un policier raisonnable connaît généralement l’importance des caméras de surveillance privée dans les enquêtes, de leurs limites (angles, qualité d’images, etc.) et que les images captées ne sont pas conservées à perpétuité, mais selon un calendrier variable, pertinent de connaître. Avec égards pour l’opinion contraire, cette preuve menait en soi à la conclusion inéluctable, en l’absence d’une explication sérieuse, que les policiers avaient failli à leur devoir de récupérer la preuve pertinente le plus rapidement possible afin de la conserver. »

Commentaire

Les raisons du juge Vauclair surlignent l’obligation qu’ont les policiers d’enquêter sur des éléments de preuve qui risquent d’avoir un impact sur le sort d’un dossier criminel. Lorsque les faits d’un dossier révèlent que les policiers enquêtant sur un crime ont appris l’existence potentielle d’éléments de preuve pertinents, l’omission d’enquêter sur leur existence pourrait entrainer une allégation de manquement policier, ainsi qu’une demande en arrêt des procédures.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

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