23 Fév 2023

Rénovictions : une locataire obtient justice devant le Tribunal administratif du logement

Par David Searle, avocat

Les médias regorgent d’articles sur les rénovictions, mais ce sujet reste rarement abordé par la jurisprudence. Quels sont les recours des locataires face à une telle situation ? Sous la plume du juge administratif Luk Dufort, la décision St-Laurent c. Société en commandite 2083-2085/2101-2117 St-Timothée[1] offre un rare exemple judiciarisé d’une rénoviction devant le Tribunal administratif du logement et prévoit une compensation de plus de 20 000 $ pour la locataire en demande.

Contexte 

Depuis 2014, la locataire vit dans un logement avec son chat près du centre-ville de Montréal. Elle tient à son logement qui lui permet de pratiquer son art et de maintenir d’étroits liens avec ses voisins. Malheureusement, une infiltration d’eau la force à le quitter en mars 2021. Elle aménage alors dans un logement temporaire à la suite d’une entente conclue avec Société en commandite 2083-2085/2101-2117 St-Timothée (ci-après « Société »), la locatrice. Dans le cadre de leur entente, la locataire doit continuer de payer son loyer à la locatrice. En échange, celle-ci doit couvrir ses frais d’hébergement temporaire. L’entente prévoit que l’évacuation durera environ 3 mois.

Alors que les travaux progressent rapidement dans d’autres appartements de Société affectée par la même infiltration d’eau, la locataire se voit refuser l’accès à son logement pendant 17 mois. Elle ne peut plus ni pratiquer son art, ni vivre avec son chat (puisque les animaux sont interdits dans son logement temporaire), ni entretenir des contacts étroits avec son réseau social.

Pour aggraver les choses, la locatrice la laisse dans le néant quant à sa date de retour au logement. Ce n’est qu’en juillet 2022 qu’elle est informée par la locatrice qu’elle devra se reloger puisque : « [les] délais pour renouveler le bail [sont] expirés. » À partir de cette date, la locataire assume seule les frais de son logement temporaire et continue à payer son loyer à Société afin de préserver son droit de pouvoir réintégrer le logement.

Vu tout ce qui précède, la locataire réclame entre autres devant le Tribunal administratif du logement :

  • l’accès au logement et le droit de le réintégrer ;
  • des dommages moraux de 10 000 $ ;
  • des dommages punitifs de 30 000 $ ; et
  • des dommages matériels de 8 720 $.

Pour contester la demande, Société avance quant à elle que le logement est déjà reloué — il ne serait plus possible d’y réintégrer la locataire, telle que le prévoient trois jugements rendus par le Tribunal administratif du logement[2].

Décision

Droit de reintégrer le logement

Le Tribunal rejette dans un premier temps la position de Société et conclut que la locataire peut réintégrer le logement, puisque la locatrice n’a pas réussi à prouver que le logement est véritablement reloué et habité par un autre locataire.

D’une part, Société s’appuie sur un bail signé avec le nouveau locataire. Cela dit, ce bail présente des irrégularités et aucun de ses signataires ne vient témoigner pour la locatrice. Notons par ailleurs que lors des trois audiences tenues par le Tribunal, le représentant de Société, Joseph Shaffer, ne se présente jamais pour expliquer les gestes de la locatrice.

D’autre part, la locataire fait entendre par visioconférence un témoin qui met en doute la véracité des faits avancés par Société. Témoignant par visioconférence, ce voisin filme l’intérieur du logement de son propre balcon et y montre un espace inhabité. Il témoigne également qu’aucun bruit n’émane du logement depuis plus d’un an.

Rien ne fait donc obstacle au droit au maintien dans les lieux de la locataire. La locatrice doit remettre le logement en état habitable au terme d’un délai de 45 jours de la décision et remettre les clés du logement à la locataire. La locatrice demeure responsable des frais du logement temporaire jusqu’à la date de la réintégration.

Dommages matériels et moraux

Ayant refusé la réintégration de sa locataire, Société se doit de la compenser pour le préjudice qu’elle a subi. Elle doit lui rembourser 3 648,20 $ en dommages matériels pour couvrir ses frais d’entreposage occasionnés par son déménagement temporaire au-delà de la période prévue à l’entente, ainsi que ses frais de déménagement pour éventuellement réintégrer l’appartement.

En ce qui concerne les dommages moraux, 5 000 $ sont accordés. Cette somme sert à compenser la locataire pour les bouleversements qu’elle subit depuis plusieurs mois et l’incertitude qu’elle ressent en raison des stratagèmes de la locatrice. À noter, le Tribunal indique que ces dommages auraient été « beaucoup plus importants dans le cas où la réintégration des lieux n’aurait pas été possible »[3].

Dommages punitifs

De plus, le Tribunal accorde des dommages punitifs de 15 000 $ à la locataire en vertu de l’article 1902 C.c.Q. qui prévoit l’octroi de tels dommages dans un contexte de harcèlement d’un locataire. Il détermine qu’il y a eu effectivement harcèlement dans le contexte où « les agissements de la locatrice visaient clairement à obtenir le départ de la locataire »[4]. Ceci découle à la fois de la cessation des rénovations sur le logement sur une période de plus d’un an et l’interruption des paiements du loyer pour le logement temporaire de la locataire.

En condamnant Société à 15 000 $ en dommages punitifs, le Tribunal octroie des dommages relativement élevés à la locataire. Il se justifie principalement par la gravité de la faute de la locatrice, la jurisprudence récente du Tribunal[5], ainsi que sur la capacité financière de la locatrice qui a mis en vente l’immeuble en question au montant de 5 700 000 $ :

En se servant de l’évacuation temporaire de la locataire du logement pour tenter de l’expulser de façon permanente, la locatrice commet une faute grave. Il est important de sensibiliser les acteurs du marché locatif au Québec qu’il ne s’agit pas d’une pratique acceptable et que les conséquences seront sévères, dans le cadre d’un verdict relativement à ce type de geste…

[Le] Tribunal est d’avis que le montant accordé en dommages punitifs doit être significatif, afin de dissuader un locateur qui souhaiterait éventuellement procéder à une telle manœuvre. La sanction doit être assez importante pour que cela constitue un frein, et non que ce soit perçu comme une simple « amende » à payer, permettant d’obtenir le départ d’un locataire qui dérange ou dont le loyer n’est pas suffisamment élevé.[6]

Commentaire

Dénoncées sur toutes les plateformes, les rénovictions, telles que celle décrite dans ce jugement, font en fait très rarement l’objet d’un jugement devant le Tribunal administratif du logement. Comme l’évoque le Tribunal, à même son jugement, peu de locataires vont mener à terme un tel combat juridique alors que leur vie est complètement chamboulée par les gestes illégaux de leurs locateurs.

D’un point de vue juridique, retenons l’importance grandissante des dommages punitifs accordés aux locataires qui se voient nier leur droit au maintien dans leurs logements, ainsi que la possibilité d’utiliser avec créativité le témoignage par visioconférence d’un voisin pour démontrer l’état actuel d’un logement !

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] 2022 QCTAL 34771.

[2] Skalli Housseini c. 10376957 Canada inc., 2021 QCTAL 9871; Dang c. Lapointe, 2017 QCRDL 21642; Lanthier c. Caza, 2022 QCTAL 24580.

[3] Saint-Laurent c. Société en commandite 2083-2085/2101-2117 St-Timothée, 2022 QCTAL 34771, par. 76.

[4] Saint-Laurent c. Société en commandite 2083-2085/2101-2117 St-Timothée, 2022 QCTAL 34771, par. 84.

[5] Moroz c. Brown-Johnson, 2022 QCTAL 13865.

[6] Saint-Laurent c. Société en commandite 2083-2085/2101-2117 St-Timothée, 2022 QCTAL 34771, par. 92-94.

Commentaires (0)

L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.

Laisser un commentaire

À lire aussi...