par
Julien Thibault
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25 Avr 2023

Quand « gestion du dossier d’invalidité » ne rime pas avec « gestion de l’absence du salarié » : du caractère obligatoire de l’arbitrage médical prévu par une convention collective

Par Julien Thibault, avocat

Au Québec, de nombreuses conventions collectives prévoient un processus de contestation de l’état d’invalidité d’un salarié, sous la forme d’un arbitrage conventionnel qui se distingue de l’arbitrage de griefs à proprement parler : c’est ce qu’on appelle communément « l’arbitrage médical ». En pratique, lorsqu’une divergence d’opinions entre le médecin traitant d’un salarié et le médecin expert désigné par l’employeur survient en lien avec l’état d’invalidité du salarié, l’arbitrage médical se traduit généralement par l’intervention d’un médecin-arbitre neutre, nommé conjointement par le syndicat et l’employeur, afin de rendre une décision finale quant à l’invalidité du salarié. Dans la récente affaire Syndicat des employés de magasins et de bureaux de la Société des alcools du Québec (CSN) et Société des alcools du Québec (Stéphane Thibodeau), 2023 QCTA 94[1], rendue le 9 mars 2023, un arbitre de griefs s’est prononcé quant à l’obligation pour un employeur de suivre la procédure d’arbitrage médical, le tout dans un contexte de fin d’emploi d’un salarié absent pour cause d’invalidité.

Contexte

L’arbitre André G. Lavoie est saisi d’un grief par lequel le syndicat conteste le fait que l’employeur a omis de se conformer à la procédure d’arbitrage médical prévue par la convention collective avant de mettre fin à l’emploi du plaignant. Ce dernier, occupant le poste de conseiller en vins chez l’employeur depuis plus de vingt ans, a débuté une période d’invalidité en 2014.

Conformément à la convention collective applicable, le paiement des prestations d’invalidité pendant les douze (12) premiers mois d’invalidité est assumé à 100 % par l’employeur. Par la suite, le coût des prestations payables au courant de la seconde année d’invalidité est assumé à 75 % par l’employeur et à 25 % par l’assureur SSQ, alors que l’assureur en assume la totalité des coûts si l’invalidité se poursuit jusqu’à concurrence de trente-six (36 mois).

En avril 2016, le plaignant tente un retour au travail de quelques jours, qui s’avère malheureusement infructueux. Dans le mois qui suit, le plaignant fait parvenir à l’employeur un nouveau certificat médical indiquant un arrêt de travail. Quelques jours plus tard, l’assureur envoie une lettre au plaignant, lui indiquant qu’il est considéré comme apte au travail à compter du 1er mai 2016. L’employeur se dit lié par cette décision de l’assureur et considère lui aussi que le plaignant est apte au travail à compter de cette date. Dans les faits, le plaignant, toujours médicalement inapte à occuper son emploi, ne retourne jamais au travail. L’employeur finit par lui transmettre un avis de fin d’emploi en novembre 2016, considérant qu’il a démissionné de son poste.

Analyse

D’entrée de jeu, l’arbitre identifie la question en litige soulevée par le grief : l’employeur pouvait-il raisonnablement considérer le plaignant comme démissionnaire dans les circonstances ?[2]

D’un côté, le syndicat prétend que l’employeur aurait dû se conformer à la procédure d’arbitrage médical prévue à l’article 35.16 de la convention collective avant de mettre formellement fin à l’emploi du plaignant. Cette procédure, reproduite par l’arbitre au paragraphe 53 de sa sentence, prévoit essentiellement trois (3) étapes :

  1. L’employeur avise par écrit le salarié et le syndicat de sa décision de refuser de reconnaître ou de cesser de reconnaître l’invalidité du salarié, en plus de leur transmettre le rapport d’expertise qui fonde cette décision.
  1. Dans l’éventualité où le salarié ne se présente pas au travail à la date indiquée dans l’avis de l’employeur, il est réputé avoir contesté la décision de l’employeur par voie de grief.
  1. Par la suite, un médecin-arbitre tranchera le litige et dans l’intervalle, le salarié a droit au paiement des prestations d’assurance-salaire prévues par la convention collective.

L’employeur prétend quant à lui que la rupture du lien d’emploi résulte de l’abandon de son emploi par le plaignant, en raison de son refus de se présenter au travail malgré la décision de l’assureur quant à son aptitude au travail.

En somme, le syndicat soutient que le fait l’assureur SSQ ait pris en charge le dossier « n’a pas pour effet de soustraire l’employeur [à] ses obligations prévues à la convention collective »[3] et que l’arbitrage médical demeure applicable même dans le cas d’une invalidité qui se prolonge au-delà de de vingt-quatre (24) mois.

L’arbitre rappelle que la convention collective constitue « la loi des parties »[4], tout en soulignant qu’en vertu des principes dégagés par la Cour suprême dans l’arrêt Uniprix[5], le décideur appelé à interpréter un texte conventionnel doit d’abord déterminer si ses termes sont clairs ou ambigus[6].

Pour l’arbitre, le nœud du litige réside en fait dans la question de savoir si les étapes auxquelles les parties ont convenu de se soumettre par le biais de l’arbitrage médical doivent s’appliquer dans le cas où un salarié demeure invalide pour plus de vingt-quatre (24) mois[7]. Poursuivant son raisonnement en tenant compte des principes applicables, l’arbitre se dit d’avis que la clause 35.16 ne souffre d’aucune ambiguïté et qu’elle ne prévoit aucune exception quant à son application[8] : elle est donc à première vue applicable au cas du plaignant.

Par la suite, l’arbitre établit une distinction capitale entre le droit aux prestations d’invalidité et la question de la gestion par l’employeur de l’absentéisme du salarié :

« [70] Cela dit, et avec égard, j’estime que la notion d’invalidité s’étend au-delà du droit aux prestations d’invalidité et rejoint une des obligations inhérentes à tout contrat de travail, soit l’obligation pour le salarié d’offrir une prestation de travail.

[71] C’est ce qu’il convient d’appeler la gestion de l’absentéisme.

[72] Parce que, faut-il le rappeler, l’obligation du salarié de fournir une prestation de travail peut être suspendue, notamment en raison de son incapacité d’accomplir les tâches régulières de son poste. […]

[74] En d’autres mots, en utilisant les termes « tout litige relatif à l’inexistence ou à la cessation présumée d’une invalidité » comme condition d’ouverture à la procédure d’arbitrage médical, les parties convenaient d’inclure à la fois le régime compensatoire et la gestion de l’absentéisme. »

(Soulignements ajoutés)

Ainsi, de l’avis de l’arbitre, si l’employeur désire rompre le lien d’emploi d’un salarié en raison de l’absence injustifiée de ce dernier, il devra nécessairement faire la preuve de l’inexistence de son invalidité[9].

Or, en l’espèce, l’employeur ne pouvait simplement s’en remettre à l’avis de l’assureur SSQ afin de conclure à la cessation de l’invalidité du plaignant :

« [80] Avec respect pour l’opinion contraire, c’est à tort, à mon sens que l’employeur s’est dit lié par l’opinion de l’assureur SSQ quant à l’invalidité du plaignant. Il ne peut, à mon avis, passer outre à la procédure conventionnelle prévue par les parties. »

En agissant ainsi, l’employeur a, en quelque sorte, indûment confondu la gestion du dossier d’invalidité et la gestion de l’absentéisme du salarié. Sur cette question précise, l’arbitre Lavoie cite une décision de l’arbitre René Beaupré[10], qui rappelle notamment « qu’une personne salariée peut justifier une absence pour cause de maladie même si elle n’est pas admissible à des prestations d’assurance-salaire parce qu’elle ne répond pas à la notion d’invalidité prévue au contrat d’assurance »[11].

En somme, dans le contexte de la présente affaire, l’arbitre Lavoie en arrive à la conclusion que l’employeur devait obligatoirement s’en remettre à la procédure d’arbitrage médical à laquelle il a librement consenti par le biais de la négociation de la convention collective. Partant, l’employeur ne pouvait simplement considérer le plaignant comme « démissionnaire » sans contester la validité du certificat médical présenté par ce dernier au soutien de son absence du travail à compter du mois de mai 2016[12] .

Par conséquent, l’arbitre accueille le grief, déclare que l’employeur aurait dû s’en remettre à au processus d’arbitrage médical prévu par la convention collective, annule le congédiement du plaignant et ordonne à l’employeur de compenser ce dernier pour les pertes monétaires qu’il a encourues.

Commentaire

Cette décision rappelle la distinction essentielle entre les notions « d’invalidité » au sens du contrat d’assurance et d’absence d’un salarié en raison d’une maladie ou d’un état qui ne répond pas nécessairement à la définition d’une telle invalidité. Elle servira sans aucun doute de rappel et de mise en garde aux employeurs et aux syndicats dont la convention collective comporte une clause d’arbitrage médical. Lorsqu’il est question de la contestation de l’état d’invalidité d’un salarié, le processus d’arbitrage médical ne peut être court-circuité par l’employeur et doit recevoir ses pleins effets.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.


[1] Syndicat des employés de magasins et de bureaux de la Société des alcools du Québec (CSN) et Société des alcools du Québec (Stéphane Thibodeau), 2023 QCTA 94, SOQUIJ AZ-51922232.

[2] Id., par. 30.

[3] Id., par. 40.

[4] Id., par. 43.

[5] Uniprix inc. c. Gestion Gosselin et Bérubé inc., 2017 CSC 43.

[6] 2023 QCTA 94, préc., note 1, paras. 49 à 51.

[7] Id., par. 54.

[8] Id., par. 64.

[9] Id., Par. 77

[10] Montréal (Ville) c. Debz, 2021 CanLII 31535 (QC SAT). Dans sa sentence, l’arbitre Beaupré fonde son raisonnement sur de nombreuses autres décisions arbitrales ayant conclu dans le même sens.

[11] Id., par. 142.

[12] 2023 QCTA 94, préc., note 1, paras. 84-85.

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