Dans quelle mesure l’enregistrement clandestin d’une conversation privée entre des représentants de l’employeur est-il admissible en preuve ?
Par Juliette Mikula, avocate
S’il est aujourd’hui commun pour le Tribunal administratif du travail (ci-après « TAT ») d’admettre en preuve un enregistrement effectué par une partie, à l’insu de l’autre, certains principes doivent être respectés. Les règles jurisprudentielles qui encadrent l’admission en preuve d’un enregistrement clandestin ont pour objectif principal de préserver le droit à la vie privée, droit fondamental protégé par la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après « Charte québécoise »)[1], mais aussi par le Code civil du Québec (ci-après « C.c.Q. »)[2]. L’opinion publique, comme les tribunaux, doivent régulièrement se pencher sur la question. Encore récemment, des extraits audios d’enseignantes au secondaire criant sur leurs élèves ont fait la une des nouvelles. Un intérêt supérieur, comme l’intérêt public, peut-il permettre de brimer le droit à la vie privée ? La situation est cependant différente en milieu de travail puisque l’expectative de vie privée y est généralement moindre. Bien qu’« indiscret », « inélégant » et « peu souhaitable »[3], un tel enregistrement ne viole pas en soi le droit à la vie privée. C’est particulièrement le cas lorsqu’un enregistrement clandestin capte une conversation à laquelle toutes les parties sont présentes. Or, dans l’affaire Charron et Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal – Centre hospitalier de Verdun, 2022 QCTAT 4663[4], le TAT a déclaré recevable un enregistrement clandestin, après avoir admis que l’atteinte au droit à la vie privée était justifiée même si la salariée n’était plus présente dans la salle.
Contexte
Dans cette affaire, la salariée a capté à l’aide de son téléphone cellulaire une rencontre qu’elle a eue avec sa représentante syndicale et deux représentantes de l’employeur. Il a été jugé opportun en raison de certaines tensions que la salariée et sa représentante syndicale sortent de la salle durant une quinzaine de minutes. Le téléphone cellulaire est néanmoins resté dans la pièce et l’enregistrement s’est poursuivi. Les représentantes de l’employeur ont donc conversé ensemble, se pensant seules puisque la salariée ne faisait plus partie de la conversation et que la porte était fermée[5].
L’enregistrement révèle un échange de réflexions sur le déroulement de la rencontre, ainsi que sur le comportement des parties. Des stratégies pour la suite des évènements sont évoquées à la lumière des informations recueillies et la supérieure immédiate de salariée exprime même, en chuchotant, son découragement face à cette situation[6].
La partie demanderesse souhaite déposer en preuve l’entièreté dudit enregistrement tandis que la mise en cause s’oppose à la recevabilité d’une partie de l’enregistrement : celle hors présence de la salariée.
Décision
Dans cette affaire, le TAT, analyse longuement la recevabilité de cette preuve, dans son intégralité et procède en deux étapes. D’abord, il vérifie s’il porte atteinte à la vie privée. Constatant l’atteinte effective à ce droit fondamental, il étudie ensuite si cette atteinte est justifiée.
En premier lieu, le TAT estime que l’enregistrement capté en présence de la salariée est recevable bien qu’il ait été capté à l’insu des participantes. Il est effectivement licite, conforme aux principes juridiques applicables en la matière et ne porte pas atteinte aux droits fondamentaux[7] Cette preuve est de surcroît pertinente et constitue pour le TAT la « meilleure preuve » :
« [18] De plus, bien qu’il soit désagréable de ne pas se savoir enregistré, le Tribunal est d’avis que ce support audio constitue, dans les circonstances, la meilleure preuve, celle permettant au Tribunal de constater les faits matériels, comme le ton des parties lors de la rencontre, ainsi que leurs propos exacts, plutôt que d’inférer, à partir des seuls témoignages, ce qui s’est réellement passé lors de cette discussion. »
Le TAT procède dans un second temps à l’analyse de la recevabilité de la partie de l’enregistrement captée lorsque la salariée n’est plus dans la pièce.
À cet égard, le TAT est d’avis que, malgré le fait que les discussions aient été captées sur les lieux de travail, leur enregistrement a porté atteinte à la vie privée des participantes [8]. En effet, au regard du contenu des conversations, de la nature de l’information interceptée et du contexte en l’espèce, les représentantes de l’employeur pouvaient subjectivement estimer que cette conversation faisait partie de leur domaine privé[9].
Une fois cette atteinte caractérisée, le TAT vérifie par ailleurs si elle ne serait pas licite et justifiée en vertu de l’article 9.1 de la Charte québécoise. En effet, après avoir démontré qu’il y a une atteinte à un droit fondamental, le Tribunal est dans l’obligation de rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte à un tel droit, lorsque son utilisation est également susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. Il existe néanmoins l’exception de l’article 9.1 de la Charte québécoise qui permet de sous-peser les droits fondamentaux d’un individu afin que soient respectés les valeurs démocratiques, l’ordre public et les principes de justice naturelle.
Pour déterminer si l’atteinte était justifiée en l’espèce, le TAT réfère aux critères issus de la décision de la Cour d’appel surnommée « Bridgestone/Firestone »[10]. La Cour d’appel y énonce le principe qu’un employeur ou un organisme public peut être justifié de porter atteinte à la vie privée d’un employé s’il prouve qu’il avait des motifs rationnels de le faire et que le procédé ou le moyen mis en place était raisonnable.
Dans un premier temps, en ce qui a trait aux motifs rationnels, le TAT estime que la salariée avait des informations qui rendaient légitime la décision d’enregistrer la rencontre. Le TAT note en effet que la salariée n’avait confiance ni en son syndicat, à l’encontre duquel elle avait déjà déposé une plainte en 47.2 du Code du travail, ni en ses supérieurs, qui l’avaient déjà rencontrée trois fois et dont les décisions ont fait l’objet de plusieurs griefs dans le passé. Son sentiment de vulnérabilité lui donne des motifs « ni arbitraires, ni capricieux »[11]. Les motifs initiaux à la décision d’enregistrer la rencontre ont donc été considérés comme rationnels.
Dans un deuxième temps, le moyen utilisé était-il pour autant raisonnable? Le TAT répond positivement à cette question. D’une part la séquence captée en l’absence de la demanderesse est d’une durée de quinze minutes. D’autre part, aucune image n’est captée, seulement des paroles. Il ne s’agit donc pas d’une surveillance continue[12].
Ainsi, l’initiative de capter, sur les lieux de travail, la discussion à laquelle elle ne prend pas part était basée sur des motifs rationnels et ce moyen était le moins intrusif possible. Le TAT en conclut que l’exception de l’article 9.1 de la Charte québécoise est applicable en l’espèce :
« [86] Étant donné que la captation de la discussion tenue durant la pause s’appuie sur des motifs rationnels et que l’enregistrement est capté de la manière la moins intrusive possible, l’atteinte à la vie privée n’est qu’apparente et se justifie au sens de l’article 9.1 de la Charte québécoise. »
Commentaire
Le Tribunal a suivi les principes jurisprudentiels et les balises législatives en sa possession pour trancher. Il est toutefois à noter que le TAT lui-même s’est montré conscient que l’application des critères de l’affaire « Bridgestone/Firestone » est subjective. En effet, dans cette décision, il était question d’une filature d’une employée par son employeur qui souhaitait vérifier l’exactitude de ses déclarations. Les critères ainsi mis en lumière peuvent, certes, servir de balises mais ne peuvent permettre de régler toute situation d’atteinte à la vie privée dans une relation de travail. En l’espèce, le TAT a fait le choix de constater l’imperfection de l’application de ces principes aux faits avant de les adapter aux circonstances qui se présentaient devant lui[13].
Fondamentalement, il est difficile d’affirmer que cette décision ouvre la porte au dépôt de tout enregistrement clandestin lorsque la partie à l’origine de l’enregistrement est absente. Le Tribunal a ici pris la peine d’analyser l’ensemble de la preuve et c’est finalement au constat des déclarations discordantes de chacun des témoins qu’il a pu conclure que cet enregistrement constitue la meilleure preuve pour permettre de trancher le litige portant sur l’admissibilité d’une lésion professionnelle.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.
[2] Articles 3 et 35 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64.
[3] Cadieux c. Service de Gaz naturel Laval inc., 1991 RJQ 2490 (C.A.).
[4] Charron et Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal – Centre hospitalier de Verdun, 2022 QCTAT 4663.
[5] Id., par. 39.
[6] Id., par. 45.
[7] Id., par. 11.
[8] Id., par. 51.
[9] Id., par. 42.
[10] Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, [1999] R.J.Q. 2229 (C.A.).
[11] 2022 QCTAT 4663, préc., note 4, par. 79.
[12] Id., par. 85.
[13] Id., par. 62.
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