par
Samuel Bachand
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17 Jan 2014

Chronique du CAP : Confraternité

Par Samuel Bachand

Samuel Bachand

J’ai eu le privilège de prendre
part, en décembre dernier, au 28e Congrès ordinaire de la Conférence
internationale des barreaux de tradition juridique commune (CIB). 

Rassemblés à l’Hôtel Ivoire
d’Abidjan (Côte d’Ivoire), les représentants de barreaux francophones
africains, européens et québécois ont échangé sur les thèmes un peu vagues de « Gouvernance
et redevabilité ». Ce qui, sous nos latitudes, aurait pu être interprété
comme une invitation à se gargariser de raffinements soi-disant éthiques s’est
avéré là-bas un simple prétexte pour prendre de front les questions vitales de
tout barreau digne de ce nom : indépendance de l’Ordre et de la magistrature,
statut des droits humains et des droits de la défense.

Le 19 décembre 2013, à
l’ouverture du Congrès, on nous annonçait que le bâtonnier Rufyikiri, du
Burundi, avait été empêché de quitter le territoire national. De Bujumbara, il
nous adressait une missive lumineuse :

[…] Depuis le début de cette saga de mauvais goût à laquelle
le pouvoir fasciste de Bujumbara fait danser ma personne et mon Barreau, tous
les Bâtonniers et tous les Barreaux de la CIB […] se sont énergiquement levés
et ont engagé toutes actions en leur pouvoir pour faire cesser cette
persécution d’un autre siècle contre la liberté d’expression d’un Barreau et de
son Bâtonnier. […]
Malheureusement, le pouvoir de Bujumbara ne décolère pas, et
il vient de revenir à la charge, juste au lendemain de mon interdiction de
toute sortie du territoire national, en ordonnant au Procureur Général […] de
saisir la Cour d’Appel contre le silence du Conseil de l’Ordre en vue d’obtenir
ma radiation. Que ce soit la demande de radiation ou l’interdiction de sortie,
le tout procède d’une même stratégie perfide, à savoir anéantir légalement et
physiquement ma capacité personnelle à rester Bâtonnier et à poursuivre mes
procès contre le Gouvernement devant la Cour de justice de la Communauté Est-Africaine.
[…] Ainsi donc toute la persécution qui se déchaîne sur nous
en ce moment, loin de nous rabaisser, nous élève, loin de nous décourager, nous
tonifie. Et du moins sur l’étape historique où est rendu le combat des Barreaux
vaillants de la CIB, aux côtés du Barreau frère du Burundi où des dirigeants
obscurs insultent honteusement la démocratie en croyant que la dictature
démocratique est légitime, nous avons encore et toujours l’espoir, que ceci
n’est que cette nuit la plus obscure qui précède et annonce l’aurore. 
À Abidjan, entouré de confrères
africains dont plusieurs risquent quotidiennement leur sécurité et leur liberté
du seul fait d’exercer la profession d’avocat, j’ai vu se produire le miracle de
la confraternité. 

Terme disparu de notre
vocabulaire désormais ligneux, la confraternité est ce sentiment qui unit
spontanément les membres d’un barreau lorsqu’ils luttent pour des valeurs
communes et significatives. Elle est une solidarité qui incline les avocats à
ne pas se concevoir d’abord comme des concurrents ou comme des contacts d’affaires, mais comme des
alliés au service d’un code d’honneur et d’une certaine conception de la
justice. Une conception quasi religieuse de notre vocation, certes, mais à
l’épreuve des dérives commerçantes, politiquement complaisantes, sécuritaires
ou carrément autoritaires qui refont surface épisodiquement sous le vent de
l’Histoire.  

Pendant qu’on le célébrait en
Côte d’Ivoire, le 19 décembre dernier, l’honneur du barreau en prenait pour son
rhume au Canada. Dans un arrêt publié le même jour, une majorité de juges de la
Cour suprême laissait à l’honorable Michael Moldaver (un ancien avocat de la
défense) le soin d’exprimer son idée là-dessus:

[6] Permettre aux
policiers de consulter un avocat avant de rédiger leurs notes est à l’antipode
de la transparence
même que le régime législatif vise à favoriser.  En
clair, les apparences comptent, et lorsqu’il
y va de la confiance du public envers la police
, il est impératif que le
processus d’enquête soit transparent, et aussi qu’il ait toutes les apparences de la transparence.
[7]  Manifestement, le législateur n’avait pas
l’intention de conférer aux agents un
droit à l’avocat dont l’exercice risquerait de compromettre cette transparence

[…]
[8]  Un tel droit est par ailleurs inconciliable
avec les obligations que le régime législatif impose aux policiers.  Une conception aussi large de leur droit de
consulter un avocat compromettrait leur capacité de rédiger des notes exactes,
détaillées et exhaustives conformément à leur obligation
Si les agents pouvaient obtenir des
conseils juridiques avant de rédiger leurs notes, ils risqueraient de
s’attacher à défendre leur intérêt personnel et à justifier leurs actes, au
détriment de leur devoir public
.  Un tel changement de perspective
serait contraire à ce devoir.[1]

[Style gras ajouté]
Si elles sont dures, les paroles
du juge Moldaver ont le mérite d’être claires. Un pessimiste y lirait que nous,
avocats, sommes considérés comme une classe d’empêcheurs de dire la vérité, de
fourbes. Maigre consolation, deux hautes et belles voix se sont élevées en
dissidence, celles des juges LeBel et Cromwell : 

[103] […] Chacun a le
droit de consulter un avocat.  Cette liberté traduit également
l’importance du rôle social que jouent les avocats au sein d’un État de
droit.  L’avocat représente des gens, communique des renseignements
juridiques et donne des conseils.  En s’acquittant de ces fonctions,
l’avocat contribue au maintien de la primauté du droit
.  D’ailleurs,
ces fonctions sont jugées d’une telle importance qu’elles sont souvent
protégées par de solides privilèges de confidentialité qui sont liés à nos
valeurs fondamentales et à nos droits constitutionnels.  Dans cette
optique, nous estimons qu’il ne faut pas supprimer la liberté de consulter un
avocat par le simple jeu d’une interprétation étroite du règlement en l’absence
d’une intention claire du législateur en ce sens.  Cette interprétation étroite trahit également une méfiance injustifiée
envers les avocats.  On ne peut présumer que les avocats conseilleront à
leurs clients de contrevenir à la loi ou de négliger leur devoir envers le
public et envers la justice elle‑même
.
[Style gras ajouté]
Espérons de vives réactions de
l’AJBM, du Barreau du Québec, des Barreaux de sections et des associations
d’avocats de la défense. Leur silence serait un aveu accablant pour la
profession.

En Afrique, le combat primordial;
en Amérique, le délitement tranquille. Cette mise en perspective de deux
tableaux contrastés nous montre qu’il ne faut pas attendre de l’État ou
d’autres formes de pouvoir qu’ils nous inspirent l’honneur d’être avocat. Ce
sentiment naît de la confraternité et c’est dans la confraternité qu’il doit
être proclamé, envers et contre tous.

Une autre question, très grave,
se pose : jusqu’où les institutions – le barreau en est une –
devront-elles céder aux appétits de transparence pantagruéliques de cette « opinion
publique » dont on ne sait plus si elle a une existence propre ou si elle
est construite de pure agitation médiatique?    

En 1678, le pouvoir royal
décrétait l’interdiction formelle de l’établissement d’avocats en
Nouvelle-France, faisant sienne l’opinion du Conseil souverain qui estimait que
cet établissement serait « préjudiciable » à la colonie. Trois
siècles plus tard, cette méfiance n’est toujours pas morte…    
   
Recevez, chers lecteurs, mes
salutations confraternelles. Et
longue vie au bâtonnier Rufyikiri.



[1] Wood c. Schaeffer, 2013 CSC 71

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