24 Nov 2015

Pause prolongée : questionnement sur la validité d’un moyen de pression utilisé par les enseignantes et les enseignants

Par Émilie Gonthier

Dans le cadre des longues négociations infructueuses entre les parties s’étalant depuis l’automne 2014 et visant le renouvellement de la convention collective échue depuis le 31 mars 2015, la Fédération des syndicats enseignants (« FSE ») a développé un plan de mobilisation contenant plusieurs mesures. Ce plan, appliqué depuis le début de l’année scolaire par les enseignants, propose, entre autres, une action visant la prolongation des récréations et des pauses d’une durée de dix minutes. Ainsi, dans la décision Comité patronal de négociation pour les commissions scolaires francophones (CPNCF) Fédération des commissions scolaires du Québec c. Fédération des syndicats de l’enseignement (FSE-CSQ), 2015 QCCRT 0601, la division des services essentiels de la Commission des relations du travail, se prononce sur la validité d’un tel moyen de pression dans un cadre éducatif, alors qu’aucun avis de grève n’a été donné. 

La compétence de la CRT en matière de services essentiels

Au tout début des motifs de la décision, la commissaire présente certains pouvoirs de la CRT en matière de services essentiels. 

Il y est expliqué que lorsque le droit de grève est acquis selon les principes prévus par le Code du travail, la CRT doit s’assurer qu’un niveau de services suffisants est fourni à la population. Cependant, puisque le législateur n’a pas prévu le maintien des services essentiels pour les enseignants du secteur public, la CRT ne pourrait en aucun cas en assurer le maintien, puisqu’elle agirait ainsi sans compétence. Mais, dans le cas présent, la CRT conserve sa compétence puisque les parties ne sont pas impliquées dans une grève légale. 

«[51] Il en est autrement lorsqu’il s’agit d’un conflit entre les parties en dehors de l’exercice légal du droit de grève, comme c’est le cas dans la présente affaire. La Commission a alors compétence pour intervenir si elle en vient à la conclusion qu’il existe un conflit entre les parties, que ce conflit se traduit par des actions concertées et, finalement, que ces actions concertées portent préjudice ou sont susceptible de causer préjudice à un service auquel la population à droit.» 

Ainsi, si ces trois conditions sont réunies, soit (1) l’existence d’un conflit, (2) la présence d’actions concertées et (3), que les actions concertées portent préjudice ou sont susceptibles de causer préjudice, alors la CRT pourra, tel que le lui permet le Code du travail à l’article 111.18, rendre l’ordonnance prévue par l’article 111.17, qui stipule que:

«111.17. Si elle estime que le conflit porte préjudice ou est vraisemblablement susceptible de porter préjudice à un service auquel le public à droit ou que les services essentiels prévus à une liste ou à une entente ne sont pas rendus lors d’une grève, la Commission peut, après avoir fourni aux parties l’occasion de présenter leurs observations, rendre une ordonnance pour assurer au public un service auquel il a droit, ou exiger le respect de la loi, de la convention collective, d’une entente ou d’une liste de services essentiels.» 

Dans le cadre de sa décision, la Commissaire ne s’attarde pas sur les première et deuxième conditions, ne faisant que confirmer qu’elles sont belles et bien présentes dans ce dossier. Son analyse porte donc sur la troisième condition, dont la présence lui permettra d’exercer sa compétence, soit l’établissement du lien entre l’exercice des actions concertées et le préjudice qu’en subissent les élèves et leurs parents. 

Le cadre législatif

D’entrée du jeu, la Loi sur l’instruction publique, RLRQ, c. I-13.3 (la “Loi”)  à son article premier, affirme le droit à l’enseignement public: 

1. Toute personne a droit au service de l’éducation préscolaire et aux services d’enseignement primaire et secondaire prévus par la présente loi et le régime pédagogique établi par le gouvernement en vertu de l’article 447, à compter du premier jour du calendrier scolaire de l’année scolaire où elle a atteint l’âge d’admissibilité jusqu’au dernier jour du calendrier scolaire de l’année scolaire où il atteint l’âge de 18 ans, ou 21 ans dans le cas d’une personne handicapée au sens de la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapée en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale (chapitre E-20.1)
[…]

Le régime pédagogique auquel il est fait référence dans la Loi est le Régime pédagogique de l’éducation préscolaire, de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire, RLRQ, c. I-13.3, r.8; c’est ce régime qui prévoit, entre autres, le nombre d’heures d’enseignement requises pour chaque matière ainsi que le nombre d’heures total d’enseignement auquel chaque élève a droit. 

En citant à titre d’exemple certains articles du Régime pédagogique, la Commissaire explique que le temps d’enseignement qui y est prévu pour chacun des niveaux préscolaire, primaire et secondaire, est impératif. Ainsi, pour pouvoir déroger au nombre obligatoire d’heures d’enseignement, une permission spéciale du ministre devra être obtenue, comme c’est le cas lors de la mise en place de programme sport-étude. 

De plus, durant la période de négociation, les dispositions de la convention collective continue à s’appliquer au corps enseignant, notamment l’article 8-2.01: 

«8.2.01. […]Dans ce cadre, les attributions caractéristiques de l’enseignante ou l’enseignant sont:

1. de préparer et de dispenser des cours dans les limites des programmes autorisés;»

Position des parties

Le principal argument de la partie patronale se trouve au paragraphe 34 de la décision: 

«[34] Selon la partie patronale, les enseignants ne dispensent pas le temps d’enseignement prescrit et contreviennent au régime pédagogique ainsi qu’à la grille matières adoptée par le conseil de l’établissement de l’école conformément à la Loi sur l’instruction publique. Les élèves perdent ainsi environ 40 minutes d’enseignement par semaine. Puisque ce moyen de pression perdure depuis le début de l’année scolaire, c’est près de six heures d’enseignement dont sont privés certains élèves pour assurer leur réussite scolaire.»

Elle ajoute aussi que la diminution du temps d’enseignement porte préjudice entre autres aux élèves en difficulté. Finalement, elle soulève que la prolongation des périodes de récréation et de pause entraîne des problèmes disciplinaires dans plusieurs écoles. 

Quant à elle, la partie syndicale affirme qu’elle ne viole pas la Loi, le régime pédagogique ou les clauses pertinentes de la convention collective puisque l’enseignant dispose d’une large autonomie professionnelle sur la façon dont il est appelé à dispenser la matière. De plus, elle ajoute que l’enseignement, selon l’article 2 du régime pédagogique, ne se résume pas au simple apprentissage de matières: 

«[43] S’appuyant sur le programme de formation, la partie syndicale conclut que la mission de l’école est de permettre à l’enfant de développer des compétences disciplinaires et transversales ainsi que d’aborder des domaines généraux de formation. Elle vise le développement global de l’élève afin d’en faire un citoyen responsable qui vit dans une société démocratique et de droit. 

[44] Ainsi, la prolongation des récréations constitue un autre contexte d’apprentissage qui permet à l’élève d’acquérir des compétences d’ordre personnel et social ou de l’ordre de la communication comme coopérer, résoudre des conflits, apprendre à vivre ensemble et communiquer de façon appropriée. L’acquisition de ces compétences doit d’ailleurs être évaluée par l’enseignant et la récréation prolongée constitue un environnement privilégié pour le faire.»

L’existence d’un préjudice

Dans le cadre de son analyse, la Commissaire conclut donc que la prolongation de dix minutes des pauses et des récréations à titre de moyen de pression utilisé par les enseignants, contrevient à la Loi, au régime pédagogique ainsi qu’à la convention collective, toujours applicable entre les parties. En effet: 

«[59] En prolongeant la récréation, les enseignants ne fournissent pas la totalité du temps d’enseignement prescrit dans chaque matière, privant ainsi les élèves du service auquel ils ont droit en vertu de la loi. 

[…] 

[62] Malgré le professionnalisme dont font preuve les enseignants dans le cadre de l’exercice de leurs moyens d’action, force est de constater que les élèves ne reçoivent pas le temps d’enseignement qu’ils sont en droit de recevoir. Ce déficit s’établit à environ 40 minutes par semaine et représente près de six heures de moins d’enseignement depuis la rentrée scolaire. Cette perte est suffisamment importante pour conclure qu’elle porte préjudice au service d’éducation.»

Conclusion

Ainsi, bien que l’exercice des moyens de pression, tel que l’explique la partie syndicale, porteraient moindrement atteinte au droit des élèves de recevoir l’éducation prévue par la Loi et le régime pédagogique, que l’exercice d’une grève sans maintient aucun de quelques services essentiels que ce soit, la Commissaire explique la nécessité de respecter les provisions du Code du travail et rendre une ordonnance de cesser ces moyens de pressions.

Le lien vers la décision se trouve ici.

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