par
Sophie Estienne
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19 Août 2020

COVID-19 frappe de nouveau le monde juridique : nouvelle prorogation de la suspension de la déclaration d’invalidité de l’article 241.2(2)d) du Code criminel

Par Sophie Estienne, avocate

La suspension d’un jugement ayant déclaré invalide une disposition d’une loi doit demeurer une mesure exceptionnelle. Selon la Cour supérieure, la situation actuelle causée par la COVID-19 répond à ce qualificatif. Dans l’affaire Truchon c. Procureur général du Canada, 2020 QCCS 2019, elle accorde une nouvelle suspension de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité de l’article 241.2(2)d) du Code criminel, à la lumière des impacts engendrés par la pandémie.

Contexte

L’encadrement juridique de l’aide médicale à mourir a fait couler beaucoup d’encre, notamment depuis l’arrêt Carter[1] en 2015, dans lequel la Cour suprême a statué que les dispositions du Code criminel[2] interdisant l’aide médicale à mourir portaient atteinte aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garantis par la Charte canadienne des droits et libertés[3].

Le 11 septembre 2019, dans l’affaire Truchon[4], la Cour supérieure déclarait inconstitutionnels certains articles du Code criminel[5] et de la Loi concernant les soins de fin de vie[6] prévoyant respectivement comme condition d’accès à l’aide médicale à mourir que la « mort naturelle [d’une personne] […] [soit] devenue raisonnablement prévisible » et que cette personne soit « en fin de vie ». Toutefois, afin de permettre au législateur de procéder aux changements requis, le caractère inopérant des dispositions était suspendu pour une période de six mois, soit jusqu’au 11 mars 2020.

Le 2 mars 2020, la suspension de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité de l’article 241.2(2)d) C. cr. était prorogée de quatre mois, soit jusqu’au 11 juillet 2020, par le même tribunal[7]. Les motifs alors retenus pour justifier la suspension étaient la tenue des élections fédérales et les actions concrètes posées par le gouvernement, notamment le dépôt du projet de loi C-7[8]. Il importe de savoir que la juge Baudouin a aussi pris soin d’accorder une exemption constitutionnelle pendant la durée de la prorogation, permettant ainsi aux personnes remplissant les autres critères prévus à l’article 241.2 C.cr. de s’adresser à la Cour afin d’obtenir l’autorisation de recevoir l’aide médicale à mourir. S’inspirant de l’approche adoptée par la Cour suprême dans Carter[9], elle a expliqué qu’une telle exemption permettrait d’ « “atténuer le tort considérable qui pourrait être causé” par le prolongement de la souffrance des personnes admissibles à l’aide médicale à mourir, mais dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible[10] ».

Quelques mois plus tard, le 29 juin 2020, le tribunal fait de nouveau droit à la demande du Procureur général du Canada (ci-après « PGC ») de proroger la suspension pour une période de six mois, soit jusqu’au 18 décembre 2020[11].

Au soutien de sa nouvelle demande de prorogation de la suspension pour une période six mois, le PGC invoque « l’impact que la pandémie de la COVID-19 a eu sur les travaux du Parlement fédéral depuis la mi-mars[12] ». Cette demande de prorogation n’est contestée ni par le Procureur général du Québec (ci-après « PGQ ») ni par les demandeurs, tout comme la précédente.

À noter que le PGQ n’a pas, pour sa part, sollicité de prorogation du délai afin d’abroger sa loi.

Décision

Le cadre juridique qui s’applique à une telle demande est celui tracé dans l’affaire Descheneaux[13]. Pour avoir gain de cause, le PGC doit se décharger du « lourd » fardeau qui lui incombe en démontrant « l’existence de circonstances exceptionnelles ou de raisons sérieuses justifiant la prorogation[14] ».

Quatre facteurs doivent être analysés dans le cadre de l’examen d’une telle demande : 1) l’existence d’un changement de circonstances ; 2) la présence de circonstances qui ont mené à accorder la suspension initiale ; 3) la probabilité de l’adoption d’une loi réparatrice ; et 4) l’impact sur l’administration de la justice[15]. Ces facteurs ne sont toutefois « ni cumulatifs, ni exhaustifs » et leur pondération doit se faire selon les circonstances propres à chaque affaire[16].

La Cour, en s’appuyant sur les facteurs établis par la Cour d’appel, est d’avis que la pandémie de la COVID-19 constitue sans aucun doute un changement de circonstances ayant des impacts manifestes sur l’agenda parlementaire. En effet, la preuve présentée démontre que les membres du Parlement fédéral ont dû consacrer leurs activités exclusivement à l’adoption de mesures législatives liées à la pandémie.

De plus, les considérations ayant justifié la suspension initiale de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité sont toujours présentes. Le juge Beaudoin insistait sur « l’importance que le Parlement puisse bénéficier d’une période de travail effective de six mois[17] ».

Quant au dernier critère pris en compte, la Cour conclut que « la confiance du public dans l’administration de la justice et dans la capacité des tribunaux d’agir comme gardiens de la Constitution[18] » ne se trouve pas affaiblie par l’acceptation de la demande. En effet elle précise que :

[19] Premièrement, donner suite à la demande du procureur général du Canada ferait passer de 10 à 15 mois la durée de la suspension de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité de l’alinéa 241.2(2)d) C.cr. Objectivement parlant, il ne s’agit pas d’une durée déraisonnable étant donné qu’il arrive souvent que la durée d’une suspension soit initialement fixée à 12 mois.
[20] Deuxièmement, le procureur général du Canada consent à ce que soit reconduite l’exemption constitutionnelle accordée lors de la première prorogation. Comme la juge Baudouin l’a alors souligné, cette exemption permet d’atténuer l’impact de la suspension de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité sur les personnes admissibles à l’aide médicale à mourir, mais dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible. L’expérience acquise depuis démontre que les personnes souhaitant se prévaloir de cette exemption sont en mesure d’obtenir rapidement l’autorisation judiciaire dont elles ont besoin.
[21] Troisièmement […] la demande du procureur général du Canada n’est pas contestée. Si la prorogation recherchée était susceptible de miner sérieusement la confiance du public dans l’administration de la justice et dans la capacité des tribunaux de protéger adéquatement le droit à la vie ainsi que les droits à la liberté et à la sécurité de la personne, il y a fort à parier que les intervenants l’Association québécoise pour le droit de mourir dans la dignité et Dying With Dignity Canada — deux organismes ayant joué un rôle de premier plan dans le débat sur l’accès à l’aide médicale à mourir — s’y seraient opposés.

La possibilité que le gouvernement, lors de la rentrée parlementaire de l’automne, doive faire face à d’autres priorités urgentes, et qu’il existe donc une certaine incertitude quant à l’adoption imminente du projet de loi en cours, n’est pas un élément déterminant, du moins à ce stade, considérant le poids des autres facteurs analysés.

Au terme de son analyse, la Cour supérieure accueille la demande du PGC pour la durée demandée, à savoir jusqu’au 18 décembre 2020.

Conclusion

Bien que le tribunal précise que la suspension de la prise d’effet d’une déclaration d’invalidité d’une loi est une mesure exceptionnelle et que le fardeau est « lourd », elle rappelle bien que les critères à analyser doivent être « pondérés à la lumière des circonstances particulières de […] [l’]affaire » et que les facteurs élaborés ne sont pas cumulatifs.

Ainsi, la décision de la Cour fut prise face à la situation exceptionnelle de pandémie de la COVID-19 qui fait actuellement rage. À situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle!

En effet, cette pandémie a eu un impact sur les travaux parlementaires en cours, qui ont dû être suspendus au profit des questions liées à la COVID-19. L’étude du projet de loi C-7 n’a donc pas progressé depuis la première prorogation de la suspension.

Selon l’agenda actuel, les travaux parlementaires doivent reprendre le 21 septembre 2020. Ne reste qu’à espérer que la COVID-19 ne vienne pas, une nouvelle fois, jouer les trouble-fêtes de cette rentrée parlementaire tant attendue.

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

[1] Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331.

[2] Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 (ci-après « C. cr. »).

[3] Charte des droits et libertés de la personne, R.L.R.Q., c. C-12.

[4] Truchon c. Procureur général du Canada, 2019 QCCS 3792.

[5] Art. 241.2(2)d) C. cr.

[6] Loi concernant les soins de fin de vie, R.L.R.Q., c. S-323.0001, art. 26(1)3).

[7] Truchon c. Procureur général du Canada, 2020 QCCS 772.

[8] Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir), projet de loi no C-7 (2e lecture à la Chambre 26 février 2020), 1re sess., 43e légis. (Can.) ; ce projet de loi porte sur l’admissibilité à l’aide médicale à mourir dans un contexte où cette aide est offerte aux personnes dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible.

[9] Carter c. Canada (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 331, par. 6.

[10] Truchon c. Procureur général du Canada, 2020 QCCS 772, par. 22.

[11] Truchon c. Procureur général du Canada, 2020 QCCS 2019.

[12] Truchon c. Procureur général du Canada, 2020 QCCS 2019, par. 7.

[13] Procureure générale du Canada c. Descheneaux, 2017 QCCA 1238.

[14] Procureure générale du Canada c. Descheneaux, 2017 QCCA 1238, par. 39.

[15] Procureure générale du Canada c. Descheneaux, 2017 QCCA 1238, par. 40-43.

[16] Truchon c. Procureur général du Canada, 2020 QCCS 2019, par. 3.

[17] Truchon c. Procureur général du Canada, 2020 QCCS 2019, par. 16.

[18] Truchon c. Procureur général du Canada, 2020 QCCS 2019, par. 18.

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