21 Sep 2020

L’appartenance de l’accusé à un groupe marginalisé ou ethnique devrait-elle automatiquement mener à une réduction de peine?

Par Pascale Safi, avocate

Tel qu’exprimé sous la plume du Juge François Huot, il n’existe, pour un juge, « pas de fonction plus difficile et moralement exigeante que celle de déterminer une sentence »[1]. Dans le vaste éventail du droit criminel, la détermination de la peine est, sans l’ombre d’un doute, l’aire d’application la plus complexe, et ce, particulièrement en raison du fait qu’elle doit tenir compte tant de la nature et de la gravité de l’infraction, que de la situation particulière du délinquant[2].

À cet égard, il importe que le juge qui détermine la peine prenne en considération les épreuves traversées par le délinquant au cours de sa vie, mais aussi les caractéristiques propres à sa personne[3]. Ainsi, le prononcé d’une peine juste et appropriée « demeure, dans chaque cas, un processus individualisé »[4].

Cette notion d’individualisation de la peine s’est d’ailleurs retrouvée au cœur des débats entendus par la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Matte[5]. Dans cette affaire, il était question de déterminer si la seule appartenance d’un délinquant non autochtone à un groupe marginalisé était susceptible de mener à une réduction de peine, au sens de l’article 718.2 e) du Code criminel (ci-après « C.cr. »).

Voyons de plus près les circonstances ayant mené au rejet de l’appel[6].

Les faits

En automne 2018, l’appelant agresse sans raison apparente la victime en cause. Un seul coup de poing suffit pour entraîner la victime dans un coma artificiel de plusieurs semaines. Suite à la commission des gestes, l’appelant plaide coupable à des accusations de voies de fait graves, ce qui amène le juge d’instance à le condamner à une peine d’emprisonnement de 42 mois, réduite du tiers en raison du temps purgé par l’appelant en détention provisoire.

Le nœud du litige

L’appelant prétend que le juge d’instance aurait dû « considérer la discrimination systémique que subissent les personnes itinérantes dans les pratiques d’application de la loi par les forces de l’ordre »[7]. L’appelant plaide que le juge aurait dû conclure que la situation d’itinérance dans laquelle il se trouvait au moment des faits était intimement liée à la commission de l’infraction reprochée et, de ce fait, amoindrissait son degré de culpabilité. L’appelant explique que « sa précarité résidentielle aurait joué un rôle important dans sa conduite délictuelle »[8], que « ses déboires avec la justice auraient débuté lorsqu’il s’est retrouvé à la rue à la suite de la perte de son emploi »[9] et que « cette situation d’itinérance aurait exacerbé ses problèmes de dépression, de santé mentale et de consommation ».[10] Il revendique donc une réduction de peine en vertu de l’article 718.2 e) C.cr.

L’analyse

Dans son analyse, la Cour d’appel renvoie aux principes émanant de l’arrêt Gladue[11]. Dans cet arrêt, la Cour suprême explique que l’article 718.2 e) C.cr. a une visée réparatrice particulière qui a pour but de remédier à la surreprésentation des membres issus de communautés autochtones au sein du système carcéral. Aux fins de l’application de cette disposition, les tribunaux doivent prendre en compte les circonstances particulières dans lesquelles se trouvent les personnes originaires de milieux autochtones[12]; notamment l’incidence des abus de drogue ou d’alcool au sein de ces communautés, mais aussi la pauvreté et le racisme manifeste subit par ces populations.[13]

La Cour d’appel réfère également aux enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Ipeelee[14]. Dans cet arrêt, la Cour suprême est claire à l’effet que l’article 718.2 e) C.cr. ne permet pas une réduction de peine fondée sur l’appartenance ethnique, mais exige toutefois, aux fins de son application, la prise en compte de facteurs historiques et systémiques ayant amené le délinquant à être traduit devant le système de justice et pouvant avoir une influence sur la culpabilité morale de ce dernier[15].

L’article 718.2 e) C.cr. fait donc partie des principes de détermination de la peine dont le juge doit nécessairement tenir compte lorsqu’il détermine la peine appropriée à infliger « à un délinquant qui se qualifie »[16]. Toutefois, l’appartenance du délinquant à une communauté autochtone ne donne pas pour autant lieu à une réduction automatique de la peine. En effet, « [l]a prise en compte de l’al. 718.2 e) [C.cr.] par le juge à cette étape n’écarte pas le besoin de considérer tous les autres principes et objectifs énoncés aux art. 718 à 718.2 » C.cr.[17].

Mais quelle place prend alors cette disposition dans la détermination de la peine d’un délinquant issu d’un milieu non autochtone, mais faisant partie d’un groupe marginalisé ou ethnique?

La Cour d’appel constate que les cours de justice ne se sont jamais encore penchées sur l’application de l’article 718.2 e) C.cr. à l’égard de personnes n’étant pas issues de communautés autochtones. La Cour mentionne toutefois que les arrêts phares Gladue et Ipeelee n’ont jamais formellement exclu ou écarté une telle application de la disposition[18]. Par ailleurs, la Cour ajoute que les tribunaux tiennent habituellement compte de « la situation des personnes vulnérables et marginalisées et à celle des personnes vivant dans la pauvreté ou aux prises avec des problèmes de toxicomanie ou des maladies mentales »[19] au stade de la détermination de la peine.

Cela étant dit, la Cour d’appel constate que rien dans la preuve présentée par l’appelant ne permettait au juge d’instance de lui imposer une sanction substitutive, au sens de l’arrêt 718.2 e) C.cr.

Même en tenant compte du fait que l’appelant était une personne en situation d’itinérance au moment des faits, l’appelant n’a présenté « que bien peu de preuve relative à sa situation particulière »[20]. En effet, il n’a démontré l’existence d’aucun facteur ayant pu contribuer à la commission des voies de fait, il n’a établi aucun lien entre sa situation particulière et la commission de ladite infraction et il n’a pas été en mesure de démontrer qu’une sanction alternative aurait dû être envisagée ou encore, que la peine imposée était manifestement non indiquée[21]. Ainsi, la Cour conclut que la seule appartenance de l’appelant à un groupe marginalisé n’est pas susceptible de mener à une réduction de peine.

Par ailleurs, la Cour conclut que le juge d’instance n’a pas ignoré la situation d’itinérance dans laquelle l’appelant se trouvait et a d’ailleurs recherché l’équilibre entre la gravité des gestes posés par celui-ci et son degré de responsabilité, et ce, à la lumière de l’ensemble des circonstances aggravantes et atténuantes de l’espèce.[22]

Tout bien considéré, la Cour d’appel est d’avis que la peine infligée par la juge d’instance était conforme à l’ensemble des principes de détermination de la peine[23].

Le commentaire de l’auteure

Bien que l’appartenance à un groupe social marginalisé ou ethnique ne constitue pas, à lui seul, un motif de réduction de peine, il me semble que la Cour d’appel dans l’arrêt Matte ne ferme pas pour autant la porte à la prise en compte, sous l’article 718.2 e) C.cr., de facteurs historiques et systémiques ayant amené certains délinquants non autochtones, issus de groupes ethniques ou marginalisés, à être traduits en justice.

À mon humble avis, la composante réparatrice de l’article 718.2 e) C.cr. pourrait permettre aux juges d’aborder différemment le processus de détermination de la peine à l’égard d’autres groupes marginalisés et racialisés, en raison de facteurs systémiques et historiques ayant joué un rôle de premier plan dans l’émergence de leur criminalité. Par ailleurs, cette interprétation de l’article 718.2 e) C.cr. s’alignerait, à mon avis, avec les principes émanant des récents arrêts Zora[24] et Le[25].

D’une part, la Cour suprême dans l’arrêt Zora, rendu en matière d’imposition de conditions de remise en liberté, souligne l’importance de la sensibilité dont les tribunaux doivent faire preuve à l’égard de la situation particulière des personnes issues de populations vulnérables, marginalisées et défavorisées, mais aussi de celles aux prises avec des dépendances et des problèmes de santé mentale[26].

D’autre part, une interprétation de l’article 718.2 e) C.cr. tenant notamment compte du contexte historique et social des relations interraciales entre les autorités policières et certaines collectivités, s’accorderait aussi avec les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Le[27]. En effet, une telle interprétation permettrait d’élargir la portée réparatrice de l’article 718.2 e) C.cr. afin de remédier, d’une certaine manière, à l’effet néfaste de la discrimination systémique largement répandue à l’égard de certains groupes, du profilage racial[28] au sein de certaines communautés et de l’impact nuisible « des interventions policières excessives à l’égard des minorités raciales »[29].

Le texte intégral de la décision est disponible ici.

[1] R. c. Bissonnette, 2019 QCCS 354, par. 338.

[2] R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, par. 43.

[3] R. c. Bissonnette, 2019 QCCS 354, par. 345.

[4] Id., par. 397.

[5] Matte c. R., 2020 QCCA 1038.

[6] L’appelant soulève deux moyens d’appels à l’encontre de sa peine. L’un relatif à sa situation d’itinérance, et l’autre relatif à sa comparution. Seul le premier moyen d’appel sera traité dans ce texte.

[7] Matte c. R., 2020 QCCA 1038, par. 11.

[8] Id.

[9] Id.

[10] Id.

[11] R. c. Gladue, 1999 CSC 679.

[12] Matte c. R., 2020 QCCA 1038, par. 15,16.

[13] Id., par. 15, citant R. c. Gladue, 1999 CSC 679.

[14] R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13.

[15] Id., par. 73.

[16] Matte c. R., 2020 QCCA 1038, par. 16.

[17] Id., citant R. c. Wells, 2000 CSC 10, par. 30.

[18] Id. par. 18.

[19] Id., citant R. c. Zora, 2020 CSC 14.

[20] Id., par. 28.

[21] Id. par. 20.

[22] Id., par. 26.

[23] Id., par. 26-29.

[24] R. c. Zora, 2020 CSC 14.

[25] R. c. Le, 2019 CSC 34.

[26] R. c. Zora, 2020 CSC 14, par. 79 ; Matte c. R., 2020 QCCA 1038.

[27] R. c. Le, 2019 CSC 34, par. 75.

[28] Id., par. 95.

[29] Id., par. 97.

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