10 jugements essentiels en matière de diffamation via les plateformes en ligne
Par Arpiné Danielyan, étudiante à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et Carolyne Valois, avocate
À l’ère de la connectivité, Internet est un outil puissant pour relayer l’information. Ce pouvoir de diffusion peut aussi présenter des dangers notamment s’il est utilisé de façon à porter atteinte à la réputation. Les cas de diffamation via les plateformes en lignes sont nombreux, voici les décisions essentielles en la matière.
Quelques décisions importantes
Prud’homme c. Rawdon (Municipalité de), 2010 QCCA 584
Dans cette affaire, des propos diffamatoires et injurieux avaient été publiés sur un forum de discussion sur Internet à l’égard de la municipalité et certains de ses dirigeants municipaux. La Cour précise les critères justifiant l’octroi d’une injonction interlocutoire dans les cas de diffamation en ligne. La Cour conclut finalement qu’émettre une injonction interlocutoire ordonnant la fermeture complète du site Internet n’était pas une mesure appropriée, l’injonction devant viser des propos précis.
La décision
[55] Ceci nous amène au cœur du pourvoi. La conclusion de la juge de première instance sur la faute commise par les auteurs des propos diffamatoires ou injurieux justifiait-elle l’ordonnance entreprise ? Je suis d’avis que non.
[…]
[61] En deuxième lieu, souligne-t-il [le juge Rothman de la Cour supérieure dans l’arrêt Champagne], cette compétence sera exercée avec prudence. Elle sera réservée aux situations les plus claires et rares où le caractère diffamant ou injurieux des propos est évident et ne peut être justifié d’aucune façon. Encore là, l’ordonnance d’injonction ne sera prononcée que si la preuve établit, de façon prépondérante, que l’auteur a l’intention de récidiver.
[62] Troisièmement, dans tous les cas l’ordonnance recherchée doit viser des propos précis, et ce, pour deux motifs. D’abord, l’ordonnance en termes généraux qui interdit de diffamer a pour effet de porter indûment atteinte à la liberté d’expression et a nécessairement un effet de bâillon (chilling effect) pour la personne visée.
[…]
[71] Toutefois, la fermeture complète du site Internet n’était pas justifiée. En fonction de la preuve faite, la fermeture complète d’un forum de discussion qui contient 240 pages et qui traite de la vie municipale à Rawdon m’apparaît être une mesure extrême et trop drastique car, à la limite, le but recherché était le retrait d’un maximum de 22 paragraphes. Ce type de mesure s’avérera rarement approprié puisque non seulement une telle mesure met une fin brutale aux échanges déjà effectués, mais elle prive également les participants d’un mécanisme de communication futur auquel ils ont librement adhéré.
[…]
[79] Pour ces différents motifs, je propose de faire droit à l’appel avec dépens en faveur des appelants seulement (excluant les intervenants) et de rejeter la requête en injonction interlocutoire sans frais.
(Notre emphase et nos soulignements, et références omises)
Le texte intégral de la décision se trouve ici.
Awada c. Magnan, 2018 QCCS 3023
Dans cette affaire, des vidéos, des articles et des chroniques diffamatoires avaient été diffusés en ligne de façon récurrente. La Cour supérieure était amenée à se pencher plus particulièrement sur les limites du débat public et de la liberté d’expression. Les propos furent ici considérés diffamatoires et excédant la discussion publique, puisqu’ils s’attaquaient personnellement à la demanderesse et non à ses idées ou à ses points de vue.
L’analyse
[220] Le droit à la liberté d’expression est garanti par la Charte canadienne des droits et libertés (art. 2b) et, au Québec, par la Charte des droits et libertés de la personne (art. 3) (ci-après « Charte québécoise »). Toutefois, toute personne a droit à la sauvegarde de sa réputation, de son honneur, de sa dignité et de sa vie privée (art. 4-5 de la Charte québécoise).
[221] Ces droits peuvent parfois se télescoper et s’affronter. Selon la Cour suprême dans l’arrêt Bou Malhab[9], le concept de diffamation exige de concilier ces droits puisque ce qui appartient à l’un est généralement retiré à l’autre. Il n’existe pas d’instrument précis pour dessiner les contours de chacun de ces droits et déterminer le point d’équilibre entre eux.
[222] À cet égard, la Cour suprême note une préoccupation accrue pour protéger la liberté d’expression dans le cadre de débats publics. On retrouve un reflet de cette préoccupation à l’article 51 du Code de procédure civile actuel concernant le détournement des fins de la justice si cela a pour effet, notamment, de limiter la liberté d’expression dans le contexte de tels débats. C’est le principe de ce que paraît invoquer Magnan à sa demande reconventionnelle.
[…]
[244] Selon le Tribunal, les vidéos et blogues de Magnan excèdent à son égard, le niveau de la discussion publique. Awada a raison. Cette production la diffament et la discréditent en s’attaquant à elle personnellement et non à ses idées et son point de vue. Le propos est volontairement réducteur, les amalgames simplistes sont nombreux, les faits sont tronqués sinon faux. Ils l’exposent à la haine et au mépris.
[…]
[246] Le caractère répétitif des accusations formulées contre elle, son instrumentalisation et le recyclage d’une production à l’autre des mêmes images et photographies la concernant, relèvent plus de la propagande que de l’information.
La décision
[258] Il est toujours difficile d’évaluer les dommages en matière de diffamation. Il faut garder à l’esprit qu’un montant insignifiant équivaut à s’approprier le droit de diffamer contre le versement de dommages. La condamnation doit servir à compenser la victime du tort qui lui a été causé et décourager ceux qui seraient tentés d’utiliser de tels procédés.
[…]
[260] Le débat public sur le PL 60 et sur les droits et devoirs des citoyens du Québec et du Canada, qu’ils soient nés ici ou qu’ils aient choisi de s’y installer, est un débat qui doit se faire dans le respect des personnes et avec un minimum de civilité.
[268] PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[269] ACCUEILLE la demande;
[270] CONDAMNE le défendeur Philippe Magnan à payer à la demanderesse Dalila Awada dans les trente jours du présent jugement la somme de 50 000 $ en dommages-intérêts pour diffamation plus les intérêts au taux légal depuis l’assignation et l’indemnité additionnelle prévue à la loi;
[271] CONDAMNE le défendeur Philippe Magnan à payer en outre à la demanderesse Dalila Awada, dans les trente jours du présent jugement, la somme de 10 000 $ à titre de dommages punitifs avec intérêts au taux légal à compter de cette date compris l’indemnité additionnelle prévue à la loi;
[272] REJETTE la demande reconventionnelle du défendeur Philippe Magnan
[273] LE TOUT avec les frais de justice.
(Notre emphase et nos soulignements, et références omises)
Le texte intégral de la décision se trouve ici.
Corriveau c. Canoe inc., 2010 QCCS 3396
Dans cette affaire, la responsabilité d’un diffuseur Internet fut retenue en raison des propos diffamatoires laissés sur un forum qu’il hébergeait. Le diffuseur avait agi avec négligence et insouciance en ne retirant pas les propos diffamants publiés sur le forum, dont des injures, insinuations malveillantes et des menaces. La Cour supérieure se penche aussi sur les critères d’analyse à considérer lors de la détermination de l’indemnisation à ordonner.
L’analyse
[40] La définition donnée au terme « diffamation » ne change pas, peu importe le médium utilisé. Ainsi, les tribunaux ont reconnu que la diffamation en ligne devait être traitée comme toute autre forme de diffamation, qu’elle se fasse par le biais des journaux, de la radio ou de la télévision :
« [248] Les mots sont des outils puissants de communication : ils détruisent une réputation en peu de temps alors que, parfois, il a fallu des années pour la construire. L’Internet est un puissant outil de diffusion : la communication n’a presque plus de frontière. La liberté d’expression est une valeur fondamentale de première importance mais le respect de la dignité et de la réputation de la personne l’est tout autant. Ceux qui parlent ou écrivent et ceux qui diffusent sur Internet doivent le réaliser. »[19]
[41] S’il peut être plus ardu de retrouver l’auteur de commentaires diffamants publiés sur internet, d’autres personnes peuvent en être tenues responsables :
« Ce n’est pas seulement l’auteur même de la diffamation qui peut être poursuivi, mais également celui qui la diffuse au sens large du terme, par exemple, dans le cas d’un journal ou d’une revue, la maison d’édition, mais aussi l’imprimeur et, dans le cas d’une émission de radio ou de télévision, le poste diffuseur. »[20]
[…]
I – Les dommages résultant de l’atteinte à la réputation de la demanderesse
A. La nature des propos
[61] La gravité des propos tenus doit être considérée. Conséquemment, plus les commentaires sont graves, plus les dommages seront élevés.
[62] Dans les faits, les allégations de corruption du système judiciaire, de même que la prétendue association de la demanderesse à un réseau criminel, sont d’une extrême gravité. L’internaute qui a tenu ces propos s’est prétendument fondé sur les dires d’un journaliste crédible. S’il est plus laborieux de déterminer pendant combien de temps ces déclarations auront un effet préjudiciable sur sa réputation, il est à prévoir qu’une allégation de corruption, alors que la demanderesse se retrouve constamment confrontée à d’autres avocats et à des juges, peut avoir un effet qui perdura quelque temps. En effet, « [u]ne déclaration diffamatoire peut s’infiltrer dans les crevasses du subconscient et y demeurer, toujours prête à surgir et à répandre son mal cancéreux »[35]. Ce premier critère donne ouverture à des dommages compensatoires élevés.
B. La diffusion des propos
[63] À l’égard de ce critère, il faut prendre en considération l’aspect quantitatif de la diffusion, de même que son aspect qualitatif, lequel tient compte du « degré de pénétration des propos dans le milieu pertinent »[36].
[…]
C. L’identité de la demanderesse
[69] Les tribunaux ont tendance à prendre en considération le statut social et la profession de la victime dans l’évaluation des dommages-intérêts[40]. Or, les titulaires d’une fonction publique, les célébrités et les personnes ayant un haut statut social bénéficient habituellement de montants plus élevés puisque leurs réussites professionnelles dépendent de leurs bonnes réputations. La réputation dont jouissait la victime avant les propos diffamatoires doit être prise en compte. Enfin, les tribunaux doivent évaluer le comportement de la victime et se questionner afin de savoir si elle n’aurait pas provoqué ces allégations.
La décision
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[152] ACCUEILLE la requête introductive d’instance de la demanderesse;
[153] CONDAMNE la défenderesse Canoë à payer à la demanderesse la somme de 50 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q. à compter de la mise en demeure du 5 octobre 2007;
[154] CONDAMNE la défenderesse Canoë à payer à la demanderesse la somme de 50 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q. à compter du jugement;
[155] CONDAMNE la défenderesse Canoë à payer à la demanderesse la somme de 7 000 $ à titre de frais et honoraires extrajudiciaires avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q. à compter du jugement.
[156] Le tout avec dépens.
(Notre emphase et nos soulignements, et références omises)
Le texte intégral de la décision se trouve ici.
Boisbriand (Ville de) c. Labelle, 2015 QCCQ 1455
Dans cette décision, la Cour du Québec devait déterminer si le message publié sur la page Facebook d’un tiers était diffamant à l’égard de la Ville de Boisbriand et de son directeur du service des incendies. La Cour arrive à la conclusion qu’il s’agit ici d’un usage déraisonnable du système judiciaire par la Ville, le commentaire en question ne visant personne en particulier.
L’analyse
[34] Le concept de diffamation a fait l’objet de plusieurs définitions au fil des années. De façon générale, on reconnaît que la diffamation « consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables ».[21]
[35] La nature diffamatoire des propos s’analyse selon une norme objective[22]. Des paroles peuvent être diffamatoires par l’idée qu’elles expriment explicitement ou encore par les insinuations qui s’en dégagent[23].
[36] Il faut donc se demander si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation de Prévost et de la Ville[24]. Même si les propos sont jugés diffamatoires, ils n’engageront pas nécessairement la responsabilité civile de leur auteur, sauf si on démontre en plus la commission d’une faute[25].
[…]
[40] Il a écrit ce qui suit, sur la page (mur) Facebook d’un tiers ayant à ce moment 182 « amis Facebook », en réponse à un commentaire de ce dernier traitant d’un article du journal La Presse :
Y’en a un aussi à Boisbriand qui a une mentalité de retardée
Ouinn mais y’en a qui marque plus que d’autres.
[41] Même lorsque remis dans son contexte (paragraphes 11 à 14 du présent jugement), le second commentaire ne dit rien de particulier, si ce n’est de simplement appuyer, ou mettre de l’emphase sur le premier en affirmant que le « un » du premier commentaire « marque plus » que d’autres.
[42] Mais qui est ce « un » du premier commentaire? Le Tribunal constate que le nom de Prévost n’apparaît nulle part dans les commentaires de Labelle, ni dans le reste de la « discussion Facebook ». Il n’y a pas non plus d’indices ou de références précises qui permettent de l’identifier, comme si on avait par exemple écrit « Le directeur du service de sécurité incendie de la ville de Boisbriand ».
[…]
[46] Rien ne démontre que le commentaire vise personnellement Prévost, même si ce dernier se sent subjectivement visé.
[…]
[50] Tout comme dans cette affaire, nous sommes ici en présence d’une discussion précise dans le cadre d’un débat ciblé qui, malheureusement n’intéresse souvent que les personnes concernées et ne constitue pas pour un citoyen ordinaire, une atteinte à la réputation.
[…]
[53] S’inspirant du second alinéa de l’article 54.1 C.p.c., le Tribunal constate ici un abus résultant d’une demande en justice manifestement mal fondée et de l’utilisation de la procédure de manière déraisonnable. Il n’y a qu’un tout petit pas à franchir pour conclure qu’il y a aussi ici détournement des fins de la justice pour tenter de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics.
La décision
[62] POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[63] ACCUEILLE la requête en rejet de la demande;
[64] REJETTE la requête introductive d’instance instituée par la Ville de Boisbriand et Claude Prévost contre Sylvain Labelle;
[65] AVEC DÉPENS.
(Notre emphase et nos soulignements, et références omises)
Le texte intégral de la décision se trouve ici.
Laforest c. Collins, 2012 QCCS 3078
Dans cette affaire, des textes et des photos diffamatoires avaient été diffusés sur plusieurs blogues par l’utilisation d’hyperlien. La Cour supérieure rappelle que l’usage d’hyperliens ne constitue pas de la diffusion de textes diffamatoires même s’ils mènent à du contenu diffamatoire, à moins que l’auteur de l’hyperlien soit aussi l’auteur du contenu diffamatoire auquel l’hyperlien renvoie. Si l’hyperlien est lui-même diffamatoire, il s’agit alors de diffusion de propos diffamatoires.
L’analyse
[84] Le Tribunal a déjà traité des hyperliens à la lumière de l’arrêt de la Cour suprême Crookes c. Newton précité. Que le défendeur soit l’auteur ou non d’hyperliens, ceux-ci ne sont pas considérés comme ayant servi à diffuser un contenu diffamatoire à moins que l’auteur de l’hyperlien soit également l’auteur de la page Web au contenu diffamatoire auquel il renvoie.
[85] En l’espèce, la preuve irréfutable veut que l’un des blogues du défendeur, soit celui dont l’adresse internet est « http://abrick.wordpress.com », abrite un texte dont l’auteur est l’utilisateur de ce blogue. Il n’est plus ici question d’hyperlien. Ce texte se retrouve également sur un autre blogue du défendeur : « http://monsieurlecommentaire. blogspot.com ».
[…]
[91] La liberté d’expression à laquelle a droit le défendeur ne saurait lui permettre d’aller aussi loin que de traiter le demandeur de fraudeur, et ce, même si c’était vrai.
[…]
[96] Si les hyperliens et les mots-clés contenus dans les blogues du défendeur sont eux-mêmes diffamatoires, il n’est plus question de la diffusion d’un texte diffamatoire par le biais d’un lien, mais de la diffusion de propos diffamatoires contenus dans le lien lui-même engendrant ainsi la responsabilité de l’auteur du lien.
La décision
[164] PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[165] ACCUEILLE la requête introductive d’instance contre le défendeur Dennis Vivian Collins (Viv Collins);
[166] REJETTE la requête introductive d’instance contre les défenderesses Nicole Gauthier et Gauthier Collins inc., sans frais;
[167] REJETTE la demande reconventionnelle de la défenderesse Nicole Gauthier, sans frais;
[168] CONDAMNE le défendeur Dennis Vivian Collins à payer au demandeur une somme de 30 000 $ à titre de dommages et intérêts compensatoires et une somme de 15 000 $ à titre de dommages et intérêts punitifs;
[169] ORDONNE au défendeur Dennis Vivian Collins de retirer dans les trente (30) jours du présent jugement, tout matériel, tous documents et liens internet concernant le demandeur et qui apparaissent sur le Web;
[170] ORDONNE au défendeur de rédiger une lettre de rétractation, la signer de sa main et la remettre au demandeur et dans laquelle il devra écrire […].
(Notre emphase et nos soulignements, et références omises)
Le texte intégral de la décision se trouve ici.
Lapierre c. Sormany, 2012 QCCS 4190
Dans cette décision, la Cour supérieure devait déterminer si un texte publié par accident sur un babillard Facebook et resté en ligne pendant 4 jours a porté atteinte à la réputation du demandeur. La Cour a convenu que les propos tenus dans le texte étaient diffamatoires et que le défendeur, un journaliste, n’avait pas agi comme une personne raisonnable en effectuant des vérifications préliminaires avant de publier le texte. Ceux-ci ne permettaient certes par l’octroi de dommages punitifs, la publication n’étant pas intentionnelle.
L’analyse
[162] Le Tribunal estime que Sormany, en ne procédant pas à des vérifications préliminaires, ne s’est pas comporté en homme raisonnable et a, dans la partie de son commentaire du 26 septembre déjà citée, diffamé Lapierre en tenant des propos qui vont au-delà de ce que la liberté d’expression autorise. Il a agi de façon illicite.
[163] Sormany ne tient pas ce propos en tant que journaliste à l’emploi de la Société Radio-Canada mais à titre personnel. On ne peut toutefois mettre de côté sa profession et son expérience dans l’appréciation globale du contexte dans lequel ces propos ont été tenus. Le moins qu’on puisse dire est qu’on se serait attendu à plus de rigueur de la part d’un journaliste de tant d’expérience même s’il exprimait des propos de nature privée, comme il le prétend.
[…]
[247] Dans le cas présent, Sormany reconnaît sa faute. Le commentaire du 26 septembre 2011 était diffamatoire et a porté atteinte à la réputation de Lapierre, quoique dans une mesure moindre que ce que celui-ci prétend, engageant ainsi la responsabilité civile du défendeur.
[248] Par contre, pour obtenir des dommages punitifs, il faut la démonstration d’une faute caractérisée. Il faut que celle-ci ait été non seulement illicite mais intentionnelle.
[…]
[259] Le Tribunal ne partage pas cet avis. En effet, en reprenant les critères de ce que constitue l’intentionnalité au sens de l’art. 49 de la Charte et pour paraphraser la juge L’Heureux-Dubé, rien dans l’enchainement des faits mis en preuve ne démontre que Sormany avait le désir et la volonté de porter préjudice à la réputation de Lapierre ou qu’il ait voulu à dessein et de mauvaise foi les conséquences que son comportement illicite pouvait provoquer.
[260] En somme, Sormany n’a pas agi de manière intentionnelle au sens de la loi. Voilà pourquoi le Tribunal n’accorde pas de dommages punitifs.
La décision
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[261] ACCUEILLE en partie l’action du demandeur;
[262] CONDAMNE Pierre Sormany à payer à Jean Lapierre la somme de 22 000,00 $ à titre de compensation pour le préjudice moral causé, plus les intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q. à compter de l’assignation;
(Notre emphase et nos soulignements)
Le texte intégral de la décision se trouve ici.
Graf c. Duhaime [2003] R.R.A. 1004 (CS)
Dans cette affaire, une série de propos diffamatoires ont été véhiculés en ligne. Une fois le caractère diffamatoire des documents reconnus, la Cour effectue une analyse du quantum de l’indemnisation à accorder en s’appuyant sur une série de critères.
L’analyse
[244] La liberté d’expression permet à une personne d’émettre une opinion sur d’autres et de plaider, le cas échéant, absence de faute: encore faut-il que l’opinion soit de bonne foi soutenable et qu’elle soit fondée sur les faits. Protéger l’opinion exprimée ne peut pas vouloir dire protéger un ramassis de faussetés, d’inexactitudes et de demi-vérités diffamatoires.89
[…]
[248] Les mots sont des outils puissants de communication: ils détruisent une réputation en peu de temps alors que, parfois, il a fallu des années pour la construire. L’Internet est un puissant outil de diffusion: la communication n’a presque plus de frontière. La liberté d’expression est une valeur fondamentale de première importance mais le respect de la dignité et de la réputation de la personne l’est tout autant. Ceux qui parlent ou écrivent et ceux qui diffusent sur Internet doivent le réaliser.
Question no.3: L’atteinte illicite aux droits fondamentaux des requérants est-elle intentionnelle?
[250] Le Tribunal est d’avis qu’il faut répondre oui à cette question.
[…]
Atteinte à l’honneur et à la réputation, dommages moraux, troubles, stress et inconvénients
[263] Huit critères guident le Tribunal dans l’évaluation de la réclamation et du quantum à accorder: (1) la gravité intrinsèque de l’acte, (2) sa portée particulière sur celui ou celle qui en a été la victime, (3) l’importance de la diffusion, (4) l’identité des personnes qui en ont pris connaissance et les effets que l’écrit a provoqués chez ces personnes, (5) le degré de déchéance plus ou moins considérable à laquelle la diffamation a réduit la victime par comparaison à son statut antérieur, (6) la durée raisonnablement prévisible du dommage causé et de la déchéance subie, (7) la contribution possible de la victime par sa conduite ou ses attitudes et, finalement, (8) les circonstances extérieures qui, de toute façon et indépendamment de l’acte fautif, constituent des causes probables du préjudice allégué ou de partie de ce préjudice.99
La décision
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:ACCUEILLE en partie la requête;
CONDAMNE Rochelle Duhaime, Bianca Barelli-Vallée, Louise Gagné et Fred Jennings solidairement à payer à Éric Graf la somme de 50 000 $ avec intérêts et indemnité additionnelle depuis la signification de la requête;
CONDAMNE Rochelle Duhaime, Bianca Barelli-Vallée, Louise Gagné et Fred Jennings solidairement à payer à Renate Heidersdorf la somme de 10 000 $ avec intérêts et indemnité additionnelle depuis la signification de la requête;
CONDAMNE Rochelle Duhaime, Bianca Barelli-Vallée, Louise Gagné et Fred Jennings solidairement à payer à Éric Graf et à Renate Heidersdorf, solidairement, la somme de 100 000$ avec intérêts et indemnité additionnelle depuis la date de ce jugement;
REJETTE la demande reconventionnelle des intimés;
Le tout avec dépens.
(Notre emphase et nos soulignements, et références omises)
Le texte intégral de la décision se trouve ici.
Vaillancourt c. Lagacé, 2011 QCCS 3781
Dans cette affaire, des propos et écrits diffamatoires avaient été propagés par Internet sur un blogue. La Cour supérieure précise qu’autant la responsabilité de l’auteur des propos diffamatoires que celle de la personne ayant permis leur propagation peuvent être retenues.
L’analyse
[435] Au Québec, la liberté d’expression doit s’exercer dans le respect des limites imposées par le droit, dont le droit d’autrui à sa réputation.
[436] Ces limites sont claires : la personne dont les propos malveillants ou négligents déconsidèrent objectivement la réputation d’autrui doit réparer le tort causé à la victime[373], ce qui inclut la « personne médisante qui tient, sans justes motifs, des propos défavorables, mais véridiques, à l’égard d’un tiers »[374].
[437] Lorsque la personne fautive nuit intentionnellement à la réputation d’autrui, elle peut être condamnée à des dommages-intérêts punitifs[375].
[438] Enfin, à l’instar de l’auteur de propos diffamatoires, la personne qui permet fautivement leur propagation doit également réparer le tort causé[376].
[…]
[464] Comme dans les autres matières civiles, l’indemnité accordée doit viser une réparation du préjudice moral réellement subi de manière aussi exacte et complète que possible[381], mais sans surcompensation.
[…]
[470] Même s’ils ne sont pas entièrement dépourvus de justification, les commentaires dénigrants se rapportant au caractère et à l’attitude de madame Vaillancourt ne relèvent pas de la liberté d’expression et sont inacceptables dans les circonstances puisque largement tributaires de la mauvaise foi des défendeurs.
La décision
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
CONDAMNE solidairement les défendeurs Micheline Lagacé, Luc Roch et Marie-Lynn Choquette à payer à la demanderesse Johanne Vaillancourt la somme de 35 000 $ avec intérêts et l’indemnité additionnelle sur cette somme à compter du 22 mai 2009, plus 25 000 $ avec intérêts et l’indemnité additionnelle sur cette somme à compter de la date du présent jugement;
CONDAMNE solidairement les défendeurs Micheline Lagacé, Luc Roch et Marie-Lynn Choquette à payer au demandeur Philippe Thibodeau la somme de 4 000 $ avec intérêts et l’indemnité additionnelle sur cette somme à compter du 22 mai 2009, plus 3 000 $ avec intérêts et l’indemnité additionnelle sur cette somme à compter de la date du présent jugement;
CONDAMNE solidairement les défendeurs Micheline Lagacé, Luc Roch et Marie-Lynn Choquette à payer à Centre Aviaire Johanne Vaillancourt, s.e.n.c. la somme de 4 000 $ avec intérêts et l’indemnité additionnelle sur cette somme à compter du 22 mai 2009, plus 1 000 $ avec intérêts et l’indemnité additionnelle sur cette somme à compter de la date du présent jugement;
ORDONNE aux défendeurs de ne pas utiliser autrement que pour leurs fins personnelles, de ne pas traduire, publier ni distribuer de quelque manière les cours et tout matériel didactique leur ayant été transmis par les demandeurs ou leur appartenant;
ORDONNE l’exécution provisoire du présent jugement malgré l’appel.
[…]
(Notre emphase et nos soulignements, et références omises)
Le texte intégral de la décision se trouve ici.
Ayotte c. Chiaramonte, 2019 QCCS 851
Dans cette décision, des vidéos diffamatoires accusant un entraineur personnel d’agression et de harcèlement sexuel avaient été diffusés sur Instagram. Les vidéos et les propos diffamatoires publiés ont été vus pendant 72 heures par 65 000 abonnés. La Cour précise que l’ampleur de la diffusion est un élément essentiel à considérer dans le calcul de l’indemnisation dans les cas de diffamation en ligne.
L’analyse
[21] The Court finds that Ms Gubenschek is responsible for the videos and comments published on her Instagram account. Moreover, there is no doubt that the videos and comments posted are defamatory, in that they were intended to discredit Mr Ayotte’s reputation in the eyes of an “ordinary person”. […]
[24] The evidence clearly demonstrates that the posting of the comments and videos posted by Ms Gubenschek was not a reckless and ill-considered act but rather was willfully intended to malign Mr Ayotte’s personal integrity, reputation and to adversely affect his career.
[…]
[33] The Court considers the nature and seriousness of the defamatory statements. Especially in today’s social climate, and actually at all times, unfounded allegations of sexual abuse, are particularly heinous. They can have a devastating and long-term effect on one’s life and career.
[35] The scope of the publication is also a significant factor. The evidence reveals that the videos and comments were exposed for 72 hours to approximately 65,000 followers of the Defendants. In addition to the direct exposure to the Defendant’s followers, it is impossible to determine how often the videos were downloaded by third parties and thereafter transferred to others. Ms Chiaramonte posted that she had 500 replies to her videos.[20] […]
La décision
WHEREFORE, THE COURT:
[42] GRANTS, in part, Mr Ayotte’s Demand;
[43] CONDEMNS the Defendant Ms Gubenschek to pay to Mr Ayotte moral damages of $15,000 together with interest and special indemnity;
[44] CONDEMNS the Defendant Ms Gubenschek to pay to Mr Ayotte punitive damages of $10,000 together with interest and special indemnity;
[…]
(Notre emphase et nos soulignements, et références omises)
Le texte intégral de la décision se trouve ici.
Ville de Longueuil c. Théodore, 2020 QCCS 1339
Dans cette affaire, des propos diffamatoires ont été publiés de façon répétitive sur Facebook à l’encontre de la ville et de ses préposés. La Cour devait déterminer si la demande de l’ordonnance d’injonction permanente de la Ville, afin de retirer tous les propos diffamatoires publiés par le défendeur, était justifiée.
L’analyse
[60] Les propos du défendeur s’articulent autour de thèmes récurrents, lesquels visent l’honnêteté et la probité de représentants et préposés de la Ville, procureurs et juges, notamment au motif que ceux-ci ne détiennent aucune autorité […].
[61] Le défendeur utilise des termes qui réfèrent à l’illégalité, l’inconstitutionnalité, la criminalité, la trahison, la corruption, la fraude. Les propos du défendeur sont répétitifs et visent à humilier ou à blesser. Ces propos sont inexacts, mensongers, injurieux, frivoles et vexatoires. Ils portent atteinte à la réputation, à la dignité et à l’intégrité des employés et représentants de Ville et constituent du harcèlement.
[…]
[64] La Ville a un droit clair à l’injonction recherchée, laquelle demeurera en vigueur malgré appel, le cas échéant.
[65] Effectivement, le défendeur est persuadé d’être dans son droit, ne reconnait pas le caractère diffamatoire de ses propos, a réitéré ses propos après l’ordonnance d’injonction interlocutoire du juge Sansfaçon et même devant le Tribunal, de sorte qu’il est à craindre que ce dernier récidive.
[…]
[68] La Ville propose que l’identification des propos du défendeur par un trait noir vertical à la pièce P-12 puisse servir à délimiter l’interdiction, et ce, tant pour le passé que pour le futur.
[69] Le Tribunal est d’accord.
[70] De cette façon, l’ordonnance d’interdiction référera à des thèmes et propos précis, sans toutefois avoir un effet de bâillon ou porter indûment atteinte à la liberté d’expression du défendeur pour tout autre propos respectant les termes de l’ordonnance.
La décision
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[81] ACCUEILLE la demande introductive d’instance en injonction permanente;
[82] ORDONNE au défendeur de cesser immédiatement de diffuser, publier, reproduire ou faire circuler, sur Facebook ou sur tout autre médium, virtuel ou non, verbalement ou par écrit, toute forme de propos diffamatoires à l’endroit des salariés ou représentants de la Ville de Longueuil, et sans restreindre la généralité de ce qui précède, des propos diffamatoires et injurieux identifiés par un trait vertical noir à la pièce P-12;
[…]
[84] ORDONNE au défendeur de retirer immédiatement de sa page Facebook ou de tout autre médium, virtuel ou non, tous les propos diffamatoires identifiés par un trait vertical noir à la pièce P-12;
[…]
(Notre emphase et nos soulignements, et références omises)
Le texte intégral de la décision se trouve ici.
Conclusion
Les cas de diffamation via les plateformes en ligne sont nombreux et continueront sans doute d’accroitre dans les prochaines années. Dans ces cas particuliers de diffamation, les tribunaux appliquent les règles générales du recours en diffamation tout en prenant en compte les particularités de la diffamation en ligne. Cela notamment en considérant l’étendue de la diffusion, le nombre de vus, de partages, de commentaires et autres
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