Démystifier la Cour d’appel : une entrevue avec la juge en chef du Québec de 2011 à 2020, Nicole Duval Hesler
Par Érika Chagnon-Monarque, avocate et Amélie Lemay, avocate
Le 19 novembre dernier, le Blogue du CRL a eu l’occasion unique de s’entretenir avec la juge en chef de la Cour d’appel du Québec sortante et maintenant Me Nicole Duval Hesler. Pandémie oblige, c’est de manière virtuelle que la rencontre s’est tenue. Me Duval Hesler, qui cumule cinq décennies dans la profession juridique, nous a offert un échange chaleureux et riche en droit.
Parlez-nous de l’institution de la Cour d’appel du Québec, le plus haut tribunal de la province. Pouvez-vous nous en faire le portrait global ?
La Cour d’appel du Québec est la cour d’appel la plus occupée du pays. Alors que les autres provinces et territoires appliquent tous la même common law, notre cour d’appel est la seule à générer l’interprétation du droit en matière civile. La haute densité de population contribue également au grand nombre de causes entendues.
Pour s’acquitter de sa tâche, l’institution est composée de 21 juges puinés, 10 juges surnuméraires, et d’un juge en chef. Les juges siègent seuls pour entendre certaines requêtes, mais en formation d’au moins trois pour tout appel au fond et requête en rejet d’appel.
La Cour d’appel traite un large éventail de domaines du droit, parmi lesquels s’inscrivent le droit civil, le droit des chartes, le droit constitutionnel (partage des compétences), le droit administratif, le droit criminel, les causes d’extradition, la faillite et le divorce. Le droit civil représente à lui seul entre 40 % et 45 % des appels entendus. La majorité des arrêts sont rédigés en français, mais j’ai insisté et obtenu un service de jurilinguistique pour la Cour d’appel, afin de traduire nos arrêts vers l’anglais pour enrichir le corpus juridique canadien.
Pouvez-vous nous décrire votre parcours, avant d’être nommée juge en chef de la Cour d’appel ?
J’ai été reçu une première fois au Barreau en 1968. La seconde fois a été au lendemain de ma retraite en avril dernier.
J’ai effectué mon stage d’un an, en 1967, auprès d’un cabinet anglophone. Il n’y avait qu’un seul autre avocat francophone. J’ai ainsi été très bien reçue, et très occupée dans divers domaines. Ma pratique a été très diversifiée, car la spécialisation était chose rare à l’époque.
J’ai également eu une carrière parallèle, en ce sens que j’ai été nommée membre ad hoc du Tribunal fédéral des droits de la personne, qui n’était pas alors un tribunal permanent. J’ai présidé et participé à plusieurs auditions de plaintes, la plus connue étant Action Travail des Femmes c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 1984 CanLII 9 (TCDP), qui a été renversée par la Cour d’appel, mais rétablie à l’unanimité par la Cour suprême du Canada.
Après ma nomination à la Cour supérieure, j’ai donné de la formation à tous les juges de nomination fédérale de 1995 à 2011, en étant conférencière aux programmes de l’Institut national de la magistrature et de l’Institut d’administration de la justice. J’ai également participé à de nombreux séminaires donnés aux juges de la Cour du Québec.
J’ai cessé de donner de la formation lorsque j’ai été nommée juge en chef de la Cour d’appel en 2011, à une exception près : j’ai accueilli plusieurs délégations judiciaires internationales afin de leur expliquer notre système judiciaire.
Qu’est-ce que cela a représenté pour vous d’être la première femme à occuper ce poste ?
J’ai été très bien accueillie comme juge à la Cour d’appel. La Cour est composée de personnes raisonnables, intelligentes et diligentes, qui ont le tempérament qui les rend aptes à occuper ce poste.
Quand j’ai été nommée juge en chef, j’avais déjà une bonne idée de ce qu’est « un bon juge en chef ». J’ai donc adopté une politique de porte ouverte. Ma porte était littéralement toujours ouverte!
J’ai toujours favorisé le fonctionnement par comité; l’unanimité est impossible à obtenir. Les juges avaient la liberté de choisir le ou les comités sur lesquels ils souhaitaient siéger, car beaucoup d’entre eux siégeaient sur plus d’un. Je préfère accepter les divergences et arriver à un compromis, plutôt que d’imposer ma vision personnelle.
J’espère m’être montrée suffisamment flexible. Ce n’est pas une tâche facile, et tous les juges qui accèdent à la Cour d’appel méritent le respect. Je n’ai pas ressenti de discrimination envers les femmes à notre Cour.
En toute humilité, être juge en chef de la Cour d’appel a été un beau défi que je pense avoir rempli avec succès, et j’en suis fière. J’ai travaillé fort, et j’ai obtenu des acquis que la Cour n’avait pas.
Pouvez-vous nous parler du plus grand défi personnel de votre carrière et comment vous l’avez surmonté ?
Ma première nomination comme juge a été à la Cour supérieure. J’avais comme objectif d’être admise à la Chambre criminelle et de présider des procès avec jury, mais durant ma pratique d’avocate, je n’avais pas travaillé beaucoup sur des infractions majeures en matière criminelle. J’avais cependant fait beaucoup de droit pénal statutaire, et j’avais la capacité de présider des jurys bilingues.
L’honorable Claire Barrette-Joncas, alors juge coordonnatrice de la Chambre criminelle, m’a incitée à suivre autant de formations que possible afin d’acquérir les connaissances complémentaires nécessaires. C’est ce que j’ai fait, si bien qu’en 1994, environ deux ans après ma nomination, j’ai siégé sur mon premier procès devant jury dans une affaire pour meurtre.
J’ai par la suite siégé sur de nombreux procès avec jury, le plus souvent bilingues. En 2005, notamment, j’ai entendu une cause[1] devant jury impliquant 24 accusés, pour lesquels 19 verdicts personnalisés ont été rendus. L’ensemble de ces verdicts ont été maintenus en appel[2].
Quelles sont les parties méconnues du rôle de Juge en chef de la Cour d’appel ?
Le rôle de Juge en chef implique une multitude de casse-têtes, à commencer par les affectations et la gestion des rôles d’audiences. Les juges remettent une liste de conflits d’intérêts, énonçant les cabinets et procureurs qu’ils ne peuvent pas entendre. À toutes les semaines, chaque dossier doit donc être étudié afin d’en venir à une solution d’organisation.
Une autre composante fondamentale et méconnue du rôle de juge en chef est de veiller au bien-être des juges qui relèvent d’elle ou de lui. Je suis d’avis qu’il faut accommoder les demandes légitimes dans la mesure du possible. Les juges occupent tous un rôle exigeant, qui demande de faire preuve d’écoute, de sagesse et d’un grand savoir, et qui implique un lot de stress important.
Enfin, en tant que membre du Conseil canadien de la magistrature, j’étais souvent appelée à participer à des réunions qui se tenaient à Ottawa, ou par vidéoconférence. J’étais vice-présidente du comité exécutif du Conseil, pendant plusieurs années.
Quelle était la cause la plus marquante que vous avez entendue lorsque vous étiez juge en chef ?
Cette question est plus difficile à répondre qu’il n’y paraît, car la Cour d’appel est la championne des renvois constitutionnels! J’ai présidé plusieurs formations dans des causes marquantes, dont le renvoi sur le Sénat[3], celui sur la non-discrimination génétique[4], le renvoi sur l’article 35 du C.p.c. concernant la juridiction civile de la Cour du Québec, où nous avons siégé à sept et prononcé un arrêt unanime[5]. Ce dernier renvoi est présentement devant la Cour suprême du Canada, et sera probablement, sur le plan constitutionnel, le plus marquant sur lequel j’ai siégé pendant mon mandat de juge en chef.
Quel est le jugement dont vous êtes le plus fière, rendu alors que vous étiez juge en chef ?
Le jugement dont je suis la plus fière lorsque j’étais juge en chef est l’affaire Boudreault c. R., 2016 QCCA 1907, où j’étais dissidente. La Cour suprême[6] a maintenu ma position, jugeant inconstitutionnelle la suramende compensatoire obligatoire, sans que le juge du procès n’ait la discrétion d’en dispenser l’accusé trouvé coupable.
Dans ce cas, l’accusé était un sans-abri qui volait pour se procurer de la nourriture et de la marijuana. Les vols étaient nombreux, mais de peu d’importance. Dans ces cas, il aurait eu à payer 4 600 $ en suramende compensatoire, alors qu’il recevait 400 $/mois en assistance sociale. Même une faillite ne peut libérer l’accusé de cette suramende. Il se retrouvait donc avec une dette à perpétuité. Cette suramende compensatoire obligatoire heurtait mon sens inné de la justice.
Auparavant, la loi permettait au juge, dans de tels cas, de ne pas imposer la suramende compensatoire. J’ai conclu que les nouvelles dispositions étaient contraires à la Charte canadienne des droits et libertés, et qu’elles n’étaient pas justifiées dans une société libre et démocratique (test de l’article 1 de la Charte).
La Cour suprême a partagé mon avis.
Quel type de procureur aimiez-vous entendre plaider ?
J’aime entendre les procureurs qui sont intellectuellement honnêtes. La rigueur intellectuelle permet un débat intelligent et rationnel, sans effet de toge. Une discussion honnête des enjeux s’ensuit. Il a toujours été un plaisir pour moi de participer à un tel débat, qui est une façon de s’assurer que la justice triomphe.
Dans la dialectique judiciaire, la sobriété est plus éloquente, mais elle n’empêche pas qu’un procureur soit ardemment convaincu de la justesse de son point de vue. Et elle n’empêche pas non plus un brin d’humour!
Vous avez été en poste près d’une décennie : qu’est-ce qui a changé durant cette période ?
À vrai dire, j’ai été en poste comme juriste pendant cinq décennies, soit 52 ans sans compter les études! Il est plus facile d’affirmer des choses sur l’ensemble de cette période que sur une décennie.
Martin Luther King Jr. disait « the arc of the universe, though long, tends towards justice ». Plus une société évolue, plus elle comprend la nécessité d’une solidarité. Et plus elle cherche à assurer le succès de chacun de ses membres, à leur permettre de réaliser leurs potentiels individuels. Sur cinq décennies, il y a eu des gains évidents sur plusieurs aspects des droits des minorités et des femmes (qui ne sont pas une minorité, mais qui sont minorisées).
Quand j’étais avocate, j’étais membre de LEAF, le Fond d’action et d’éducation juridique pour les femmes, qui a amené Daigle à la Cour suprême[7], pour le droit à l’avortement. J’étais aussi membre d’Amnistie internationale. Mais comme juge, il faut faire preuve de la plus grande neutralité et d’objectivité, et j’ai donc cessé mon implication auprès de ces organisations.
Même si j’ai pu remarquer d’importants changements positifs au cours de ma carrière, il faut faire attention au mouvement de ressac. On voit déjà que la pandémie affecte plus les femmes que les hommes en termes de conservation d’emplois, lorsque les écoles ferment par exemple. Les minorités visibles sont aussi plus touchées par la pandémie. Cela nous rappelle que rien n’est acquis, et que la quête de l’égalité ne doit jamais cesser.
Si je m’en tiens à mes années de juge en chef du Québec, le changement le plus frappant est l’influence grandissante des médias électroniques sur l’appareil judiciaire. Il y a eu le projet pilote de dépôt électronique, l’essor des auditions par vidéoconférence, l’amélioration des équipements et des locaux. J’ai aussi obtenu la mise en place de services jurilinguistiques nous permettant de sortir les versions anglaise et française des jugements d’importance en même temps, et j’ai fait augmenter le nombre de juges de la Cour d’appel.
Comment voyez-vous la justice évoluer à l’ère du numérique ? Et depuis la crise de la COVID ?
Le grand défi du dépôt électronique est bien sûr la préservation de la vie privée des parties. À la Cour supérieure, par exemple, des dizaines de milliers de dossiers sont conservés en version papier. Le contrôle est effectué par le personnel.
Lorsqu’une telle quantité d’information se retrouve en ligne, cela représente des défis importants. La Cour d’appel s’est d’ailleurs dotée d’un comité qui se penche sur cette question.
Avez-vous des conseils pour les jeunes avocats, à titre d’avocate et à titre de juge ?
D’abord, je dirais : don’t give up! Vous aurez votre lot de moments difficiles. La pratique du droit n’est pas aisée, mais elle est très valorisante. En tant qu’avocats, nous remplissons un rôle essentiel dans la société.
Ce qui fait un bon juge est deux bons avocats. Ayez du courage! Devant les juges, soyez fidèle à vous-mêmes, soyez authentique. Ayez confiance en votre intelligence, sans tomber dans l’arrogance.
Aussi, je dirais : battez le fer pendant qu’il est chaud, ne remettez pas à demain ce qui peut être fait aujourd’hui. Si vous savez déjà quoi faire, répondez à la lettre que vous venez de recevoir dès maintenant. Ainsi, vous ne serez pas obligé de la relire une seconde fois.
On regrette rarement les conseils que l’on a donnés pensant qu’ils étaient les meilleurs conseils possibles dans les circonstances, ni les décisions rendues alors que l’on pensait qu’elles étaient les meilleures dans les circonstances. En d’autres termes, on regrette rarement d’agir selon sa conscience professionnelle d’avocate ou de juge.
Si vous aviez une baguette magique, quels seraient les trois sorts que vous jetteriez en lien avec la justice ou la profession juridique ?
Si j’avais une baguette magique, évidemment, mon premier sort serait que la ou la ministre de la Justice sente un besoin urgent de remplacer rapidement les titulaires de postes vacants. Pendant mon mandat, j’ai obtenu deux postes additionnels. Cependant, en raison du délai à les combler, la réalité est demeurée la même, c’est-à-dire que nous n’avons presque jamais fonctionné avec des effectifs complets. Cette situation affecte notre efficacité, affecte les justiciables, car souvent un litige les empêche de régler une situation difficile qu’ils vivent. Une justice efficace contribue au fonctionnement efficace d’une société, à des solutions économiques souhaitables et dessert les intérêts de beaucoup de personnes en sus des parties.
Mon second sort viserait nos politiciens. Je souhaiterais qu’ils comprennent l’importance de donner aux tribunaux des ressources suffisantes, pour les mêmes raisons que celles exposées à mon premier sort. Un système de justice efficace est garant du succès de la société, même au point de vue économique.
Enfin, mon troisième sort viserait nos législateurs. Je souhaiterais qu’ils larguent de vieux concepts, comme la criminalisation de l’usage de drogues, sans égard au type de drogues. Il s’agit d’un problème de santé, que l’on aggrave en qualifiant ce comportement de criminel. C’est ce que j’ai toujours pensé, bien que j’aie toujours appliqué les lois telles qu’adoptées, car en l’absence d’inconstitutionnalité, c’est là le rôle des juges. Il revient aux élus d’adopter des lois, et aux juges de les interpréter et de les appliquer. Si tout un chacun remplit son devoir, cela aussi est une garantie du succès de la société.
Conclusion
Les commentaires de Me Duval Hesler sur notre système juridique et sur le plus haut tribunal de la province nous ont permis de démystifier l’envers du décor, à travers le parcours d’une femme inspirante. Son témoignage saura certainement motiver et orienter les juristes vers une pratique humaine, rigoureuse et évolutive du droit. Après tout, Me Duval Hesler a elle-même été membre du Jeune Barreau de Montréal, un jour !
[1] R. c. Conway, 2006 QCCS 1214.
[2] Conway c. R., 2015 QCCA 1389.
[3] Projet de loi fédéral relatif au Sénat (Re), 2013 QCCA 1807.
[4] Dans l’affaire du : Renvoi relatif à la Loi sur la non-discrimination génétique édictée par les articles 1 à 7 de la Loi visant à interdire et à prévenir la discrimination génétique, 2018 QCCA 2193.
[5] Dans l’affaire: Renvoi à la Cour d’appel du Québec portant sur la validité constitutionnelle des dispositions de l’article 35 du Code de procédure civile qui fixent à moins de 85 000 $ la compétence pécuniaire exclusive de la Cour du Québec et sur la compétence d’appel attribuée à la Cour du Québec, 2019 QCCA 1492.
[6] R. c. Boudreault, 2018 CSC 58.
[7] Tremblay c. Daigle, [1989] 2 RCS 530.
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