par
Stéphanie Bernier
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21 Sep 2021

Expropriation déguisée : une municipalité abuse de ses pouvoirs

Par Stéphanie Bernier, avocate

Dans Léveillé c. Municipalité de Frelighsburg, 2021 QCCS 3249, la Cour supérieure conclu à une expropriation déguisée résultant de l’usage abusif des pouvoirs de la municipalité. Celle-ci avait refusé de délivrer un permis de construction à des citoyens voulant reconstruire leur résidence endommagée par les débordements d’une rivière, se basant sur son règlement de zonage appliqué de façon trop restrictive et par des fonctionnaires non-habiletés à le faire.

Contexte

Les demandeurs sont propriétaires d’une résidence située au bord de la Rivière aux Brochets, laquelle a été grandement endommagée et devenue inhabitable suite à des débordements survenus entre janvier et mars 2014 [par. 1]. Les demandeurs se sont vu refuser la délivrance d’un permis de construction pour rebâtir leur maison par la municipalité de Frelighsburg (la « Municipalité »), sous prétexte que la propriété est située dans une zone qui est désignée comme « à risque de crues » sur une carte prévue dans l’Annexe C de son règlement de zonage (le « Règlement ») [par. 2]. Selon la Politique de protection des rives, du littoral et des plaines inondables (la « Politique »), la récurrence des crues pour la zone dans laquelle est située la propriété est de 0-20 ans. Or, la carte de l’Annexe « C » du Règlement ne distingue pas les zones de grand courant (récurrence de 0-20 ans) et les zones de faible courant (récurrence de 20-100 ans), lesquelles sont définies dans la Politique [par. 5]. La Municipalité prétend qu’il faut appliquer les articles 197 et suivants du Règlement [par. 6]. L’article 197 se lit comme suit :

 « 197 Dispositions d’application

Les dispositions concernant la présente section s’appliquent dans les zones à risque de crues identifiées au plan de zonage contenu à l’annexe « C » et qui correspondent à une récurrence de 0-20 ans. »

Selon la Municipalité, l’article 198 du Règlement qui interdit toute construction dans les zones dont la récurrence est de 0-20 ans est applicable et elle ne peut donc délivrer de permis de construction aux demandeurs [par. 6].

Les demandeurs soutiennent, entre autres, que la Municipalité applique sa règlementation de façon trop restrictive, que l’article 198 du Règlement ne s’applique pas à leur propriété et qu’ils sont victimes d’une expropriation déguisée [par. 22].

Décision

Dans un premier temps, en ce qui concerne l’application trop restrictive du Règlement par la municipalité, la Cour tranche en faveur des demandeurs [par. 117]. En effet, la Cour estime que l’article 198 du Règlement ne s’applique pas à la propriété car, bien qu’elle se situe sur une zone montrée à l’Annexe « C » du Règlement, il n’est pas déterminé que celle-ci correspond à la zone où la récurrence des crues est de 0-20 ans [par. 116]. À cet effet, la Municipalité soutient que l’article 198 du Règlement doit être lu avec la Politiquepour déterminer si la propriété est située dans une zone à « une récurrence de 0-20 ans » [par. 110]. Or, la Cour précise que ladite Politique n’a aucun effet normatif sur les citoyens. Les contraintes qu’elle prévoit doivent d’abord être intégrées au schéma d’aménagement de la MRC et, par la suite, être intégrées par la Municipalité ou exceptionnellement par le ministre dans la règlementation d’urbanisme pour qu’elles aient force de loi [par. 119]. La Cour en conclut donc que les demandeurs ont le droit à la délivrance du permis de construction pour leur propriété [par. 121].

Dans un deuxième temps, en prévision d’un éventuel appel de sa décision, la Cour se penche également sur les autres demandes des propriétaires [par. 122]. Pour les fins de ce résumé, nous nous intéresserons à la question de l’expropriation déguisée. L’article 952 C.c.Q. prévoit ce qui suit :


« 952.
 Le propriétaire ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est par voie d’expropriation faite suivant la loi pour une cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité. »

En l’espèce, la résidence est inhabitable sans la réalisation des travaux importants pour lesquels les demandeurs se sont vu refuser un permis de construction [par. 163]. De plus, la Municipalité a refusé une demande de dérogation mineure pour permettre la reconstruction de la résidence à plus de 7 mètres de la limite de la bande de protection riveraine, en s’appuyant sur la sécurité publique [par. 166]. Par ailleurs, un des inspecteurs au dossier a déclaré, lorsqu’il agissait à la demande du maire de la Municipalité, que « Lorsqu’il y a une possibilité de faire sortir quelqu’un d’une zone à risque, on les fait sortir de là. ». Cette intervention est, selon la Cour, une confirmation que l’intention de la Municipalité est bel et bien de faire en sorte que les demandeurs quittent leur propriété [par. 171].

En outre, la Municipalité ne dispose pas de fonctionnaire responsable désigné conformément à la loi pour délivrer des permis de construction [par. 172]. La Cour conclut donc qu’il est en l’espèce impossible pour les demandeurs d’obtenir une autorisation ayant une valeur légale afin de réparer ou reconstruire leur résidence [par. 173]. La Cour renchérit en précisant :

« La seule utilisation qu’ils peuvent maintenant en faire est de s’y promener. La restriction imposée par le règlement, tel que l’applique Frelighsburg, équivaut à une négation de l’exercice du droit de propriété » [173].

La Cour estime que plusieurs illégalités ont été commises et constituent un exercice abusif du pouvoir de la Municipalité [par. 175]. D’une part, la Cour réitère le fait que les inspecteurs qui ont agi dans ce dossier n’étaient pas habilités par le Règlement pour rendre une décision sur le permis de construction [par. 182]. D’autre part, la délimitation des zones à risque de crues a été effectuée de façon arbitraire suivant la Politique. À cet effet, la Cour soulève quelques exemples :

« L’on voit par exemple sur le plan P-44 a) des bâtiments dont une moitié est en zone inondable, et l’autre non. Ou encore deux bâtiments situés côte à côte, à quelques mètres de l’un de l’autre dont l’un est en zone inondable alors que son voisin, situé 2 mètres plus bas, ne l’est pas. [190] (…) Il en va de même de la propriété des demandeurs qui est soumise à ces contraintes alors que ses voisins en sont exemptés tout comme si les inondations s’arrêtaient suivant des lignes droites disposées géométriquement autour de certaines résidences, pour les épargner elles seulement [200].»

Conclusion

La Cour tranche en faveur des demandeurs en affirmant que l’article 198 du Règlement est inapplicable en l’espèce [par. 117]. Elle conclut également que l’application erratique du Règlement, lequel prévoit des limites de zones inondables établies de façon arbitraire, par des inspecteurs non habilités par le Règlement pour rendre des décisions en matière de permis de construction, constitue un usage abusif des pouvoirs de la Municipalité qui a stérilisé le droit de propriété des demandeurs [par. 203]. Ceci constitue, selon la Cour, une expropriation déguisée et leur donne ainsi droit à une indemnité en vertu de l’article 952 C.c.Q. L’indemnité sera déterminée lors d’une seconde instruction [par. 203].

Le texte intégral de la décision est disponible ici

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