L’annulation d’une résolution autorisant une dérogation mineure peut avoir un impact majeur
Par Sandra Joseph, avocate
Le 20 juillet dernier, la Cour supérieure dans Stinson c. Ville de Gatineau[1] a annulé une résolution adoptée par le conseil municipal de la Ville de Gatineau (ci-après la « Ville ») octroyant une dérogation mineure à une résidence évaluée à trois millions de dollars, en plus d’ordonner la démolition de ladite résidence, le tout aux frais de la Ville. En effet, la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[2] (ci-après « LAU ») permet aux municipalités d’accorder des dérogations mineures aux règlements d’urbanisme sur leur territoire. Cependant, ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé selon la règlementation en vigueur et les principes juridiques développés par les tribunaux.
Contexte
Les demandeurs sont les voisins de M. Molla, propriétaire de la résidence au cœur du litige. Ils poursuivent la Ville et M. Molla car ils disent subir un préjudice quotidien en raison des dimensions imposantes de la résidence de M. Molla et de son positionnement sur le terrain. Ils reprochent ainsi à la Ville d’avoir commis un abus de pouvoir en adoptant la résolution de dérogation mineure, et prétendent que celle-ci a pour effet de changer le zonage du secteur. Ils demandent donc au tribunal de casser la résolution en plus d’ordonner la démolition de la résidence. Par ailleurs, la Ville est aussi appelée en garantie par M. Molla. Ce dernier réclame des dommages-intérêts à la Ville à cause des préjudices que lui et sa famille auraient subis, cette affaire ayant fait l’objet d’une grande couverture médiatique[3].
Les faits se résument comme suit.
Au printemps 2013, M. Molla obtient de la Ville un permis de construction l’autorisant à construire la résidence et un mur de soutènement selon les plans préparés par son architecte. Les travaux débutent donc à la fin mai 2013. Or, en septembre 2013, les responsables du Service de l’urbanisme s’aperçoivent que les permis délivrés sont en contravention avec la règlementation municipale : la clause d’insertion de l’article 116 du Règlement de zonage[4]qui prévoit le calcul des marges avant et latérale des bâtiments n’a pas été appliquée[5]. Ici, la distance entre la résidence et la rue est de 7 m alors qu’elle aurait dû être de 15,67 m.
Pourtant, à ce moment, le Service de l’urbanisme ne mentionne pas ce problème à M. Molla et envisage plutôt de déposer une demande de dérogation mineure concernant la marge avant de la résidence, afin de régulariser la situation. Quelques semaines plus tard, un responsable du service indique à M. Molla qu’une erreur technique sera corrigée par une demande de dérogation mineure, et que son approbation par le conseil municipal n’est qu’une simple formalité[6]. M. Molla emménage dans la résidence en mars 2014, et les travaux se poursuivent jusqu’en juin 2014, moment où la Ville ordonnera l’arrêt des travaux.
C’est alors que M. Molla fera une offre à la Ville qui restera sans réponse : démolir la résidence si la Ville accepte de lui verser une indemnité de 2 750 000$[7].
La Ville décide d’aller de l’avant avec la demande de dérogation mineure : la résolution sera adoptée le 8 juillet 2014 par le conseil municipal. Il est à noter que M. Molla n’assistera pas à la séance du conseil.
Décision
En l’espèce, le pouvoir de contrôle de la Cour supérieure se limite au contrôle de la légalité de la résolution adoptée par l’instance municipale, selon la norme du caractère manifestement déraisonnable[8]. La Cour précise également que son raisonnement repose sur les enseignements récents de l’arrêt Municipalité de Saint-Elzéar c. Bolduc[9] rendu par la Cour d’appel en janvier dernier.
Les articles 145.1 à 145.8 LAU portent sur les dérogations mineures aux règlements d’urbanisme, et encadrent le processus décisionnel des municipalités à cet égard. Cependant, le législateur ne définit pas la notion de « dérogation mineure » et laisse le soin aux municipalités de s’en remettre aux particularités de chaque dossier en effectuant « une analyse qualitative et non quantitative des éléments en présence »[10].
En plus d’évaluer la teneur de la dérogation, le conseil municipal doit également respecter les critères que l’on retrouve aux articles 145.2 et 145.4 LAU :
145.2 Une dérogation mineure aux règlements de zonage et de lotissement doit respecter les objectifs du plan d’urbanisme.
Dans un lieu où l’occupation du sol est soumise à des contraintes particulières pour des raisons de sécurité ou de santé publiques, de protection de l’environnement ou de bien-être général, une dérogation mineure ne peut être accordée à l’égard de dispositions réglementaires adoptées en vertu des paragraphes 16° ou 16.1° du deuxième alinéa de l’article 113 ou des paragraphes 4° ou 4.1° du deuxième alinéa de l’article 115.
145.4 Le conseil d’une municipalité sur le territoire de laquelle est en vigueur un règlement sur les dérogations mineures peut accorder une telle dérogation.
La dérogation ne peut être accordée que si l’application du règlement a pour effet de causer un préjudice sérieux à la personne qui la demande. Elle ne peut non plus être accordée si elle porte atteinte à la jouissance, par les propriétaires des immeubles voisins, de leur droit de propriété ou si elle a pour effet d’aggraver les risques en matière de sécurité ou de santé publiques ou de porter atteinte à la qualité de l’environnement ou au bien-être général.
Malgré le deuxième alinéa, le conseil peut accorder une dérogation, même si elle a pour effet d’accroître les inconvénients inhérents à la pratique de l’agriculture.
[Nos soulignés]
Ces critères sont cumulatifs[11].
Ce faisant, à la lumière de la preuve administrée devant la Cour dont notamment, le rapport du comité consultatif d’urbanisme de la Ville (ci-après « CCU ») qui a recommandé au conseil municipal d’accorder la dérogation, la Cour conclut que les critères du deuxième alinéa de l’article 145.4 LAU n’ont pas été respectés. La Ville n’a pas correctement évalué le préjudice sérieux qui pourrait être causé à M. Molla et a écarté de son analyse la perte de jouissance subie par les voisins :
« [232] Le rapport d’analyse du CCU du 28 octobre 2013 et la résolution adoptée par le Conseil municipal le 8 juillet 2014 approuvant la dérogation mineure confirment que l’analyse du premier critère édicté à l’art. 145.4 LAU a été ignoré, ce qui constitue une fin impropre.
[233] La mention que « le critère de la bonne foi du propriétaire fut analysé » démontre que la Ville ne procède pas réellement à l’analyse du préjudice sérieux qui pourrait être causé à Molla, lequel n’a pas eu l’opportunité de se faire entendre sur ce point important avant de faire leur recommandation.
[…]
[235] Quant au deuxième critère prévu à l’art. 145.4 LAU « si la dérogation porte atteinte à la jouissance par les voisins de leur droit de propriété », force est de conclure que cette analyse a, elle aussi, été éludée. »[12]
Ici, la demande de dérogation mineure n’avait pas pour objectif de répondre à une demande d’accommodement formulée par le propriétaire, mais plutôt de corriger une erreur commise de bonne foi par un fonctionnaire de la Ville[13]. Qui plus est, la dérogation accordée ne peut être considérée comme étant mineure dans le contexte[14].
La résolution du 8 juillet 2014 sera donc annulée.
Concernant le remède approprié, l’article 227 LAU prévoit que la démolition du bâtiment peut être ordonnée par le tribunal. Puisque la Cour ne voit aucun motif exceptionnel qui justifierait le rejet de la demande et que la Ville ne propose aucune autre alternative, elle accueillera ladite demande de démolition, le tout aux frais de la Ville.
Nous tenons à préciser qu’il est possible que la décision soit portée en appel puisque, au moment d’écrire ses lignes, le délai d’appel n’est pas encore échu.
Commentaire
Cette décision illustre l’importance pour les municipalités de respecter les critères prévus aux articles de la LAU ainsi que la règlementation municipale lorsqu’il est question d’accorder une dérogation mineure sur son territoire. L’analyse au cas par cas doit être effectuée avec minutie et transparence afin d’éviter l’annulation d’une résolution et les lourdes conséquences qui peuvent s’ensuivre.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
Commentaires (0)
L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.