Des suites à l’arrêt Octane : la Cour d’appel se prononce sur la restitution des prestations en matière municipale
Par Sandra Joseph, avocate
Le 7 avril 2021, la Cour d’appel dans Ville de Saguenay c. Construction Unibec inc.[1], a rendu, pour la deuxième fois, un jugement dans cette affaire qui oppose un entrepreneur en construction et la Ville de Saguenay. À la suite du premier jugement de la Cour d’appel rendu en 2019, la décision avait été portée en appel devant la Cour suprême. Or, en janvier 2020, le plus haut tribunal du pays a ordonné le renvoi du dossier à la Cour d’appel afin qu’elle statue sur le fond de l’affaire, mais cette fois-ci, en conformité avec l’arrêt Montréal (Ville) c. Octane Stratégie inc.[2] (ci-après « l’arrêt Octane ») qu’elle venait de rendre quelques mois plus tôt.
Contexte
Les faits à l’origine du litige méritent d’être rapportés ici.
En 2012, la Ville de Saguenay (ci-après « la Ville »), à la suite d’un appel d’offres, octroie à l’entreprise Construction Unibec inc. (ci-après « Unibec ») un contrat d’exécution de travaux pour la construction d’un centre multifonctionnel dans le quartier de Shipshaw. Parallèlement, la firme d’ingénierie Gémel inc. (ci-après « Gémel »), qui a préparé les plans et devis du projet, assure la surveillance des travaux de construction. Ceux-ci débutent au printemps 2013.
En raison de l’engouement que suscite le Festival forestier de Shipshaw prévu à la fin du mois d’août 2013 dans ce quartier, la Ville souhaite profiter des travaux en cours pour en effectuer d’autres avant la tenue du festival. Ces travaux consistent principalement à « ramener à l’avant du bâtiment la surface asphaltée qui devait initialement être située à l’arrière de celui-ci et à l’agrandir afin d’y ériger un chapiteau pour accueillir les festivaliers »[3] et à « refaire le drainage du terrain »[4].
Ainsi, en mai 2013, Unibec reçoit des directives de Gémel, à la demande de la Ville, présentant une offre de réaliser des travaux d’aménagement de surface et de drainage, et ce, à prix forfaitaire.
Le 25 juin 2013, Unibec dépose une soumission pour ces travaux au prix forfaitaire de 148 588,71$ qui sera approuvé par le conseil exécutif de la Ville lors d’une séance extraordinaire qui portait sur les ordres de changement au projet et les considérations budgétaires afférentes. Le 18 juillet 2013, un employé de la Ville, M. Brassard, accepte le prix soumis par Unibec, sans que Gémel procède à une vérification préalable, et commande le début des travaux d’aménagement et de drainage.
Quelques semaines plus tard, Unibec constate que les travaux de rehaussement du terrain requièrent une grande quantité de sable. Elle prétend également que ces travaux n’étaient pas prévus au contrat à forfait. C’est alors que M. Brassard et Gémel s’entendent verbalement avec Unibec afin que le coût que représentent les travaux de rehaussement soit calculé de manière indépendante, soit en « régie contrôlée »[5].
Or, à l’automne 2013, Unibec remet une facture finale de 297 241,10$. Ayant reçu la somme de 148 588,71$, Unibec entame des procédures judiciaire à l’encontre de la Ville et lui réclame 148 652,39$, ce qui correspond essentiellement au coût des travaux attribués à la fourniture et au transport du sable pour effectuer le rehaussement du terrain. Dans cette poursuite, Gémel sera appelée en garantie par la Ville[6].
Le jugement de première instance rendu par la Cour supérieure en 2016 donne raison à Unibec et considère que la Ville était liée contractuellement par les agissements de M. Brassard à l’égard d’Unibec. Quant à Gémel, n’ayant commis aucune faute, la demande en garantie intentée contre elle sera rejetée.
En 2019, un premier arrêt a été rendu par la Cour d’appel, sous la plume de la juge Thibault. La question soulevée par cet appel portait principalement sur l’existence d’une nouvelle entente pour les travaux de rehaussement du terrain. À cet effet, la Cour d’appel en 2019 conclut que l’acceptation verbale de M. Brassard n’avait pas eu pour effet de lier la Ville et que, par conséquent, elle n’avait pas à payer la somme réclamée par Unibec. Elle rappelle le principe édicté à l’article 47 de la Loi sur les cités et villes, R.L.R.Q., c. 11 (ci-après « L.C.V. ») qui prévoit que la municipalité « parle » par l’entremise de son conseil municipal. De surcroît, la Cour précise également que ces travaux ne pouvaient faire l’objet d’une modification de contrat au sens de l’article 573.3.0.4 de la L.C.V. n’étant pas un élément accessoire au contrat à forfait. Bien que la Cour d’appel en 2019 conclue à la nullité de l’entente verbale, elle refuse d’ordonner la restitution des parties, car elle considère qu’elle aurait eu pour effet d’accorder un avantage indu à Unibec[7].
Comme mentionné précédemment, la Cour d’appel est saisie de l’affaire en raison du renvoi par la Cour suprême en vertu de l’article 43 (1.1) de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C., c. S-26 qui lui demande de reconsidérer l’affaire à la lumière des principes développés et appliqués dans l’arrêt Octane.
Décision
Tout d’abord, la Cour d’appel s’assure de circonscrire la portée du renvoi :
« [57] S’il est exact d’affirmer qu’à la suite d’un renvoi pour reconsidération par la Cour suprême, la Cour d’appel doit considérer à nouveau l’affaire comme s’il s’agissait d’un premier appel, en ce sens que le dispositif de l’arrêt précédent ne tient plus, dans une optique d’équité pour les parties, d’efficacité et d’économie judiciaire, la Cour ne peut faire table rase des motifs de l’arrêt antérieur. Elle doit plutôt reconsidérer l’affaire soumise à la lumière de l’éclairage nouveau qu’apporte l’arrêt de la Cour suprême sur les questions de droit qui étaient en litige dans l’affaire qui justifie le renvoi. »[8]
Ainsi, puisque les enseignements de l’arrêt Octane portent essentiellement sur la restitution des prestations, la Cour d’appel ne revient pas sur la nullité ou l’inexistence du contrat verbale et choisit de réitérer les motifs de l’arrêt antérieur pour répondre à cette question.
Cela étant dit, la question qui demeure est la suivante : la Ville est-elle tenue de restituer à Unibec le montant réclamé?
La Cour d’appel précise que l’analyse de la restitution des prestations dans le présent dossier doit prendre assise dans le régime de la réception de l’indu (art. 1491 et 1492 C.c.Q.). La Cour d’appel rappelle les trois conditions d’ouverture de ce régime :
« [36] […] (1) il doit y avoir un paiement ; (2) ce paiement doit avoir été effectué en l’absence de dette entre les parties ; et (3) il doit avoir été fait par erreur ou pour éviter un préjudice. »[9]
Dans le cas d’Unibec, la première condition est satisfaite : il y a eu paiement lorsqu’Unibec a effectué les travaux. En ce qui a trait à la deuxième condition, l’absence de dette entre les parties, la Cour d’appel cite un passage de la Cour suprême à ce sujet:
[69] […] L’absence de dette est essentielle au recours en répétition de l’indu ; elle distingue le paiement qui est dû de celui qui ne l’est pas. Lorsque le paiement est dû, il ne peut y avoir d’obligation de restitution puisque le paiement est destiné à décharger le payeur d’une obligation existante ; dans ce cas, le payé est en droit de conserver le paiement reçu. […] »[10]
À cet égard, la Ville prétend que le paiement d’Unibec a été effectué en raison des obligations issues du contrat forfaitaire. Pour sa part, Unibec soutient plutôt qu’il s’agit d’un paiement fait par erreur, car elle considère que la fourniture et le transport du sable font plutôt partie de travaux excédentaires qui n’étaient pas inclus au contrat.
À la lumière de son analyse, la Cour d’appel conclut que la deuxième condition n’est pas remplie : Unibec détenait une dette envers la Ville en raison du contrat forfaitaire. Ainsi, il n’y a pas lieu d’ordonner la restitution des prestations.
La Cour d’appel en obiter, revient sur les principes inhérents au contrat forfaitaire que l’on retrouve à l’article 2109 C.c.Q. Elle rappelle notamment que ce type de contrat comporte effectivement des risques commerciaux pour les deux parties : d’une part, l’entrepreneur assume les coûts des travaux imprévus et d’autre part, le client ne peut réclamer une diminution du prix, à moins d’une stipulation contraire prévue au contrat.
La Cour d’appel renchérit en précisant que l’analyse des règles contractuelles en matière de droit municipal doit être effectuée dans une optique particulière :
« [79] […] il faut néanmoins recadrer le débat dans une optique commerciale de partage de risques et plus largement dans un esprit de saine gestion des deniers publics par les autorités municipales québécoises. »[11]
En somme, la Cour d’appel accueille donc l’appel de la Ville et infirme le jugement de première instance. La réclamation d’Unibec est rejetée.
Commentaire
L’arrêt Ville de Saguenay c. Construction Unibec inc. nous permet d’observer la portée et les effets juridiques de l’arrêt Octane. On se rappelle que ce dernier avait fait couler beaucoup d’encre dans le milieu juridique, particulièrement dans le domaine du droit municipal. En l’espèce, l’arrêt de Cour d’appel apporte un nouvel éclairage sur l’analyse des conditions d’ouverture du régime de réception de l’indu, notamment en ce qui concerne l’impact de l’existence d’un contrat à forfait dans l’évaluation de l’absence de dette entre les parties. Il s’agit d’une autre illustration de l’importance pour les parties de s’assurer que les services et biens visés dans les contrats forfaitaires soient clairement établis, et ce, afin d’éviter des divergences d’interprétation du contrat.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
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