Refus d’embauche pour motifs discriminatoires : un pompier peut-il se faire refuser un poste en raison de son daltonisme?
Par Mylène Lafrenière Abel, avocate et Claude-Sophie Boies, étudiante à l'Université de Montréal
Le refus d’embauche pour motifs discriminatoires est une problématique bien présente dans notre société. Est-ce que la candidature d’un pompier peut être refusée en raison de son daltonisme? C’est la question à laquelle le juge Christian Brunelle a été appelé à répondre dans le jugement Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Samson-Thibault) c. Ville de Québec, 2023 QCTDP 2.
Contexte
Du 30 novembre au 14 décembre 2012, le Service de protection contre l’incendie de la Ville de Québec publie un concours public dans le but de recruter des pompiers et pompières. La Ville de Québec (ci-après, la « Ville ») souhaite bâtir une liste de candidats pour d’éventuels postes temporaires et permanents.
M. Sébastien Samson-Thibault, pompier pour la ville de Rivière-du-Loup, décide de poser sa candidature. Ce dernier exerce déjà le métier de pompier depuis avril 2009.
Le 17 janvier 2013, le Service des ressources humaines de la Ville envoie un courriel à M. Samson-Thibault l’informant qu’il est admissible et qu’il est convoqué à un examen écrit qui se tiendra le 26 janvier 2013. À la suite de cet examen, il reçoit une autre communication l’informant qu’il a été retenu pour la suite du processus et que la prochaine étape est une entrevue de sélection.
L’entrevue se déroule bien et, à la suite de celle-ci, M. Samson-Thibault ainsi que les autres candidats encore dans la course, sont convoqués à une séance d’informations sur les prochaines étapes. Lors de cette séance, il est informé que le processus de sélection requiert qu’il se soumette à un examen médical.
La Ville de Québec fait affaire avec Groupe Santé Medisys Inc. (ci-après, « Medisys ») pour les évaluations médicales des candidats.
Le 11 septembre 2015, M. Samson-Thibault se rend chez Medisys où il remplit un questionnaire médical pré-emploi. L’une des questions se lit ainsi : « Avez-vous de la difficulté à distinguer les couleurs? ». Il répond en cochant la case « oui ». Le candidat rencontre ensuite un médecin qui, vu sa réponse à la question énoncée plus haut, lui fait passer le test d’Ishihara, qui est utilisé pour mesurer la capacité à distinguer les teintes rouges et vertes. Sur un total de dix-sept plaques, cinq erreurs d’identification sont commises[1].
Dans son rapport, le médecin coche la case « état de santé compatible avec les exigences du poste, mais comportant certaines restrictions préventives »[2] tout en précisant que M. Samson-Thibault ne peut pas accomplir des tâches qui requiert de distinguer les couleurs.
Vu l’échec du candidat au test d’Ishihara, la Ville demande à M. Samson-Thibault de passer le test Farnsworth qui permet d’évaluer la capacité d’un individu à percevoir les couleurs[3]. Il se rend donc le 17 septembre 2015 chez son optométriste afin de passer ce test. Le diagnostic invoque un « léger défaut deutan », information qui est transmise à Medisys[4].
L’infirmière du service de santé et sécurité de la Ville ainsi que l’infirmière de chez Medisys font de nombreuses recherches afin de mieux comprendre de quelle façon le daltonisme pourrait limiter un pompier dans le cadre de son travail. Une analyse fonctionnelle des tâches est également entreprise. Plusieurs départements sont impliqués dans ces discussions et ces analyses, notamment l’ensemble de la direction des ressources humaines et le service juridique de la Ville[5].
La Ville décide d’obtenir l’avis d’un deuxième médecin afin d’évaluer la situation de M. Samson-Thibault. Ce second médecin conclut qu’il est atteint d’un handicap qui peut avoir un impact dans le cadre de son travail et qu’il considère le risque trop élevé[6].
Le 23 octobre 2015, M. Samson-Thibault est informé que sa candidature n’est pas retenue et ce, en raison de son daltonisme.
Le 15 décembre 2015, M. Samson-Thibault dépose à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (ci-après, la « CDPDJ ») une plainte pour discrimination dans le cadre d’un processus d’embauche fondée sur son handicap. Sa plainte vise non seulement la Ville mais aussi Medisys[7].
Décision
Le Tribunal des droits de la personne (ci-après, le « Tribunal ») reconnaît qu’il y a, à première vue, une preuve prépondérante de discrimination à l’endroit de M. Samson-Thibault. Il revient alors à la Ville de justifier sa décision.
L‘exigence professionnelle justifiée
L’article 20 de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après, la « Charte ») énonce « qu’une distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi […] est réputée non discriminatoire »[8]. Afin de déterminer si la pratique de la Ville constituait une exigence professionnelle justifiée, le Tribunal a utilisé le test « Meiorin » provenant d’un arrêt de la Cour suprême du Canada[9].
La première étape du test Meiorin est d’établir s’il existe un lien rationnel entre la norme exigée par la Ville et l’exécution du travail de pompier. Le Tribunal se dit satisfait de la preuve de la Ville à cet égard : de nombreuses preuves démontrent que l’exigence de bien distinguer les couleurs, soit la norme exigée, est directement liée à l’exécution sécuritaire du métier de pompier.
La deuxième étape du test est l’accommodement raisonnable. La Ville avait le fardeau de démontrer que l’inaptitude de M. Samson-Thibault à distinguer les couleurs était impossible à accommoder sans que celle-ci subisse une contrainte excessive[10].
Considérant de nombreux facteurs, mais notamment l’ampleur des ressources humaines et financières de la Ville, le Tribunal souligne son manquement à la procédure d’accommodement.
La jurisprudence citée dans le jugement précise que l’employeur doit se soumettre à une analyse contextuelle et rigoureuse des capacités uniques de la personne vis-à-vis l’emploi pour lequel elle postule. Or, l’une des caractéristiques uniques de M. Samson-Thibault était le fait qu’il était pompier depuis plusieurs années et qu’il était même devenu lieutenant. Le Tribunal écrit :
« [174] Somme toute, l’expérience antérieure acquise par le candidat, en sa qualité de pompier louperivois atteint de daltonisme, semble avoir été complètement banalisée sinon méprisée.
[175] Pourtant, à l’étape très avancée où il se trouvait dans le processus de sélection, l’équité et le droit à l’égalité commandaient à tout le moins de le rencontrer – comme il en a d’ailleurs fait la demande, ce qui lui a été refusé – et de lui permettre de démontrer sa capacité à effectuer le travail de façon sécuritaire pour lui-même et autrui. »[11]
Selon le Tribunal, M. Samson-Thibault aurait dû avoir l’opportunité de démontrer de quelle manière il pallie ses difficultés visuelles dans le cadre du métier de pompier. Le Tribunal souligne que l’employeur aurait pu concevoir une simulation afin d’évaluer concrètement comment M. Samson-Thibault surmonte son handicap. La Ville n’a, en somme, considéré aucune alternative dans la procédure d’embauche habituelle.
Afin de se dégager de son obligation d’accommodement raisonnable, la Ville devait démontrer que cela constituerait une contrainte excessive qui présenterait un risque grave pour la sécurité de tous[12].
La Ville a donc tenté de démontrer l’importance de la capacité de distinguer les couleurs des pompiers en faisant la revue des équipements et indicateurs utilisés dans le cadre de leur métier. Selon le Tribunal, M. Samson-Thibault a apporté des explications « crédibles, logiques et rationnelles » qui lui permettent de surmonter son handicap. La norme établie par la Ville est trop rigide[13].
Le Tribunal conclut que l’atteinte portée aux droits quasi-constitutionnels des articles 10 et 16 que garantis la Charte à M. Samson-Thibault ne se justifie pas aux termes de l’article 20.
Les renseignements discriminatoires
L’article 18.1 de la Charte énonce que l’employeur ne peut pas, dans un formulaire de demande d’emploi ou en entrevue, questionner un candidat sur des motifs discriminatoires au sens de l’article 10 sauf si ces renseignements sont utiles afin d’appliquer l’article 20[14].
Le Tribunal conclut que le questionnaire médical pré-emploi de la Ville portait atteinte au droit garanti par l’article 18.1 de la Charte, plus particulièrement au motif que certaines questions concernaient des aspects de l’état de santé du candidat sans aucun lien avec le métier de pompier[15].
Les réparations octroyées
À titre de réparation, la CDPDJ demandait à la Ville d’embaucher M. Samson-Thibault à titre de pompier dès qu’un poste sera ouvert. Le Tribunal accorde cette demande.
Pour le préjudice matériel, le Tribunal accorde à M. Samson-Thibault une somme de 98 188, 67 $, soit la différence entre le montant qu’il aurait obtenu en travaillant comme pompier pour la Ville de Québec et le montant qu’il a réellement obtenu en travaillant comme pompier pour Rivière du Loup[16].
La CDPDJ demandait un montant de 15 000 $ pour le préjudice moral survenu suite au refus d’embauche. En analysant la jurisprudence sur le sujet et en considérant que M. Samson-Thibault a effectivement vécu difficilement ce refus, le Tribunal condamne la Ville à lui verser une somme de 10 000 $[17].
La CDPDJ réclamait également une indemnité de 8 000 $ payable solidairement par la Ville et Medisys pour avoir fait l’usage d’un questionnaire médical pré-emploi comportant des questions discriminatoires. La preuve laisse transparaitre que le questionnaire n’a pas troublé la sérénité de M. Samson-Thibault. Toutefois, en considérant les précédents et son témoignage, le Tribunal lui accorde 2 500 $ à titre d’indemnité pour le préjudice moral.
Conclusion
Dans cette décision, le juge Christian Brunelle accueille donc en partie la demande de la Commission et déclare que la Ville a en effet porté atteinte au droit de M. Samson-Thibault. En refusant de l’embaucher comme pompier, la Ville a violé les articles 10 et 16 de la Charte qui garantissent un traitement égal, sans discrimination, notamment fondée sur le handicap.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
[1] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Samson-Thibault) c. Ville de Québec, 2023 QCTDP 2, par. 23.
[2] Ibid, par. 25.
[3] Ibid, par. 28.
[4] Ibid, par. 29.
[5] Ibid, par. 31.
[6] Ibid, par. 33.
[7] Ibid, par. 38.
[8] Ibid, par. 57.
[9] Ibid, par. 59.
[10] Ibid, par. 60.
[11] Ibid, par. 174 et 175.
[12] Ibid, par. 187.
[13] Ibid, par. 270.
[14] Ibid, par. 294.
[15] Ibid, par. 352.
[16] Ibid, par. 385.
[17] Ibid, par. 443.
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