La preuve d’expert en droit criminel : la principale exception à la règle empêchant les témoignages d’opinion
Par Anne-Geneviève Robert, avocate
Un des principes fondamentaux des règles de preuve en matière pénale veut qu’un témoin ordinaire ne puisse pas rendre un témoignage d’opinion. Il doit plutôt se limiter à témoigner des faits dont il a personnellement eu connaissance. Cependant, comme pour bien des règles issues de la Common law, on y retrouve certaines exceptions, la principale d’entre elles étant la preuve d’expert. Celle-ci sera admissible lorsqu’il est nécessaire pour le juge ou le jury de bénéficier d’une conclusion toute faite qu’ils ne pourraient formuler eux-mêmes vu la technicité des faits en cause. Dans la décision R. c. Grenon (2024 QCCS 551), la Cour supérieure reprend l’ensemble des critères que doit satisfaire la partie souhaitant produire une expertise.
Contexte
Dans cette affaire, l’accusé subissait un procès pour faire face à des accusations de meurtre au premier degré et d’agression sexuelle grave en lien avec des événements datant de 2000. Pendant l’enquête policière, différents mandats avaient été émis, notamment un ayant pour but le prélèvement d’un échantillon d’ADN. Les policiers ont également utilisé une nouvelle technique d’enquête, soit le projet « PatronYme ». C’était la première fois que ce type de preuve allait être présenté devant les tribunaux québécois.
Dans le cadre de sa preuve, la couronne souhaitait présenter ce nouvel outil d’enquête ayant contribué à l’arrestation de M. Grenon par le biais du témoignage de Mme Valérie Clermont-Beaudoin. Le tribunal devait donc décider de l’admissibilité de cette preuve d’expert en biologie judiciaire, plus particulièrement en lien avec l’utilisation du projet PatronYme et des résultats obtenus.
Mme Clermont-Beaudoin travaille au Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale de Montréal (ci-après, le « LSJML ») en tant que biologiste judiciaire. Dans le cadre de ses fonctions, elle a entre autres participé à la validation du projet de recherche PatronYme, lequel est en opération depuis 2022 pour le LSJML exclusivement. Bien qu’elle n’ait jamais témoigné au Québec en tant qu’experte en biologie judiciaire, elle l’avait fait à trois reprises aux États-Unis. Il s’agissait également de son premier témoignage d’expert sur l’utilisation du projet PatronYme.
La Cour supérieure reprend donc, dans le cadre de ce voir-dire, les critères permettant l’admissibilité du témoignage d’expert.
Décision
Bien que la preuve d’expert constitue la principale exception à la règle empêchant les témoignages d’opinion, celle-ci doit reposer sur un critère de nécessité et présente un caractère exceptionnel. Il en va de la protection du rôle du juge des faits, raison pour laquelle il faut appliquer les précautions nécessaires à de tels témoignages.
En reprenant les enseignements de l’arrêt White Burgess1 concernant les critères à rencontrer pour qu’une preuve d’expert soit déclarée admissible, le Tribunal nous indique que l’analyse se fait en deux étapes. Premièrement, les conditions suivantes doivent être présentes :
a) La pertinence;
b) La nécessité d’aider le juge des faits;
c) La qualification suffisante de l’expert;
d) L’absence de toute règle d’exclusion;
e) Une fiabilité suffisante des principes scientifiques étayant la preuve (lorsque l’opinion est fondée sur une science nouvelle ou contestée, ou sur une science utilisée à des fins nouvelles).
Deuxièmement, lorsque tous les critères mentionnés ci-haut sont remplis, le tribunal doit évaluer la valeur probante de cette preuve par rapport à son effet préjudiciable.
Bien évidemment, le fardeau de prouver par la balance des probabilités que toutes les conditions sont rencontrées repose sur la partie qui souhaite produire l’expertise.
La première étape : les critères d’admissibilités
La pertinence
Tout d’abord, il convient de rappeler que la pertinence comporte tant un volet logique que juridique. Une preuve qui est grandement liée au fait qu’elle tend à établir sera évidemment considérée logiquement pertinente. Par exemple, une expertise qui porte sur l’un des éléments constitutifs de l’infraction ou sur une défense potentielle serait logiquement pertinente.
Dans le cas en l’espèce, la défense ne contestait pas ce premier critère. En effet, la preuve recherchée se rapportait à l’identification de l’accusé, même si elle ne suffisait pas en soi à l’établir. L’outil PatronYme permettait de compléter une étape dans l’analyse des profils génétiques qui pouvait mener à la découverte du suspect principal. Cette étape permettait de cibler des lignées paternelles desquelles l’ADN prélevé pourrait provenir, mais pas d’identifier ni d’exclure un individu en particulier. Au terme de l’analyse, la police se retrouve avec un ou des noms de famille d’intérêt prioritaire et peut ainsi poursuivre son enquête à l’aide de ces données. Dans notre cas, à la suite du rapport de Mme Clermont-Beaudoin, l’attention des enquêteurs s’est tournée vers M. Grenon, qui avait déjà été ciblé comme sujet d’intérêt au début de l’enquête, étant donné qu’il résidait derrière la demeure de la victime, partageant ainsi des cours mitoyennes. Donc, la preuve était suffisamment liée à l’une des questions en litige, en l’espèce l’identification, car elle permettait de fournir au juge des faits des explications sur le fil de l’enquête policière et ce qui a amené les policiers à concentrer leur enquête sur M. Grenon.
La nécessité d’aider le juge des faits
Dans son rôle de venir en aide au juge des faits, l’expert peut tirer des conclusions et émettre un avis sur des sujets qui nécessitent des connaissances particulières. L’objectif est donc de présenter au juge et au jury une conclusion qu’ils ne seraient pas en mesure de tirer vu la technicité des faits. Comme l’indiquait la Cour suprême dans l’affaire Mohan2 , la preuve d’expert ne doit pas être qu’utile; elle doit être nécessaire à la bonne compréhension des faits. Cependant, l’expert ne peut se substituer au juge des faits et ne peut pas se prononcer sur la question de la culpabilité.
Notamment, le juge d’instance, en évaluant la nécessité d’une telle preuve, doit prendre en compte l’objet de l’expertise, l’objectif poursuivi par la partie qui veut la produire et la mesure dans laquelle il devrait, au besoin, circonscrire l’expertise.
En l’espèce, la défense contestait le fait que ce critère soit rempli en argumentant que la couronne allait déjà faire entendre une biologiste pour établir que l’ADN récupéré était bien celui de M. Grenon. Or, l’objectif de l’expertise était plutôt d’expliquer au jury pourquoi l’accusé est devenu le suspect principal plus de 20 ans après le début de l’enquête policière, et non d’établir expressément son identification. La Cour indique donc qu’il s’agit d’une situation exceptionnelle où le jury ne pourrait tirer ses propres conclusions sans cette experte puisque son opinion présenterait des renseignements scientifiques qui dépassent vraisemblablement l’expérience et la connaissance d’un jury. Ce critère est donc rencontré.
La qualification suffisante de l’expert
Pour conclure que l’expert en question possède les qualifications suffisantes, il doit être démontré, toujours par balance des probabilités, que les deux critères suivants sont rencontrés :
- L’objet de l’expertise relève bien de son champ de compétence; et
- Le témoin est disposé à témoigner de manière impartiale, indépendante et sans parti pris.
Évidemment, l’expert doit avoir des connaissances particulières qui vont au-delà de celles du juge des faits sur le sujet en cause. La façon dont l’expert a obtenu cette compétence n’est pas importante au niveau de l’admissibilité. Il suffit que la cour soit convaincue qu’il possède l’expérience suffisante sur la question. Toutefois, les moyens entrepris pour acquérir ces connaissances, par exemple à l’aide d’études ou d’une formation pratique, pourront avoir un effet sur le poids à accorder à son témoignage.
Le manque d’impartialité ou d’indépendance pourrait, dans certains cas, rendre inadmissible la preuve d’expert ou en affecter la valeur probante. Le parti pris, quant à lui, doit nécessairement entraîner l’exclusion de cette preuve.
En l’espèce, ce critère d’admissibilité n’est pas contesté. Il n’y a aucun motif réaliste de penser que l’expert ne pourrait pas ou ne voudrait pas s’acquitter adéquatement de son obligation envers la cour.
L’absence de toute règle d’exclusion
La Cour nous rappelle aussi que même une preuve d’expert considérée pertinente, nécessaire et provenant d’une personne adéquatement qualifiée demeure assujettie aux règles usuelles d’admissibilité, sans quoi elle pourrait être écartée. Par exemple, même dans le cadre d’un témoignage d’expert, la couronne ne pourrait mettre en preuve la propension de l’accusé à commettre le crime sans que celui-ci n’ait d’abord mis en jeu sa moralité. Encore une fois, la défense a reconnu que ce critère était rempli et qu’aucune autre règle d’exclusion ne s’appliquait à l’expertise proposée.
Les nouvelles techniques ou disciplines scientifiques
Ce critère exige que la partie voulant mettre en preuve l’expertise démontre une fiabilité suffisante des principes scientifiques présentés. Pour faire cette analyse, la cour doit se poser les questions suivantes :
1) La théorie ou la technique peut-elle être vérifiée et l’a-t-elle été?
2) La théorie ou la technique a-t-elle fait l’objet d’un contrôle par des pairs et d’une publication?
3) La question du taux connu et du potentiel d’erreur ou l’existence de normes; et
4) La théorie ou la technique utilisée est-elle généralement acceptée?
« [70] Les critères qui précèdent devront être appliqués de manière plus rigoureuse lorsque l’expertise est susceptible de comporter une valeur probante particulièrement forte sinon décisive sur l’issue du procès. »
Dans le cas qui nous occupe, il ne s’agit pas d’une science nouvelle, mais plutôt d’une technique scientifique reconnue appliquée à des fins nouvelles. Dans 57% des cas, cette technique permet d’orienter les enquêtes vers la bonne lignée familiale du contributeur d’ADN. Le projet PatronYme est également utilisé aux États-Unis et dans certains pays européens.
La défense n’a présenté aucune preuve contraire afin de démontrer que le projet PatronYme n’est pas fiable. La Cour souligne d’ailleurs que la fiabilité de la technique d’enquête a été prouvée par la confirmation subséquente du résultat. Ainsi, dans ces circonstances, l’admissibilité de la preuve n’est pas ébranlée par le fait que la technique soit reconnue pour la première fois par un tribunal québécois.
La deuxième étape : la pondération des considérations concurrentes
Cette étape, parfois désignée comme étant un test sur la pertinence juridique, doit être complétée uniquement lorsque les critères énoncés précédemment sont rencontrés. Même si la preuve est logiquement pertinente, elle peut être exclue si sa valeur probante est surpassée par son effet préjudiciable.
Pour évaluer si la valeur probante de l’expertise proposée l’emporte sur son effet préjudiciable, le tribunal devra compléter une analyse contextuelle qui dépendra de plusieurs facteurs, notamment :
1) L’opinion repose-t-elle sur des faits mis en preuve?
2) Dans quelle mesure l’expertise supporte-t-elle les conclusions recherchées?
3) Quelle est l’importance de la conclusion recherchée pour le sort du litige?
4) Quel est le degré de fiabilité de cette preuve?
5) Quel est le degré de complexité de l’expertise? Est-elle susceptible d’entraîner une confusion dans l’esprit du jury?
6) Dans quelle mesure cette expertise est-elle contestée? Entraînera-t-elle de longs contre-interrogatoires ou le témoignage d’autres experts pour la contredire?
En l’espèce, la Cour stipule que l’expertise de Mme Clermont-Beaudoin est nécessaire pour faire comprendre au jury pourquoi les enquêteurs ont finalement concentré leurs efforts sur l’accusé en 2022 et que son témoignage ne sera pas long ni complexe. Il s’agit d’une fiabilité appliquée aux faits mis en preuve. Toutefois, une directive sera émise au jury pour préciser que le projet PatronYme n’est qu’une technique d’enquête et qu’il ne s’agit pas d’une preuve d’identification de l’accusé.
Le Tribunal accueille donc la requête et déclare admissible le témoignage de Valérie Clermont-Beaudoin à titre de témoin expert « en biologie judiciaire plus particulièrement axée sur l’utilisation du projet PatronYme et ses résultats. »
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
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[1] White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23.
[2] R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9.
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