L’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle : intérêt pour agir et limites de réparation
Par Anne-Geneviève Robert, avocate et Jasmine Berbar, Étudiante
Dans l’arrêt R. c. Brunelle (2024 CSC 3), la Cour suprême devait se prononcer sur l’intérêt pour agir ainsi que le bien-fondé de la demande d’arrêt des procédures formulée par les 31 appelants en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après, la « Charte »). Cette réparation était demandée afin de remédier aux allégations d’abus de procédure découlant de la catégorie résiduelle et résultant d’un cumul de violations des articles 10b) et 8 de la Charte. Après avoir statué que tous les appelants avaient l’intérêt requis pour formuler une telle demande, la Cour suprême conclut qu’une analyse individuelle de la violation des droits de chaque appelant du premier groupe, lequel allait subir son procès en premier, était requise, ce qui manquait au jugement de première instance. Elle ordonne finalement la tenue de nouveaux procès pour chaque groupe d’appelants.
Contexte
Le projet « Nandou » consistait en une opération policière d’envergure concernant les 31 appelants de ce pourvoi. Les appelants furent divisés en quatre groupes en fonction du moment de leur arrestation. Lors de l’arrestation des sept membres du premier groupe, il survint des problèmes concernant l’exercice de leur droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat, tel que le prévoit l’alinéa 10b) de la Charte. La plupart des appelants ayant manifesté leur désir d’exercer ce droit dès sa connaissance ont été notifié qu’ils ne pourront l’exercer qu’une fois arrivé au poste de police. D’autres ne souhaitaient pas communiquer avec un avocat immédiatement et ont également attendu d’être au poste de police pour ce faire. En outre, certains d’eux ont subi des inconduites policières plus atténuées telles que l’omission d’aviser les tiers des perquisitions secrètes les touchant, ainsi que leur arrestation par le biais de mandats ne visant pas le district dans lequel ils se trouvaient. Les groupes 2, 3 et 4, quant à eux, n’ont pas été touchés par une violation de leur droit à l’assistance d’un avocat, mais certains furent victimes des deux autres inconduites.
Décision
Historique des procédures
Décision de première instance (Cour supérieure)
Jugement de 2018 pour la demande du premier groupe :
Le juge Dumas a accueilli la requête des accusés du premier groupe et a ordonné l’arrêt des procédures les concernant. Il conclut de la preuve à une violation de l’article 10b) de la Charte pour tous les appelants de ce groupe. En effet, il affirme que les policiers auraient tous failli à leurs obligations concernant ce droit en reportant systématiquement son exercice par les appelants et ce, sans avoir préalablement évalué la possibilité de l’exercer sur-le-champ en fonction de la situation présente devant eux (par. 16).
Jugement de 2019 pour la demande des groupes 2, 3 et 4 :
Les autres groupes d’appelants (2,3 et 4) ont déposé des requêtes similaires à celles du premier groupe. La Couronne et les groupes 2, 3 et 4 ont tous consenti à ce que la preuve présentée dans la requête du premier groupe soit versée dans leur dossier de requête. Ils ont convenu que la décision du premier groupe s’appliquait à eux. Au vu de l’issue de la requête des premiers, les procédures des autres groupes ont aussi été arrêtées, essentiellement pour les mêmes motifs.
Décision de la Cour d’appel du Québec
La Cour d’appel conclut que le juge de première instance a erré en utilisant une démarche qui ordonnait l’arrêt des procédures pour tous les appelants sans évaluer si le droit mis en cause, à savoir celui de l’article 10b) de la Charte, avait réellement été violé pour chacun d’entre eux. Elle soulève également une erreur de droit dans l’analyse du juge de première instance, notamment une surestimation des obligations des policiers quant à la mise en application du droit des appelants à l’assistance d’un avocat. Enfin, elle juge la réparation octroyée de « draconienne » (par. 25), en affirmant que d’autres réparations moins drastiques auraient pu suffire.
Motifs
La juge O’Bonsawin traite, au nom de la majorité, de trois questions principales, soit:
- Est-ce que tous les appelants ont l’intérêt requis afin de demander une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte?
- Existe-t-il un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle?
- Le moyen de réparation octroyé par la Cour supérieure pour tous les appelants, à savoir l’arrêt des procédures, est-il adéquat à la situation?
Introduction à l’abus de procédure
La Cour débute son analyse en précisant les deux types de conduites étatiques qui constituent un abus de procédure. La première, appelée « catégorie principale », désigne les conduites qui compromettent l’équité du procès. Ces abus font intervenir les dispositions 8 à 14 de la Charte visant à protéger l’équité du procès des accusés, ainsi que les principes de justice fondamentale de l’article 7 (par. 28). La deuxième catégorie d’abus, soit la « catégorie résiduelle », désigne les conduites qui, sans compromettre l’équité du procès, mine l’intégrité du système de justice. Cette catégorie ne fait intervenir que les principes de justice fondamentale de l’article 7.
Si la Cour conclut à l’existence d’un abus d’une des deux catégories, elle peut octroyer une réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte en fonction des circonstances. L’impact de ces réparations sur les procédures peut varier, allant de l’exclusion de certains éléments de preuve à l’arrêt total des procédures.
Pour octroyer « l’ultime réparation » (Tobiass, par. 86) qu’est l’arrêt des procédures, il existe trois conditions cumulatives que la Cour suprême énumère au paragraphe 29 :
« (1) il doit y avoir une atteinte au droit de la personne accusée à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue » (Regan, par. 54; Babos, par. 32);
(2) il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte (Regan, par. 54; Babos, par. 32);
(3) s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond », d’autre part (Regan, par. 57; Babos, par. 32). »
- L’intérêt pour agir
Suite à un débat entre les parties quant à l’intérêt requis afin de pouvoir demander réparation, la Cour suprême conclut que toutes les parties appelantes avaient l’intérêt requis pour demander l’arrêt des procédures en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte (par. 38).
En effet, chaque appelant a allégué la violation d’un droit lui étant garanti par la Charte (notamment celui prévu à l’article 7) et a plaidé que la conduite policière, qu’ils qualifient d’abusive, a entaché les procédures les visant. Ces deux arguments, notamment basés sur le cumul des inconduites policières, permettent un lien de causalité suffisant afin de soulever la demande de réparation (par. 64).
- L’existence, ou non, d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle
À présent, la Cour s’intéresse au cumul des conduites policières permettant de fonder une allégation d’abus de procédure de catégorie résiduelle. Elle débute par une analyse de la violation du droit de recourir sans délai à l’assistance d’un avocat en vertu de l’article 10b) de la Charte, car l’abus en question reposerait principalement sur la violation de ce droit.
Il existe trois obligations policières à remplir pour le respect de ce droit fondamental (R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173) :
Premièrement, le devoir d’informer la personne détenue de son droit et de l’existence de l’aide juridique et d’avocats de garde ; deuxièmement, si elle souhaite exercer son droit, le devoir de lui donner la première possibilité raisonnable de le faire ; et troisièmement, le devoir de s’abstenir de soutirer des éléments de preuve avant qu’elle eut l’occasion raisonnable d’exercer son droit.
En l’espèce, la Cour suprême conclut que la Cour supérieure a commis une erreur de droit en concluant que les droits garantis par l’article 10b) de tous les appelants du premier groupe ont été violés. Le motif selon lequel les forces policières avaient comme pratique de reporter systématiquement l’exercice de ce droit sans d’abord considérer les circonstances particulières de chaque arrestation n’est pas suffisant pour conclure à la violation des droits de chaque appelant du premier groupe (par. 105).
L’examen du juge de première instance nécessitait une analyse au cas par cas de la violation alléguée des droits de chaque appelant du premier groupe, y compris de ceux qui ne voulaient pas se prévaloir directement de leur droit garanti par l’article 10b). Sans cette analyse propre à chaque individu, les motifs sont insuffisants pour conclure à une violation de l’article 10b) pour l’entièreté du premier groupe d’appelants. Ainsi, cela entraîne une perte du cumul des conduites répréhensibles qui pourraient justifier une allégation d’abus de procédure de catégorie résiduelle (par. 106 et 109).
Comme l’énonce la Cour au paragraphe 108 de la décision, « […] le défaut du juge de la Cour supérieure d’évaluer, à l’égard de chaque partie appelante du groupe 1, le caractère raisonnable du délai écoulé avant que l’opportunité de communiquer avec une avocate ou un avocat lui soit donnée justifie, « à elle seule », la tenue d’une nouvelle audition de la requête en arrêt des procédures et en exclusion de la preuve pour le groupe 1 (par. 56 [du jugement de la Cour d’appel]). »
- Moyen de réparation octroyé par la Cour supérieure pour tous les appelants
En traitant de l’octroi de l’arrêt des procédures pour le premier groupe, la Cour suprême relève l’omission de la Cour supérieure de s’assurer du respect de la 2e condition essentielle lors de la détermination de la réparation appropriée en l’espèce (par. 114).
En effet, comme vu précédemment, il est nécessaire d’évaluer s’il existe d’autres réparations susceptibles de corriger l’atteinte avant d’ordonner l’arrêt des procédures (par. 29). Ici, les appelants avaient demandé, hormis l’arrêt des procédures, l’exclusion de certains éléments de preuve (par. 115). La Cour mentionne que la mise de côté de ce moyen de réparation devait faire l’objet d’une justification (par. 117), d’autant plus que les groupes 2,3 et 4 ont été impactés bien différemment par l’abus de procédure allégué.
En outre, à la question de savoir si la Couronne pouvait soulever le manque d’analyse au cas par cas du juge de première instance comme argument d’appel, la Cour suprême a conclu que celle-ci en avait le droit (par. 123). Elle a ainsi rejeté la prétention des appelants selon laquelle, puisque la Couronne et les groupes 2,3 et 4 avaient tous consenti au dépôt de la preuve et des plaidoiries du procès du premier groupe dans leurs propres dossiers, elle ne pouvait pas faire valoir cet argument (par. 119).
Conclusion
La Cour suprême donne ainsi raison à la Cour d’appel quant à la tenue de nouveaux procès, incluant de nouvelles auditions sur les requêtes en arrêt de procédure et en exclusion de la preuve, pour chaque groupe d’appelants.
En effet, l’arrêt des procédures visant les groupes 2, 3 et 4 s’appuyait grandement sur les motifs rendus par la Cour supérieure quant au premier groupe. Or, l’omission du juge de première instance de faire une analyse individuelle pour chaque membre de ce groupe a entraîné la nécessité de refaire des audiences pour tous les groupes d’appelants, puisque les allégations d’abus de procédure en lien avec un cumul d’inconduites n’étaient plus fondées.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
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