L’article 636 du Code de la sécurité routière déclaré inopérant : La Cour d’appel confirme le jugement de première instance
Par Nadim Paul Fares, Avocat et Sabrina Renaud, Étudiante
Dans l’affaire opposant le procureur général du Québec (ci-après PGQ) à M. Luamba, la Cour d’appel du Québec confirme le jugement de première instance et déclare inconstitutionnel le pouvoir de la police d’effectuer des interceptions routières sans motif requis prévu à l’article 636 du Code de la sécurité routière[1]. La cour réitère le fait que cette pratique favorise le profilage racial et viole les droits protégés par les articles 9 et 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés[2], sans qu’elle puisse être justifiée en vertu des critères établis par son article premier.
Elle marque un tournant important dans la lutte contre le profilage racial au Québec et soulève des questions fondamentales sur l’encadrement des pouvoirs policiers.
Contexte de l’affaire : Profilage racial et abus des pouvoirs policiers
Cette décision met de l’avant un problème systémique persistant : l’usage disproportionné des pouvoirs policiers à l’encontre des personnes issues de minorités visibles.
L’intimé, Joseph-Christopher Luamba, un étudiant montréalais d’origine haïtienne, témoigne avoir été intercepté au volant de son véhicule à trois reprises en un peu plus d’un an, sans qu’aucune contravention ne lui soit remise à l’issue de ces interceptions.
Convaincu d’être la cible de profilage racial, il dépose un recours visant à contester la constitutionnalité de la règle de common law établie dans l’arrêt R. c. Ladouceur[3], qui permet aux policiers d’intercepter un véhicule et son conducteur sans motif raisonnable de croire ou de soupçonner qu’une infraction a été commise. Il conteste également l’article 636 C.s.r., qui reprend cette règle de common law.
Au terme de ce procès durant lequel on a fait entendre de nombreuses personnes noires ayant relaté des expériences similaires, le juge détermine que le pouvoir de procéder à des interceptions routières sans motif valable favorise le profilage racial. Il estime que cette pratique porte atteinte à plusieurs droits garantis par la Charte, notamment le droit à la protection contre la détention arbitraire[4], le droit à la liberté et la sécurité de la personne[5], ainsi que le droit à l’égalité[6]. En conséquence, il déclare invalide l’article 636 C.s.r. et la règle de common law autorisant ces interceptions, affirmant ne pas pouvoir les justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique[7].
À la suite de cette décision, le PGQ a interjeté appel. Bien qu’il ne conteste ni les faits établis concernant le profilage racial ni les témoignages entendus, le PGQ soutient que le profilage racial ne découle pas directement de la règle de droit donnant le pouvoir à la police d’effectuer des interceptions routières sans motif requis. Selon lui, le profilage racial résulte plutôt de comportements individuels dérogatoires de certains policiers dans l’exercice du pouvoir conféré par cette règle.
Décision de première instance : L’inopérance de l’article 636 C.s.r. face au profilage racial
Avant d’aborder l’analyse des questions soulevées par le pourvoi, il convient de préciser que la Cour d’appel est d’avis que l’arrêt Ladouceur n’a pas établi un pouvoir de common law permettant les interceptions routières sans motif. La Cour souligne que les parties ont adopté à tort la position selon laquelle cet arrêt aurait reconnu l’existence d’un tel pouvoir policier en common law. En conséquence, les conclusions de première instance relatives à la règle de common law sont modifiées, et l’analyse se limite désormais à l’examen de l’article 636 du Code de la sécurité routière.
Composée des juges Julie Dutil, Suzanne Gagné et Lori Renée Weitzman, la Cour d’appel confirme le jugement de première instance, à l’exception de la déclaration d’inopérabilité de la règle de common law. Elle estime également qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur une éventuelle violation du droit garanti par l’article 7 de la Charte.
En réponse à la question de savoir si le juge de première instance avait commis une erreur en concluant que la règle de droit contestée favorisait le profilage racial, la Cour d’appel répond par la négative. Elle estime que le juge a déterminé correctement que l’article 636 C.s.r. favorise le profilage racial, non pas en raison d’un abus de son application par les policiers, mais en raison de l’absence de critères qui encadrent la sélection des conducteurs à intercepter. Bien que l’article n’autorise pas explicitement le profilage racial, il ouvre la porte à son intrusion dans l’exercice discrétionnaire des policiers. La Cour souligne que le profilage racial, souvent inconscient, peut survenir même en l’absence d’intention malveillante ou de recours à des stéréotypes raciaux. Par conséquent, le juge de première instance n’a pas erré en déclarant cette règle inopérante. La Cour d’appel conclut également qu’une déclaration d’invalidité en vertu de l’article 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982[8] est la réparation appropriée et maintient la suspension de cette déclaration pour une période de six mois.
La Cour détermine que le juge de première instance pouvait réexaminer l’arrêt Ladouceur, parce que de nouvelles questions juridiques ont été soulevées. Bien que l’article 9 et la justification de l’atteinte en vertu de l’article 1 aient été examinés dans cet arrêt, une exception au principe du stare decisis s’applique dans ce cas. Le contexte a évolué : le profilage racial, aujourd’hui bien documenté et prouvé, est une réalité qui n’avait pas été reconnue ni suffisamment étayée dans l’arrêt Ladouceur.
La Cour d’appel confirme que l’article 636 C.s.r. porte atteinte de manière injustifiée à l’article 9 de la Charte, rendant ainsi superflue une analyse distincte sous l’angle de l’article 7. Le juge a également eu raison de conclure à une violation injustifiée de l’article 15(1). Bien que neutre en apparence, l’article entraine une distinction fondée sur la race, affectant de manière disproportionnée les conducteurs noirs. Les preuves démontrent que le profilage racial influence les interventions policières et que cet effet préjudiciable perpétue les désavantages historiques et systémiques subis par les personnes noires, renforçant ainsi la discrimination à leur égard.
Le juge de première instance a correctement conclu que l’atteinte portée par l’article 636 C.s.r au droit garanti par l’article 9 de la Charte ne peut être justifiée par l’article premier. En effet, la Cour d’appel partage l’avis du juge de première instance quant au caractère urgent et réel de l’objectif d’assurer la sécurité routière. Cependant, elle ne retient pas son analyse concernant le lien rationnel. Contrairement au juge de première instance, la Cour estime que le PGQ a démontré un lien rationnel entre l’article et cet objectif. Elle valide toutefois l’analyse du juge quant au critère de l’atteinte minimale. Ce dernier n’est pas respecté, le PGQ n’a présenté ni preuve ni argument convaincant, se contentant de s’appuyer sur l’arrêt Ladouceur, dont les conclusions ne sont plus applicables dans le contexte actuel. Par ailleurs, des moyens moins intrusifs, comme les barrages routiers ou l’utilisation ciblée d’autres pouvoirs policiers déjà existants, permettraient de poursuivre l’objectif tout en réduisant les risques de profilage racial. Enfin, sur la mise en balance des inconvénients, la Cour conclut que les effets bénéfiques de l’article ne sont pas démontrés de manière suffisante pour justifier les impacts négatifs qu’il entraine. Cette règle affecte de manière disproportionnée les communautés noires, aggravant leur désavantage historique et systémique. Les préjudices qu’elle cause surpassent de loin ses avantages hypothétiques en matière de sécurité routière. Par conséquent, l’article 636 C.s.r. ne satisfait pas aux exigences de l’article premier de la Charte.
Un précédent qui pourrait avoir des répercussions
En mettant en évidence l’importance d’une surveillance accrue des pratiques policières et l’urgence de réformer les lois conférant des pouvoirs discrétionnaires trop larges aux policiers, l’affaire Luamba va changer la manière dont seront effectuées les interceptions routières pour mieux protéger les droits des populations racisées.
Cette décision reflète une tendance au Canada visant à abolir les contrôles arbitraires, comme en Alberta, où les contrôles d’identité arbitraires ont été abolis en 2020[9]. Elle pourrait donc servir de modèle pour d’autres provinces où des règles similaires existent encore.
Conclusion : un message clair sur le profilage racial
En conclusion, la Cour d’appel confirme en partie la décision rendue par le juge de première instance, déclarant l’article 636 C.s.r. inopérant. Au-delà des implications juridiques, cette décision envoie un message fort : le profilage racial, même inconscient, n’a pas sa place dans notre société. Elle constitue une victoire importante pour les droits des personnes racisées et une étape clé dans la lutte contre le profilage racial.
[1] Code de la sécurité routière, RLRQ, c. C-24.2 (C.s.r.).
[2] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (Charte).
[3] R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257 (Ladouceur).
[4] Art. 9 de la Charte.
[5] Art. 7 de la Charte.
[6] Art. 15(1) de la Charte.
[7] Art. 1 de la Charte.
[8] Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (Loi constitutionnelle de 1982).
[9] François Joly et Charlotte Dumoulin « Fin des contrôles d’identité arbitraires en Alberta, annonce le ministre de la Justice », Radio-Canada, 19 novembre 2020, en ligne
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