Projet de loi 89 : encadrer le droit de grève au nom de l’intérêt public
Par Sophie Estienne, avocate et Hugues Laplante-Clément, Étudiant
Dans un contexte de tensions sociales croissantes, le projet de loi 89 (« PL 89 »), également intitulé Loi visant à considérer davantage les besoins de la population en cas de grève ou de lock-out, propose de redéfinir les limites du droit de grève — un droit constitutionnel[1], par ailleurs inscrit dans le Code du travail[2] du Québec. Le gouvernement justifie cette réforme par une volonté de protéger l’intérêt général, tout en affirmant ne pas porter atteinte au droit de grève. Adoptée en suivi du projet de loi 33[3] de 2019, cette nouvelle législation entrera en vigueur le 30 novembre 2025[4].
Les réactions sont contrastées. La Confédération des syndicats nationaux dénonce une « déclaration de guerre »[5] visant à déséquilibrer le rapport de force syndical[6], tandis que la Centrale des syndicats du Québec conteste la constitutionnalité de la mesure, qualifiant le projet de loi d’« aussi inutile que nuisible » [7]. À l’inverse, le ministre du Travail Jean Boulet défend fermement son projet, précisant que son gouvernement veille à la protection de la population en ne portant ni atteinte aux droits des travailleurs, ni au droit de grève[8]. Le PL 89 reçoit notamment l’appui de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante[9], présentant un sondage Léger révélant que 70% de la population québécoise juge légitime l’intervention du gouvernement pour dans les conflits de travail dans le secteur public, contre 45% dans le secteur privé[10].
Cet article se concentre sur deux mesures phares du PL 89, dont les implications pourraient redéfinir profondément les frontières du droit de grève.
Une notion élargie de « services essentiels »
Actuellement, l’unique critère prévu dans le Code du travail quant au maintien de services qualifiés d’essentiels en cas de grève repose sur la nécessité d’« éviter que la santé ou la sécurité publique ne soit mise en danger »[11]. Cette définition des « services essentiels », relativement étroite, ne s’applique qu’à certains secteurs — tels que le réseau de la santé et des services sociaux[12], les municipalités[13] ou certains services de transport, comme le métro[14] — pour lesquels l’employeur et le syndicat doivent conjointement convenir des services essentiels à maintenir durant une grève[15].
Par conséquent, d’autres secteurs restent en marge de ces obligations. Le secteur de l’éducation[16], les centres de la petite enfance (« CPE »)[17], ou encore le transport scolaire n’ont l’obligation de maintenir des services qu’en cas d’ordonnance judiciaire[18] — bien qu’une décision du Tribunal administratif du travail (« TAT ») puisse reconnaître le transport scolaire comme service essentiel[19].
Le PL 89, à son article 5, marque un tournant significatif en introduisant la notion de « services assurant le bien-être de la population », élargissant ainsi le cadre des interventions possibles. Ces services sont définis comme « les services minimalement requis pour éviter qu’une atteinte disproportionnée ne soit portée à la sécurité sociale, économique ou environnementale de la population, notamment celle des personnes en situation de vulnérabilité »[20].
À ce propos, le PL 89 permet au gouvernement, par décret, de désigner une association accréditée et un employeur à l’égard desquels le TAT pourra déterminer si certains services assurant le bien-être de la population doivent être maintenus en cas de grève ou de lock-out, jusqu’à la conclusion d’une convention collective. Le Tribunal pourra notamment ordonner le maintien de services assurant le bien-être de la population à la demande de l’association accréditée ou de l’employeur visé par le décret en question. Il convient de souligner que la santé et la fonction publique sont expressément exclues de l’application de ces nouvelles dispositions, ces secteurs bénéficiant déjà d’un cadre légal spécifique pour la continuité des services.
Bien que la loi n’offre ni définition précise, ni exemples concrets quant à la nature de ces services élargis, le ministre Boulet a évoqué le contexte de plusieurs grèves récentes, notamment la grève illimitée de la Fédération autonome de l’enseignement (« FAE ») en novembre 2023[21], les grèves dans les CPE en 2025[22], ou encore la grève liée au cimetière Notre-Dame-des-Neiges[23]. Ces situations suggèrent que des secteurs comme l’éducation, le transport scolaire, les services funéraires, l’alimentation ou les traversiers pourraient être désignés comme relevant de cette nouvelle catégorie[24]. Les personnes en situation de vulnérabilité visées par ces mesures ponctuelles comprendraient celles à faible revenu[25], ou encore les élèves présentant des besoins particuliers ou en situation de handicap[26].
Un pouvoir discrétionnaire du ministre en cas de « préjudice grave ou irréparable à la population »
Le PL 89 introduit une mesure sans précédent en conférant au ministre du Travail un pouvoir discrétionnaire exceptionnel : lorsqu’il estime qu’une grève ou un lock-out « cause ou menace de causer un préjudice grave ou irréparable à la population », il peut imposer un arbitrage exécutoire chargé de déterminer les conditions de travail et ainsi mettre fin au conflit de travail[27]. Le ministre doit aviser les parties du renvoi en arbitrage et la grève ou le lock-out cesse à la date indiquée[28]. Cette intervention est conditionnée à l’échec préalable d’une conciliation ou d’une médiation et entraîne la cessation de la grève ou du lock-out à la date fixée dans l’avis de renvoi à l’arbitrage[29].
Ce modèle reflète le pouvoir similaire conféré au ministre fédéral par le Code canadien du travail[30]. Ce pouvoir a été invoqué dans la récente grève d’Air Canada par la ministre fédérale de l’Emploi et des Familles, imposant un arbitrage exécutoire et la reprise du travail aux parties[31].
En revanche, ce pouvoir n’est pas absolu : certains domaines sont explicitement exclus, notamment les secteurs public et parapublic comme les commissions scolaires, les services ambulanciers et les centres de la petite enfance[32], ainsi que certains organismes d’État comme Hydro-Québec et la Bibliothèque et Archives nationales du Québec[33].
Conclusion
Depuis l’arrêt Saskatchewan, la Cour suprême du Canada a affirmé que le droit de grève constitue une composante essentielle du droit à la liberté d’association, protégé par l’article 2(d) de la Charte canadienne des droits et libertés[34]. Ce droit représente« une affirmation de la dignité et de l’autonomie personnelle des salariés »[35], ainsi que« le minimum irréductible de la liberté d’association dans les relations de travail au Canada »[36]. La protection de la liberté syndicale correspond au fondement même du Code du travail[37] et le Tribunal administratif du travail reconnait qu’une grève « vise à faire pression sur l’employeur et, […], sur la clientèle qu’il dessert »[38].
Ce principe fondamental est renforcé par des décisions telles que Association de la police montée de l’Ontario c. Canada[39], qui étend la liberté d’association à des contextes de négociation collectives, soulignant à nouveau que tout obstacle à la négociation équitable contrevient à la Charte.
Le droit de grève est reconnu comme un mécanisme d’expression et de négociation dans les relations collectives de travail, pouvant produire des effets sur les différentes parties concernées. Il s’inscrit dans l’ensemble des moyens dont disposent les acteurs pour défendre leurs intérêts respectifs.
Devant ce droit constitutionnel fondamental, le PL 89 met ainsi en lumière certaines tensions. En confiant au ministre du Travail un pouvoir de mettre fin aux grèves ou lock-out sous le prétexte d’un « préjudice grave ou irréparable à la population », le projet de loi introduit une limite à l’exercice du droit de grève. Une telle disposition pourrait avoir des incidences sur la portée de la liberté d’association garantie par la Constitution.
Le choix du gouvernement de ne pas recourir à la clause dérogatoire indique sa conviction que le PL 89 demeure conforme à la Charte, comme le souligne le ministre Boulet[40]. Cependant, la prudence est de mise face à l’imprécision des dispositions et c’est dans ce flou constitutionnel que plusieurs intervenants syndicaux, notamment les associations professorales de l’Université McGill, ont intenté un recours devant la Cour supérieure du Québec[41]. Ils contestent la constitutionnalité de la loi, arguant que toute restriction au droit de grève doit être rigoureusement justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique[42], comme l’exige l’article premier de la Charte[43].
L’attention pourrait se porter non pas uniquement sur l’existence de la restriction, mais sur la portée et la précision des pouvoirs conférés au ministre. Il conviendra d’évaluer, à travers la jurisprudence à venir, comment ces dispositions s’articulent avec les garanties constitutionnelles relatives à la liberté syndicale et à la négociation collective.
Le texte intégral du projet de loi est disponible ici.
[1] Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, au para 51 [Saskatchewan].
[2] Code du travail, RLRQ c. 27, art 58.
[3] PL 33, Loi modifiant le Code du travail concernant le maintien des services essentiels dans les services publics et dans les secteurs public et parapublic, 1ère session, 42e lég, Québec, 2019 (sanctionné le 30 octobre 2019), LQ 2019, c. 20 [PL 33].
[4] PL 89, Loi visant à considérer davantage les besoins de la population en cas de grève ou de lock-out, 1e session, 43e lég, Québec, 2025 (sanctionné le 30 mai 2025), LQ 2025, c. 14 [PL 89], art 13.
[5] Québec, Confédération des syndicats nationaux, « Projet de loi du ministre Boulet: le gouvernement déclare la guerre aux travailleuses et aux travailleurs » (19 février 2025), en ligne : https://www.csn.qc.ca/actualites/projet-de-loi-du-ministre-boulet-le-gouvernement-declare-la-guerre-aux-travailleuses-et-aux-travailleurs/.
[6]Québec, Confédération des syndicats nationaux, « Loi restreignant le droit de grève: les centrales syndicales appellent à la cohérence » (11 juillet 2025), en ligne : https://www.csn.qc.ca/actualites/loi-restreignant-le-droit-de-greve-les-centrales-syndicales-appellent-a-la-coherence/.
[7] Québec, Centrale des syndicats du Québec, « Projet de loi no 89 : un projet de loi inutile, nuisible et inconstitutionnel », à la p 4.
[8] Jean Boulet, lettre à la rédaction, « Une approche équilibrée pour prendre en compte les besoins de la population », La Presse (18 mars 2025) en ligne : https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2025-03-18/replique-projet-de-loi-89/une-approche-equilibree-pour-prendre-en-compte-les-besoins-de-la-population.php.
[9] Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, « La FCEI appuie le PL 89 et demande au ministre Boulet de compléter son travail » (18 mars 2025), en ligne : https://www.cfib-fcei.ca/fr/medias/la-fcei-appuie-le-pl-89-et-demande-au-ministre-boulet-de-compl%C3%A9ter-son-travail.
[10] Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, « Une forte majorité des Québécois estime que les conflits de travail trop nombreux nuisent à l’économie » (19 mars 2025), en ligne : https://www.cfib-fcei.ca/fr/medias/une-forte-majorit%C3%A9-des-qu%C3%A9b%C3%A9cois-estime-que-les-conflits-de-travail-trop-nombreux-nuisent-%C3%A0-l%C3%A9conomie.
[11] Code du travail, supra note 2, art 111.0.17; Saskatchewan, supra note 1, au para 84; Autobus Rive-Sud inc. et Teamsters Québec, local 106, 2023 QCTAT 2071 [Autobus Rive-Sud inc.], au para 56 ; Hydro-Québec c. Syndicat des employé-es de métiers d’Hydro-Québec, section locale 1500, SCFP (FTQ), 2025 QCTAT 2638 (CanLII) au para 28.
[12] Code du travail, supra note 2, art 111.0.16 para 1.1.
[13] Id., para 1.
[14] Id., para 4.
[15] Code du travail, supra note 2, art 111.10.1; FIQ – Syndicat des professionnelles en soins des Laurentides c. Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides, 2022 QCTAT 2691, au para 11.
[16] Autobus Rive-Sud inc,, supra note 11, au para 67.
[17] Syndicat des travailleuses en CPE région Laurentides (CSN) c. CPE Le petit équipage, 2008 QCCRT 90, au para 11.
[18] Tribunal administratif du travail, « La notion de services essentiels », en ligne : https://www.tat.gouv.qc.ca/services-essentiels/la-notion-de-services-essentiels.
[19] Autobus Granby inc. et Syndicat des travailleuses et travailleurs des Autobus Granby — CSN, 2018 QCTAT 2378 (CanLII), au para 5.
[20] PL 89, supra note 4, art 5.
[21] La presse canadienne, « Les 65 000 enseignants de la FAE en grève illimitée à compter du 23 novembre », Radio-Canada info (2 novembre 2023), en ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2023627/syndicat-enseignants-fae-greve-generale-ggi
[22] Louise Leduc, « Fin des jours de grève, l’entente est acceptée », La Presse (2 juin 2025), en ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/2025-06-02/educatrices-en-cpe/fin-des-jours-de-greve-l-entente-est-acceptee.php.
[23] Henri Ouellette-Vézina, « Plus de deux ans pour faire enterrer des proches », La Presse (15 juin 2024), en ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/2024-06-15/cimetiere-notre-dame-des-neiges/plus-de-deux-ans-pour-faire-enterrer-des-proches.php.
[24] QUB, « Ce n’est pas une attaque au droit de grève! – Jean Boulet défend le projet de loi 89 » (15 juin 2025) à 00h:00m:45s, en ligne (vidéo): Youtube < https://www.youtube.com/watch?v=ZWJHx78YSOI >.
[25] Québec, Assemblée nationale, Journal des débats de l’Assemblée, 43-1, vol 47 n ° 184 (19 février 2025), à la p 8377 [Journal des débats de l’Assemblée].
[26] QUB, supra note 24, 00h:02m:39s.
[27] PL 89, supra note 4, art 6.
[28] Id.
[29] Id.
[30] « Le ministre peut prendre les mesures qu’il estime de nature à favoriser la bonne entente dans le monde du travail et à susciter des conditions favorables au règlement des désaccords ou différends qui y surgissent; à ces fins il peut déférer au Conseil toute question ou lui ordonner de prendre les mesures qu’il juge nécessaires. »; Code canadien du travail, LCR, c. L2, art 107.
[31] Megan Foy et Fannie Arcand, « Le gouvernement impose un retour au travail », La Presse (17 août 2025), en ligne : https://www.lapresse.ca/affaires/entreprises/2025-08-16/air-canada/le-gouvernement-impose-un-retour-au-travail.php.
[32] PL 89, supra note 4, art 6.
[33] Id., référenciant la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic, RLRQ c. R-8.2, annexe C.
[34] Partie l de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U), 1982, c. 11, art 2(d) [Charte canadienne].
[35] Saskatchewan, supra note 1, au para 54.
[36] Id., au para 61, cité dans Association des policières et policiers provinciaux du Québec c. Procureur général du Québec, 2025 QCCS 2707, au para 117.
[37] CIUSS de l’Ouest-de-l’île-de-Montréal, 2016 QCTAT 4770, au para 54.
[38] Autobus Rive-Sud inc,, supra note 11, au para 70.
[39] Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1.
[40] Journal des débats de l’Assemblée, supra note 25, à la p 8376.
[41] Stéphanie Marin, « Des professeurs de McGill contestent la loi qui restreint le droit de grève », Le Devoir (5 août 2025), en ligne : https://www.ledevoir.com/societe/justice/907390/professeurs-mcgill-contestent-loi-restreint-droit-greve?
[42] Autobus Rive-Sud inc., supra note 11, au para 52.
[43] Charte canadienne, supra note 34, art 1.


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