23 Oct 2012

Relations de travail : réglementation fédérale ou provinciale? La Cour suprême se prononce

Par Gabriel
Poliquin
Heenan
Blaikie, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Si une
entreprise effectue des activités qui relèvent d’une compétence exclusive du
Parlement fédéral celle-ci est-elle automatiquement assujettie à la
réglementation fédérale en matière de relations de travail? La réponse est
« non » nous dit la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Tessier Ltée c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité au travail), 2012
CSC 23
.

Tessier Ltée
est une entreprise dont les services incluaient la location de grues et
machines lourdes ainsi que des services de transport routier intraprovincial. Les
grues de Tessier Ltée servaient entre autres, dans certains ports du Québec, à
des activités de débardage, c’est-à-dire de déchargement de navires. Cette
dernière activité représentait environ 14 pour cent du chiffre d’affaires de
Tessier Ltée et 20 pour cent des salaires qu’elle versait. Selon l’arrêt Reference re Industrial Relations and
Disputes Investigation Act
, [1955] SCR 529, le débardage est un élément
essentiel de la compétence sur « [l]a navigation et les bâtiments ou
navires », qui relève de la compétence exclusive du Parlement fédéral en
vertu du paragraphe 91(10) de la Loi
constitutionnelle de 1867
.

Devant la
Commission de la Santé et de la Sécurité au travail (« CSST »), Tessier
Ltée faisait valoir que ses activités de débardage faisaient d’elle une
entreprise assujettie à la réglementation fédérale en matière de relations de
travail pour la raison suivante : La CSST établit deux taux de
cotisations, le taux général, qui s’applique aux entreprises provinciales et
qui finance l’application de la Loi sur
la santé et la sécurité au travail
, L.R.Q.,
ch. S-21
(« LSST ») et
de la Loi sur les accidents de travail et
les maladies professionnelles
, L.R.Q.,
ch. A-3.001
, et le taux particulier, qui s’applique aux entreprises
fédérales et qui exclut toute cotisation relative à l’application de la LSST. En gros, une entreprise fédérale
paie moins cher de cotisations, d’où l’intérêt de Tessier Ltée de faire valoir
qu’elle était une entreprise fédérale, assujettie au taux particulier.

Une Cour
unanime, sous la plume de la juge Abella, a rejeté les prétentions de Tessier
Ltée. 

D’abord, même
si les relations de travail ne relèvent pas exclusivement du législateur
fédéral ou provincial, il existe une présomption selon laquelle il appartient
au législateur provincial de légiférer dans ce domaine en vertu de ses pouvoirs
en matière de propriété et de droits civils que lui confère le paragraphe
92(13) de la Loi
constitutionnelle de 1867
(voir NIL/TUO
child and Family Services Society
c.
B.C. Government and Service Employees’ Union
, 2010
CSC 45
).   

Tessier Ltée
n’a pas su écarter cette présomption. Pour ce faire, Tessier Ltée devait
démontrer, soit qu’elle était une entreprise qui relevait du pouvoir législatif
du Parlement fédéral (compétence directe), soit que le débardage se rapportait
à une activité assujettie à la réglementation exclusive du Parlement fédéral
(compétence dérivée). L’argument de Tessier Ltée se fondait sur le concept de
compétence directe : le débardage est une activité qui est un élément
essentiel de la navigation, compétence exclusive du Parlement fédéral, ergo, toute entreprise qui effectue des
activités de débardage est assujettie à la compétence exclusive de celui-ci.

La Cour
suprême n’a pas retenu cet argument. Selon elle, le paragraphe 91(10) doit se
lire en conjonction avec le paragraphe 92(10) de la Loi constitutionnelle de 1867, qui attribue aux législatures
provinciales le pouvoir de légiférer sur les travaux et entreprises de nature
locale, à l’exclusion, entre autres, des lignes de bateaux, dont les activités
s’étendent au-delà des limites de la province. Pour la Cour suprême, le
paragraphe 92(10) a pour

« [24] Pour autant, le
par. 91(10) ne confère pas au gouvernement fédéral un pouvoir de
réglementation absolu sur le transport maritime.  Il doit être lu en
conjonction avec le par. 92(10) dont la fonction essentielle est d’opérer
le partage du pouvoir législatif sur les ouvrages et entreprises de transport
et de communication en fonction de la portée territoriale des activités. »  [nous soulignons]

La compétence
du gouvernement fédéral en matière de navigation n’est donc pas absolue, mais
limitée à la navigation extra-provinciale. Ainsi, pour ce qui est du débardage,
bien que cette activité soit un élément essentiel de la navigation, la
compétence fédérale sur le débardage ne sera exclusive que si le débardage en
question a une portée extra-provinciale. Selon la Cour suprême

« [28] Le paragraphe 92(10)
concerne le pouvoir de légiférer sur les travaux et entreprises de transport
maritime, un pouvoir qui, comme on l’a vu, s’étend aux conditions de travail de
ceux qui y sont employés.  Cette disposition s’articule tout entière
autour de la portée territoriale des activités visées.  Ainsi, le principe
qui s’est établi au sujet des relations de travail en contexte de transport
maritime est que la compétence dépend de la portée territoriale de l’activité
en cause.  Puisque le débardage n’est pas en soi une activité
transfrontière de transport, il n’est pas assujetti à la réglementation
fédérale par application directe des paragraphes 92(10)a) ou b) :
Consolidated Fastfrate Inc. c. Western Canada Council of Teamsters, 2009 CSC 53
, [2009] 3 R.C.S. 407 , par. 43 et 61.  Par conséquent, la
réglementation fédérale en matière de travail ne s’appliquera aux travaux ou
entreprises de débardage que si ceux-ci font partie intégrante d’une entreprise
fédérale d’une façon qui justifie qu’ils relèvent exceptionnellement de la
compétence fédérale. »

Selon quels
critères peut-on déterminer si les activités de débardage de Tessier
« font partie intégrante d’une entreprise fédérale au point de justifier
que la compétence fédérale exceptionnelle en matière de relation de travail
s’exerce à l’égard de ses employés? » [para. 47].

Premièrement,
« l’assujettissement à la réglementation fédérale peut être justifié
lorsque les services fournis à l’entreprise fédérale constituent la totalité ou
la majeure partie de l’entreprise connexe » [para. 48]. Même si les
activités de débardage représentait une part non-négligeable du chiffre
d’affaire de Tessier Ltée et des salaires qu’elle versait, celles-ci ne
constituaient pas la majorité de ses activités.

Deuxièmement,
« il pourrait pareillement être justifié d’appliquer la réglementation
fédérale lorsque les services fournis à l’entreprise fédérale sont exécutés par
des employés appartenant à une unité fonctionnelle particulière qui peut se
distinguer structuralement sur le plan constitutionnel du reste de l’entreprise
connexe » [para. 49]. Chez Tessier Ltée, les employés qui exécutaient le
travail de débardage n’appartenaient pas à une unité distincte. Tessier Ltée
reconnaissait d’ailleurs qu’elle exploitait une entreprise
« indivisible » où la main d’œuvre était « employée
indifféremment à différentes tâches au sein de l’entreprise » [para. 58],
la majorité de ces tâches ayant une portée intraprovinciale.

Pour la Cour
suprême

« [59] Bref, Tessier est
fonctionnellement de nature essentiellement locale, et ses services de
débardage, qui sont intégrés à ses autres activités, constituent une partie
relativement minime de son entreprise globale.  Écarter la compétence provinciale
à l’égard de ses employés entraînerait leur assujettissement à la
réglementation fédérale sur le fondement d’activités intermittentes de
débardage, en dépit du fait que l’activité de Tessier est principalement
constituée d’activités assujetties à la réglementation provinciale. » 

En
conclusion, la juge Abella fait remarquer que Tessier Ltée n’a fourni aucune
preuve sur l’importance de ses services pour les entreprises fédérales de
navigation avec lesquelles elle contractait. Tessier Ltée aurait peut-être pu
faire valoir qu’elle était assujettie à la compétence dérivée du Parlement
fédéral si elle avait démontré que ces entreprises de navigation dépendaient de
façon constante et à long terme de ses services de débardage. Or Tessier Ltée a
préféré faire l’argument qu’elle était directement concernée par les
paragraphes 91(10) et 92(10)a) et b), erreur qui s’est avérée fatale.

Le texte
intégral de la décision est disponible ici.

 

Commentaires (0)

L’équipe du Blogue vous encourage à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d’alimenter les discussions sur le Blogue. Par ailleurs, prenez note du fait qu’aucun commentaire ne sera publié avant d’avoir été approuvé par un modérateur et que l’équipe du Blogue se réserve l’entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.

Laisser un commentaire

À lire aussi...