Constitutionnel : L’article 29 de la Loi sur l’abolition du registre des armes d’épaule est déclaré inopérant.
Par SOQUIJ, Intelligence juridique
Intitulé : Québec (Procureur général) c. Canada (Procureur général), 2012 QCCS 4202
Juridiction : Cour supérieure (C.S.), Montréal, 500-17-071284-122
Décision de : Juge Marc-André Blanchard
Date : 10 septembre 2012
Références : SOQUIJ AZ-50892414, 2012EXP-3352, J.E. 2012-1792
(42 pages). Retenu pour publication dans le recueil [2012] R.J.Q.
L’article 29 de la Loi sur l’abolition du registre
des armes d’épaule est
déclaré inopérant mais uniquement quant aux données provenant du Québec ou à
celles concernant les citoyens de cette province et ceux qui s’y trouvent.
CONSTITUTIONNEL
(DROIT) — partage des compétences — droit criminel — armes à feu — registre —
destruction — enregistrement — armes d’épaule — article 29 de la Loi sur l’abolition du registre des
armes d’épaule — caractère véritable —
objectif de nuire de façon importante à la capacité de la province de
réglementer la propriété et les droits civils — compétence provinciale —
absence de justification rationnelle — remède approprié — caractère inopérant
de l’article 29 de la loi — suspension d’application de l’article 11 de la loi
— état de nécessité.
Requête
en jugement déclaratoire visant à faire déclarer inconstitutionnel l’article 29
de la Loi sur
l’abolition du registre des armes d’épaule.
Accueillie.
Le
13 juin 1995, le Canada a adopté la Loi sur les armes à feu. En vertu
de celle-ci, chaque citoyen canadien qui acquiert une arme d’épaule ou qui en
possède une doit, sauf exception, détenir, premièrement, un permis de
possession d’arme à feu, délivré par le Contrôleur des armes à feu, et,
deuxièmement, le certificat d’enregistrement particulier pour cette arme,
délivré par le Directeur de l’enregistrement. La loi prévoit la mise en place
de deux types de registre, l’un relatif aux renseignements liés à l’obtention
de permis, de possession et d’acquisition d’armes à feu, tenu par le
Contrôleur, et l’autre concernant l’enregistrement des armes à feu, tenu par le
Directeur. Ces renseignements colligés se trouvent regroupés dans le registre
central informatisé complexe, le Système canadien d’information relativement aux
armes à feu (SCIRAF). L’article 29 de la Loi sur l’abolition du registre des armes d’épaule prévoit la destruction, dès que possible, de toutes les recherches et
de tous les fichiers relatifs à l’enregistrement des armes à feu autres que les
armes à feu prohibées ou celles à autorisation restreinte qui se trouvent dans
le Registre canadien des armes à feu ainsi que de toute copie de ceux-ci. Le
Québec prétend que le caractère véritable de cet article participe à la
négation pure et simple du droit d’une province de maintenir un équivalent
provincial pour les armes d’épaule à l’aide des données contenues au registre
puisqu’il vise à empêcher toute utilisation des données existantes par
quiconque. En agissant ainsi, le Canada empêche le Québec d’exercer ses
compétences prévues à l’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867,
notamment quant aux objectifs de protection civile et de sécurité publique à
l’égard de l’utilisation de ces armes sur son territoire et quant à
l’administration de la justice en général. Ainsi, compte tenu de son caractère
véritable, cet article ne relève pas d’un champ de compétence fédérale et est
contraire au partage des compétences constitutionnelles. Le Québec affirme que
les données contenues au registre, constitué de données personnelles, doivent
être transférées au Québec parce que le financement de la collecte et de la
gestion de ces informations provient notamment des impôts de résidants
québécois. Selon le Québec, il existe des fichiers communs partagés par les
gouvernements fédéral et provinciaux, ainsi que les municipalités, existant au
bénéfice d’objectifs constitutionnels provinciaux et fédéraux légitimes, et le
Canada ne peut, à l’égard de ces fichiers, par sa seule volonté, en priver les
provinces qui désirent les utiliser. Le Québec prétend qu’un partage de
registres et fichiers existe entre les deux ordres de gouvernement et les
municipalités en raison du partenariat entre le gouvernement fédéral et le
Québec, qui en partagent la gestion et l’administration, sachant que
l’utilisation de ces données sert à l’application des législations tant
fédérales que provinciales. Selon le Canada, l’article 29 de la loi ne vise
aucun renseignement consigné par un contrôleur en vertu de l’article 87 de la Loi sur les armes à feu. Le Canada prétend qu’il n’existe pas de registre commun des armes à
feu, mais bien trois registres distincts prévus par la loi, qui découlent
respectivement des articles 83, 85 et 87. Selon lui, la seule obligation
réciproque qui existe entre le Directeur et le contrôleur provincial provient
de l’article 7 du Règlement
sur les registres d’armes à feu, qui les
oblige à se tenir informés des modifications à leur registre respectif.
Décision
On ne peut mettre de côté les enseignements de la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), (C.S. Can., 2000-06-15), 2000 CSC
31, SOQUIJ AZ-50076877, J.E. 2000-1234, [2000] 1 R.C.S. 783, qui concluait que,
par son caractère véritable, cette loi relève de la compétence fédérale en
matière de droit criminel. Tout en décidant que certains aspects de
réglementation se révèlent accessoires à son objectif premier, soit le droit
criminel, elle décide que l’empiétement sur la compétence provinciale quant à
la propriété des droits civils ne rompt pas l’équilibre du fédéralisme et que
la loi ne nuit pas de façon importante à la capacité des provinces de
réglementer la propriété et les droits civils relativement aux armes à feu.
Puisque l’article 23 de l’Accord
financier conclu entre le Canada et le Québec relatif à l’administration de la
Loi sur les armes à feu prévoit un assujettissement
conjoint aux législations fédérales et québécoises applicables quant à l’accès
à l’information et à la protection des renseignements personnels, il s’ensuit
logiquement que les données en question ne peuvent se qualifier uniquement de
«données fédérales», contrairement à ce que soutient le Canada. On doit
reconnaître un effet réel et concret à cette volonté, clairement exprimée par
le Canada et le Québec, de soumettre l’ensemble des renseignements recueillis à
deux juridictions, et ce, de façon concurrente, ce qui doit signifier, en
pratique, quelque chose. On constate à la lecture du préambule de l’accord
qu’il existe un partenariat entre la Gendarmerie royale du Canada et le Québec
pour assurer l’administration efficace de la loi, de sorte qu’il est
raisonnable de conclure que le Canada ne peut disposer à sa guise des données
contenues au registre. On ne peut raisonnablement conclure que l’article 29 de
la Loi sur l’abolition du registre
des armes d’épaule découle d’un objectif légitime
de droit criminel, notamment parce que, comme le reconnaît une majorité de
juges, le recours au pouvoir de légiférer en matière de droit criminel ne
saurait se fonder simplement sur un souci d’efficacité ou d’uniformité
puisqu’un tel objet, pris isolément, ne relève pas du droit criminel. Pour
pouvoir se rattacher au chef de compétence en droit criminel, l’article 29 de
la loi doit satisfaire à trois critères: 1) réprimer un mal;
2) énoncer une interdiction; et 3) cette interdiction doit faire
l’objet d’une sanction en cas de contravention. Ces critères ne sont pas
remplis en l’espèce. Il s’agit plutôt d’un exercice abusif de la compétence en
matière de droit criminel pour envahir un domaine de compétence provinciale.
L’équilibre du fédéralisme canadien exige le respect de celle-ci. Quant à la
question de la doctrine des pouvoirs accessoires, qui permet de valider une
disposition législative édictée par un gouvernement qui ne possède pas la
compétence pour ce faire parce qu’elle se rattache à un régime législatif
valide, elle requiert que la disposition attaquée puisse établir le lien requis
avec le régime législatif en question, selon un critère de rationalité et de
fonctionnalité et, dans les cas d’empiétement substantiel sur la compétence de
l’autre palier de gouvernement, en ajoutant celui de la nécessité. L’article 29
constitue, en réalité, une disposition législative qui ne met en place, stricto sensu, aucune compétence juridictionnelle puisqu’elle vise, tant dans son
intention que dans sa portée, à empêcher tout autre palier de gouvernement de
légitimement utiliser les données consignées au registre. Cette situation
inédite dans les annales constitutionnelles canadiennes justifie une approche
analytique qui tienne compte de ce contexte. L’article 29 empiète de façon très
substantielle, même exorbitante, sur les pouvoirs des provinces, et il n’existe
aucune justification rationnelle ou fonctionnelle ni aucune nécessité à ce
faire. De plus, on ne peut faire abstraction du fait que l’intention avouée du
législateur fédéral participe d’une volonté de nuire à tout autre législateur
provincial. Puisque la Cour suprême du Canada invite les législateurs canadiens
à une conception souple et coopérative du fédéralisme qui repose sur une
activité législative pragmatique, dont l’équilibre des compétences doit
faciliter et non miner ce concept, il y a lieu de noter que le contexte factuel
de l’instance autorise à conclure que l’on agit en opposition directe avec
cette invitation. Il rebute au sens commun que l’on puisse empêcher le Québec
d’utiliser les données qu’il a participé à colliger, à analyser, à organiser et
à modifier. Puisque la preuve sur laquelle se fonde le tribunal pour déclarer
l’article 29 inopérant comprend des éléments intrinsèquement et uniquement
«québécois», la déclaration du caractère inopérant de l’article 29 ne vaudra
que pour les données provenant du Québec ou celles concernant les citoyens de
cette province et ceux qui s’y trouvent ainsi que les personnes qui y
commettent des actes nécessitant une arme à feu autre que celles prohibées ou à
autorisation restreinte qui se trouvent au Registre canadien des armes à feu ou
encore à celui d’un contrôleur. Le Canada, le Commissaire aux armes à feu et le
Directeur de l’enregistrement ont un délai de 30 jours pour obtempérer au
jugement. La suspension de l’article 11 de la loi, pendant une courte période,
s’avère un «accessoire» obligé pour permettre de préserver les droits du Québec
à obtenir une réparation juste et efficace. Décider autrement viderait de son
caractère pragmatique toute décision qui donne raison au Québec. Par
conséquent, l’application de l’article 11 de la loi est suspendue pendant
30 jours après le jugement final, de sorte que le procureur général et le
Directeur de l’enregistrement doivent continuer d’enregistrer jusqu’au
transfert des données ou au plus tard dans un délai de 30 jours suivant le
jugement toute cession d’une arme à feu sans restriction qui se rapporte à un
résidant du Québec ou à une arme à feu sans restriction qui s’y trouve. Il
existe ici un état de nécessité impératif et inévitable ou des circonstances
exceptionnelles qui appellent une seule solution, soit la suspension de la
validité de l’article 11. Cette mesure est proportionnée à l’état de nécessité
et ne durera que temporairement.
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