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Marie-Ève Lavoie
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30 Jan 2014

Opération SharQc : la Cour suprême maintient l’arrêt des procédures sur certains chefs d’accusation visant les 155 présumés Hells Angels

Par Marie-Ève Lavoie


Par Marie-Ève Lavoie
En 2011, 155 individus présumés liés aux Hells Angels bénéficient d’un arrêt des procédures sur des accusations de gangstérisme et d’autres infractions liées au commerce de la drogue (Auclair c. R., 2011 QCCS 2661). La décision R. c. Auclair (2014 CSC 6), rendue oralement le 21 janvier 2014, soit immédiatement après l’audition de la cause, confirme cette décision de la Cour supérieure qui avait eu pour conséquence de libérer 31 des accusés. En effet, le plus haut tribunal du pays est d’avis que le mégaprocès aurait engendré des délais déraisonnables si tous les chefs d’accusation avaient été portés. Notons que les accusations de meurtre et de complot pour meurtre initialement portés par la Couronne demeurent toujours, mais que sur les 124 individus visés, plusieurs ont déjà plaidé coupable à des accusations réduites.

Les faits
Le 15 avril 2009, l’opération policière SharQc mène à l’arrestation de 156 personnes présumées membres des Hells Angels ou reliées d’une quelconque façon à cette organisation. Le 5 octobre 2009, le directeur des poursuites criminelles et pénales autorise le dépôt d’un acte d’accusation direct comportant 29 chefs d’accusation dont 22 meurtres, un complot de meurtre, plusieurs infractions de trafic de drogue ainsi que des infractions de gangstérisme. Tel que le précisait la Cour d’appel, « ces accusations couvrent une période de près de 20 ans et sont le résultat de plus 70 enquêtes policières, le tout d’une ampleur sans précédent » (R. c. Auclair, 2013 QCCA 671, para 7).

En 2011, les 155 requérants, l’un d’entre eux étant décédé entre temps, demandent devant le juge James Brunton de la Cour supérieure du Québec l’arrêt des procédures sur tous les chefs d’accusation ainsi que l’annulation de l’acte d’accusation au complet. Tel qu’expliqué plus haut, un arrêt des procédures sur certains des chefs est accordé, alors que les accusations de meurtre et de complot pour meurtre demeurent.

Le refus du juge Brunton d’ordonner l’arrêt des procédures pour ces dernières infractions est une décision interlocutoire dont on ne peut appeler. C’est pourquoi la seule question qui était en litige devant la Cour d’appel, puis ensuite devant la Cour suprême, concernait l’arrêt des procédures contre les chefs d’accusations de trafic de drogue et de gangstérisme. Notons que la décision du juge Brunton avait été maintenue par la Cour d’appel (R. c. Auclair, 2013 QCCA 671).

Analyse
Afin de bien comprendre la position de la Cour suprême, il importe de revenir sur la décision du juge Brunton de la Cour supérieure.

Tout d’abord, comme tous les autres chefs ne découlent pas de la même affaire que les chefs de meurtres et de complot pour meurtre, le juge Brunton sépare l’acte d’accusation en deux tel que le requiert l’article 589 du Code criminel. Toutefois, il refuse d’annuler l’acte au complet même s’il a été irrégulièrement porté. De plus, Brunton sépare les accusés en fonction de leur appartenance présumée à l’un des cinq chapitres provinciaux des Hells Angels qui sont visés. Cette décision est motivée par un manque d’espace physique pour accueillir un seul procès de plus de 150 personnes en même temps. Elle vise aussi à amoindrir la durée des procédures. Ces divisions successives, soit la séparation des chefs en deux, et la séparation des accusés en cinq groupes,  donnent un total de dix procès. Un onzième procès est prévu pour un groupe de 31 individus non visés par les accusations de meurtre et de complot pour meurtre, mais visés par les autres infractions. Les autres individus sont visés par les deux groupes d’infractions.

Afin d’analyser si un arrêt des procédures doit être prononcé pour délais déraisonnables, le juge Brunton crée un calendrier qui prévoit l’ordre des procès, tout en rejetant le plan que propose la poursuite. Selon son calendrier, les onze procès dureraient deux ans chacun, le dernier se terminant en 2023. Le procès du « groupe des 31 » serait le sixième à avoir lieu. Les cinq procès pour meurtre se tiendraient en premier et devraient se terminer en 2017.

Quant à cette immixtion dans la gestion des procès, la Cour suprême appuie la décision du juge de première instance :

« (…) nous tenons aussi à souligner la nature extraordinaire et unique des circonstances auxquelles le juge Brunton, de la Cour supérieure, était confronté à la suite des procédures engagées contre les accusés par le ministère public.

Les effets cumulatifs de ces circonstances justifiaient l’intervention importante de ce dernier dans des matières généralement laissées à la discrétion de la poursuite, dans ce cas-ci, le choix des accusations qui procéderaient et la détermination de leur ordre de priorité.  En effet, le juge de première instance a été saisi d’un acte d’accusation direct comprenant 29 chefs d’accusations visant plus de 150 accusés. De plus, l’acte d’accusation incorporait plusieurs chefs qui ne pouvaient pas être légalement inclus dans celui-ci. Cet acte d’accusation direct, tel qu’il avait été présenté par le ministère public, ne se prêtait pas à un procès et posait d’énormes défis relativement à la divulgation de la preuve aux prévenus. D’ailleurs, la poursuite n’avait conçu aucun plan réaliste pour que ces accusations donnent lieu à un procès et que celui-ci se déroule dans un délai raisonnable ».

La Cour suprême fait siens les motifs du juge Doyon de la Cour d’appel, selon lesquels le juge de première instance peut parfois imposer l’ordre des procès (R. c. Auclair, 2013 QCCA 671, para 59). Ce pouvoir émane du droit bien reconnu des tribunaux de contrôler leur propre procédure, et doit s’exercer lorsque faire autrement aurait un impact négatif sur l’administration de la justice, comme dans le présent cas.

La Cour suprême énonce ceci quant à sa décision de maintenir l’arrêt des procédures :

« (…) le juge Brunton n’a pas erré dans l’exercice de sa discrétion dans ce dossier. Cette discrétion a été exercée dans le but de protéger les droits des accusés garantis par la Charte, ainsi que dans l’intérêt du public à éviter l’effondrement complet de la poursuite par la création de délais déraisonnables ».

Dans le but de mieux comprendre en quoi les délais furent considérés déraisonnables, rappelons les propos du juge Brunton en 2011. Il avait affirmé qu’à partir du procès numéro 6 (le groupe de 31) qui devait se terminer plus de six ans après que les accusations aient été portées, les accusés avaient « établi une haute probabilité sinon la certitude que leur procès ne pourrait pas avoir lieu dans un délai raisonnable » (Auclair c. R., 2011 QCCS 2661). Ainsi, selon les motifs du juge Doyon de la Cour d’appel, le principe selon lequel les violations de la Charte anticipées peuvent faire l’objet d’une réparation s’applique à la protection du droit à un procès dans un délai raisonnable. La Cour suprême le confirme implicitement puisqu’elle entérine les motifs du juge Doyon.

En revanche, rappelons qu’un délai de six ans entre le dépôt des accusations et la fin des procédures fut considéré comme raisonnable quant aux accusations de meurtre et de complot de meurtre. Le caractère très grave des accusations, la complexité inhérente de la preuve et l’intérêt public de juger au fond au fond l’affaire figuraient parmi les justifications de la Cour supérieure et de la Cour d’appel.

Enfin, le plus haut tribunal envoie un message clair que notre système de justice est en mesure de s’adapter à la réalité des mégaprocès. Or, ceux-ci requièrent une planification irréprochable de la Couronne, le juge de l’instance pouvant aussi jouer un rôle important dans leur gestion.

Le texte intégral de la décision de première instance est disponible ici.

Le texte intégral de la décision de la Cour d’appel est disponible ici.
Le texte intégral de la décision de la Cour suprême du Canada est disponible ici.

Commentaires (1)

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  1. Très bonne mise en relief des trois décisions en oubliant toutefois l'impact de la toute première en terme de mise de coté de l'accusation de [gangstérisme]. En séparant les procès en cinq groupes distincts, le juge de première instance n'a pas pris en compte que les Hell's Angels du Québec constituait une seule et même organisation criminelle alors que la preuve pouvait le démontrer. Sa décision se résume au fait qu'il y a cinq chapitres et qu'ils constituent des organisations criminelles séparées remettant en cause les principes mêmes du législateur lorsque vient le temps de s'attaquer au crime organisé. Sans blâmer qui que ce soit, cette décision et sa confirmation par la Cour Suprême vient de faire reculer le droit d'une vingtaine d'année. Si le juge avait maintenu l'accusation de gangstérisme avec les meurtres et complots de meurtres, la même logique aurait tenue sans toutefois permettre aux criminels les plus endurcies de [sauver] leur organisation criminelle. Encore une fois les Hell's Angels gagnent…
    À qui profite cette décision?
    Sans être avocat, pensons nous réellement que les Hell's Angels constituent cinq clubs sociaux à but non lucratif ayant fait plus de 160 morts au Québec?
    Voilà le principal impact majeur de la première décision et sur lequel, la couronne n'a pas été en mesure de faire renverser la vapeur.

    signé,

    Sans prétention

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