Chronique du CAP – R. c. Hutchinson : quand percer des trous dans un condom devient une agression sexuelle
Par Marie-Ève Lavoie
Par Marie-Ève Lavoie
Récemment, la Cour suprême rendait une décision importante en matière d’agression sexuelle, soit R. v. Hutchinson, 2014 CSC 19. Désormais, percer des trous dans un condom à l’insu de sa partenaire et lui faire ainsi risquer une grossesse vicie son consentement, rendant l’individu coupable d’agression sexuelle. Sans contredit, Hutchinson vient élargir le spectre de comportements pouvant constituer une agression sexuelle.
Un nouvel élargissement du droit
La Cour suprême ainsi que les tribunaux d’appel du pays ont eu maintes fois l’occasion de confirmer qu’un mensonge au sujet du statut sérologique lors d’une relation sexuelle, tout comme une omission de divulguer cette information, constitue une fraude au sens de l’article 265(3)c) du Code criminel. Cette fraude est susceptible de vicier le consentement du plaignant. Cette interprétation fait office de loi au pays depuis l’arrêt R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371, rendu par la Cour suprême en 1998. Tel qu’affirmé par Hutchinson au sujet de Cuerrier:
« Dans cette affaire, la Cour examinait les risques particuliers découlant des maladies transmissibles sexuellement. Elle n’a pas écarté la possibilité que d’autres types de préjudices puissent constituer des privations tout aussi graves et, de ce fait, satisfaire à la condition requise pour qu’il y ait fraude suivant l’al. 265(3)c). » [Nos italiques]
Il est vrai que dans Cuerrier, la Cour n’avait pas explicitement limité l’objet de la fraude au risque de maladies transmissibles sexuellement, mais l’application de l’al. 265(3)c) y avait été étroitement circonscrit. Depuis cette décision, deux éléments doivent être prouvés afin d’établir qu’une fraude a vicié le consentement du plaignant à une relation sexuelle : une « malhonnêteté » et une « privation », ici comprise dans le sens de « risque important de lésions corporelles graves ». Autrement dit, le seuil de gravité du préjudice requis afin d’engendrer une fraude est élevé.
Dans Hutchinson, la Cour est plutôt rapide à conclure que le risque de tomber enceinte pour une femme atteint le seuil de « privation » requis dans Cuerrier :
« [70] La notion de « préjudice » ne s’entend pas uniquement des lésions corporelles au sens traditionnel de ce terme; elle vise également à tout le moins les changements profonds que cause une grossesse au corps d’une femme — changements qui pourraient être les bienvenus ou que la femme pourrait choisir de ne pas accepter. Le fait de priver une femme de la faculté de choisir si elle veut ou non devenir enceinte, ou celui d’accroître les risques qu’elle le devienne, est tout aussi grave qu’un « risque important de lésions corporelles graves » au sens de l’arrêt Cuerrier, et il suffit donc pour établir l’existence d’une fraude viciant le consentement pour l’application de l’al. 265(3)c). » [Nos italiques]
Il est défendable que le fait de tomber enceinte n’est, sauf exception, jamais aussi grave qu’être contaminé par une maladie mortelle telle que le VIH, ou par une autre maladie transmissible sexuellement dont les conséquences sont tout aussi irréversibles. Pour cette raison, il aurait été intéressant que la Cour développe son argumentaire à ce sujet. Rappelons que la position du Ministère public avait recommandé à la Cour de refaire un procès afin d’éclaircir cette question.
Surcriminalisation potentielle et incertitudes
Lorsqu’une telle évolution jurisprudentielle se produit, la même question revient : risque-t-elle d’engendrer la criminalisation de comportements qui n’ont pas le caractère répréhensible généralement associé au droit criminel? Il n’est donc pas surprenant que la Cour utilise beaucoup d’encre afin d’affirmer et de réaffirmer que le droit criminel demeure une mesure de dernier recours. Un autre risque important découlant d’un arrêt comme Hutchinson concerne la confusion susceptible d’être créée quant aux types de comportements pouvant désormais faire l’objet de poursuites.
C’était déjà par souci de modération que la Cour suprême avait décidé dans Cuerrier que les « tromperies » en matière de relations sexuelles pouvaient vicier le consentement en vertu de l’article 265(3)c) seulement si une réelle « malhonnêteté » et un « risque important de lésions corporelles graves » étaient prouvés. Ce sont les mêmes objectifs qui ont fondé la Cour à trancher le présent cas en vertu de cette disposition, plutôt qu’en vertu d’une autre approche requérant seulement la preuve d’une tromperie, mais non la preuve d’un risque de préjudice grave. Selon la Cour, cette approche « (…) ne soulève aucun problème d’incertitude, de surcriminalisation ou d’incompatibilité avec les arrêts Cuerrier et Mabior ».
Pourtant, même si la Cour fait de son mieux afin d’éviter toute incertitude quant à l’état du droit, il est clair que certaines zones grises sont créées. Par exemple, la Cour semble entrevoir la possibilité, pour un homme, de poursuivre une femme qui aurait menti au sujet des mesures contraceptives orales auxquelles elle se soumet ou qui aurait faussement prétendu utiliser un diaphragme (Hutchinson, para 46-47). Dans un tel cas, la « privation » subie par l’homme, soit le fait qu’une femme risque d’être enceinte de son enfant contre son gré, sera-t-elle équivalente au « risque de préjudice corporel grave » dont traitaient les arrêts Cuerrier et R. c. Mabior, 2012 CSC 47 ? D’un côté, un homme ne subirait, dans cette situation, aucune atteinte à son intégrité corporelle au sens strict. Rappelons aussi que les privations financières et le stress causé par le non-respect du consentement ne suffisent pas en eux-mêmes afin de franchir le seuil du risque de privation requis. D’autre part, l’imposition d’un double standard basé sur le genre peut créer une injustice.
Outre, cette problématique, il faut se demander si la question épineuse de la fraude par omission de divulguer sa séropositivité, dont traite les arrêts Cuerrier et Mabior, trouve son équivalent dans le présent cas. L’arrêt Mabior a rappelé qu’un individu infecté par le VIH doit divulguer son statut sérologique uniquement si « un risque important de lésions corporelles graves » est en cause, et que le port du condom ainsi qu’une charge virale faible étaient deux facteurs écartant ce risque. Suivant cette logique, si l’un des deux partenaires omettait, avant d’avoir une relation sexuelle, de divulguer à l’autre un facteur augmentant le risque de grossesse, cet individu en question serait susceptible d’être accusé criminellement. Ainsi, le fait d’avoir oublié de prendre sa pilule et de ne pas le déclarer, d’utiliser un condom usagé avec un état d’esprit insouciant ou même de mentir quant à son cycle menstruel dans une relation non protégée seraient des comportements susceptibles d’être criminalisés.
Or, une vaste gamme de comportements dans la sphère des relations intimes ne sont pas issus de décisions purement rationnelles, et peuvent être basés sur des croyances erronées quant aux risques de certaines pratiques ou quant à l’état d’esprit de son partenaire. D’autres comportements peuvent résulter d’une négligence ou insouciance vécue dans le feu de l’action. Il peut s’avérer fort difficile de juger, dans un contexte intime et privé, dans quelle mesure le partenaire poursuivi a réellement « fraudé » l’autre.
Conclusion
Malgré les incertitudes créées, l’évolution jurisprudentielle provoquée par cet arrêt demeure justifiée par des valeurs sociales centrales à la société actuelle, soit l’autonomie de l’individu quant à son consentement à des relations sexuelles. De plus, chaque cas possède ses propres particularités. Par exemple, il ne fait de doutes que M. Hutchinson a fait preuve de malhonnêteté. Les juges ne doivent évidemment pas empêcher le droit d’évoluer dans une certaine direction uniquement parce que d’autres cas limites seront plus difficiles à trancher. Espérons que la Cour suprême ainsi que les tribunaux inférieurs, lorsqu’ils seront appelés à juger des cas similaires, se rappelleront de faire preuve de modération lorsqu’ils s’immiscent dans la chambre à coucher des justiciables.
Les chroniques du CAP sont rédigées par un ou plusieurs membres du Comité Affaires publiques de l’AJBM (« CAP »)
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