Cartel de l’essence : la Cour suprême permet la preuve d’écoute électronique Pétrolière Impériale c. Jacques, 2014 CSC 66
Par Myriam Brixi, Borden Ladner Gervais
Par Myriam Brixi
Borden Ladner Gervais
Le 17 octobre 2014, dans l’affaire Pétrolière Impériale c. Jacques 2014 CSC 66, la Cour suprême du Canada a rendu un jugement majoritaire concluant qu’une partie à une instance civile pouvait obtenir la communication des enregistrements d’écoute électronique interceptés par l’État dans le cadre d’une enquête pénale.
Contexte
En 2004, le Bureau de la concurrence entreprend l’enquête « Octane » sur des allégations de complot en vue de fixer les prix de l’essence à la pompe dans certains marchés régionaux du Québec. Dans le cadre de cette enquête, le Bureau de la concurrence a obtenu, en vertu de la Partie VI du Code criminel, des autorisations judiciaires qui lui ont permis d’intercepter et d’enregistrer plus de 220 000 communications privées. Cette enquête a mené au dépôt d’accusations contre 54 personnes, dont certains des appelants.
Parallèlement à ces procédures pénales, les intimés Simon Jacques, Marcel Lafontaine et l’Association pour la protection automobile ont intenté un recours collectif en Cour supérieure contre plusieurs compagnies pétrolières et détaillants d’essence, leur reprochant de s’être livrés à des activités anticoncurrentielles, en violation des devoirs imposés par l’article1457 du Code civil du Québec et l’article 36 de la Loi sur la concurrence.
Afin d’étayer leur dossier, les intimés ont déposé une requête sollicitant les enregistrements interceptés durant l’enquête Octane et déjà divulgués aux accusés dans les procédures pénales parallèles.
Instances inférieures
La Cour supérieure a accueilli la requête. Cependant, la communication sera limitée aux avocats et aux experts partie à l’instance et les enregistrements seront au préalable filtrés de manière à protéger la vie privée des tiers étrangers au litige. La Cour d’appel du Québec a refusé la permission d’appeler de ce jugement.
Décision
Les juges Lebel et Wagner, écrivant pour la majorité, ont rejeté le pourvoi et confirmé le jugement de première instance. Les éléments de preuves sollicités, en vertu de l’art. 402 du Code de procédure civile (C.p.c.) sont pertinents et il n’existe aucune immunité de divulgation de source légale ou prétorienne pouvant empêcher leur communication.
Bien que le paragraphe 193(1) du Code criminel (C.cr.) interdit la divulgation ou l’utilisation de conversation privée interceptée sans le consentement des personnes impliquées dans cette communication, l’alinéa 193(2) a) C.cr. stipule que l’infraction établie au paragraphe 193(1) C.cr. ne s’applique pas lorsqu’une divulgation est faite « au cours ou aux fins d’une déposition lors de poursuites civiles ».
Après une analyse du texte, du contexte, de l’objectif et de la jurisprudence, la Cour suprême a conclu que l’exception à l’infraction criminelle s’appliquait en l’espèce, ajoutant que l’alinéa 193(2)a) C.cr. a pour objet d’assurer aux tribunaux qu’ils aient accès à toute l’information pertinente des procédures dont ils sont saisis.
La Cour suprême rappelle que l’objectif ultime de tout procès est la recherche de la vérité et souligne l’importance de la phase exploratoire. Le législateur québécois a par conséquent prévu des mécanismes facilitant la communication des documents entre les parties;
« [27] Conscient de l’importance de l’étape exploratoire dans le processus civil, le législateur québécois a eu tôt fait de l’encadrer en édictant une série de règles d’application générale, qui habilitent le juge à ordonner la communication de documents relatifs au litige. Contrairement aux prétentions des appelants, ce sont ces règles, et non pas les différentes lois fédérales qu’ils invoquent, qui permettent aux parties de requérir la communication des documents. En ce sens, elles constituent le fondement du « droit d’accès » à l’information. Parmi ces règles, aujourd’hui codifiées au ch. III du titre V du Code de procédure civile, mentionnons l’art. 402 […] »
Ainsi, l’article 402 C.p.c. octroie au juge le pouvoir d’ordonner la communication de documents relatifs au litige se trouvant entre les mains d’un tiers. Le juge jouit d’une grande discrétion dans l’exercice de son pouvoir, mais favorisera généralement la communication.
Puisqu’il n’existe aucune immunité de divulgation de source légale ou prétorienne et qu’il y a tout lieu de croire que les enregistrements visés par la requête seront utiles pour la conduite de l’instance, la Cour suprême confirme l’application de l’article 402 C.p.c.
De plus, considérant la portée limitée de l’ordonnance émises par le juge de premières instances, la Cour suprême est d’avis que la communication des enregistrements ne constitue pas une entrave au bon déroulement des procédures pénales et ne portera pas atteinte au droit des accusés à un procès juste et équitable.
La dissidence de la juge Abella
Dans ses motifs dissidents, la juge Abella invoque le caractère exceptionnel de la surveillance électronique en droit canadien et précise que ce mécanisme d’enquête ne peut être autorisé que dans les circonstances limitées de la partie VI du Code criminel.
« [97] La juge de première instance a ordonné que soient divulguées aux avocats et aux experts des demandeurs, sur la base de leur pertinence, des communications privées qui ont été interceptées. Elle l’a fait avant que quelque décision que ce soit ait été prononcée dans les procédures criminelles connexes concernant la validité de la surveillance électronique ou l’admissibilité des communications interceptées. L’ordonnance a été rendue en vertu de l’art. 402 du Code de procédure civile qui énonce ce qui suit :
402. Si, après production de la défense, il appert au dossier qu’un document se rapportant au litige est entre les mains d’un tiers, celui‑ci sera tenu d’en donner communication aux parties, sur assignation autorisée par le tribunal, à moins de raisons le justifiant de s’y opposer.
[98] Cette disposition confère un vaste pouvoir discrétionnaire au juge de première instance, mais ne lui donne toutefois pas carte blanche pour ordonner la divulgation de communications jouissant d’une protection légale pratiquement impénétrable, comme le sont les communications privilégiées. À mon avis, les éléments de preuve recueillis au moyen de mesures de surveillance électronique ont droit à la même protection et, par conséquent, ne se prêtent pas à une mise en balance des intérêts opposés. »
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
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