par
Sarah D. Pinsonnault
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05 Fév 2015

Une preuve hors de tout doute ne peut se faire par une simple déduction découlant d’une preuve circonstancielle

Par Sarah D. Pinsonnault, avocate

Par Sarah D.
Pinsonnault

La personne qui
recherche une condamnation pour outrage au tribunal doit prouver, hors de tout
doute raisonnable, que (i) les termes de l’ordonnance dont elle allègue la
violation sont précis et sans équivoque, (ii) le prétendu auteur de l’outrage
au tribunal avait une connaissance personnelle et réelle de ladite ordonnance, (iii)
celui-ci a posé les gestes prohibés par l’ordonnance (l’actus reus) et (iv) il avait l’intention d’y contrevenir
intentionnellement et sciemment (la mens rea).
En ce qui concerne la preuve de la connaissance de l’accusé, la Cour d’appel
nous enseigne, dans l’affaire de Nadeau-Dubois
c. Morasse, 2015 QCCA 78, qu’en cas
d’absence de preuve directe de la connaissance de l’ordonnance violée par la
personne accusée d’outrage au tribunal, toute preuve circonstancielle ou
indirecte est permise afin de tirer des inférences. Toutefois, cela n’a pas
pour effet d’atténuer le fardeau de preuve qui incombe à la partie demanderesse
d’établir, malgré tout, hors de tout doute raisonnable que la personne a
sciemment violé l’ordonnance de la Cour.

Contexte

Le 2 mai 2012, durant
la période du conflit étudiant du printemps 2012, Jean-François Morasse
(« l’intimé ») obtient une ordonnance d’injonction qui doit lui permettre
d’avoir le libre accès aux salles de cours « de l’Université Laval où sont
dispensés les cours menant au certificat en arts plastiques… » (« l’Ordonnance »).
Le 13 mai 2012, Gabriel Nadeau-Dubois (« l’appelant »),  l’un des anciens leaders étudiants et
porte-parole de la Coalition large de
l’Association pour une solidarité syndicale étudiante
, participe à une
émission du Réseau de l’information (RDI). Au cours de celle-ci, la journaliste
de RDI lui demande s’il encourage encore, malgré la vague d’injonctions rendues
à cette époque, les piquets de grève pour empêcher les étudiants d’entrer dans
les salles de cours et l’appelant répond ainsi :

« GND : Ce qui est
clair c’est que ces décisions-là, ces tentatives-là de forcer le retour en
classe, ça ne fonctionne jamais parce que les étudiants et les étudiantes qui
sont en grève depuis 13 semaines sont solidaires les uns les autres,
respectent, de manière générale là, respectent la volonté démocratique qui
s’est exprimée à travers le vote de grève et je crois qu’il est tout à fait
légitime pour les étudiants et étudiantes de prendre les moyens pour faire
respecter le choix démocratique qui a été fait d’aller en grève
. C’est tout
à fait regrettable là qu’il y ait vraiment une minorité d’étudiants et
d’étudiantes qui utilisent les tribunaux pour contourner la décision collective
qui a été prise. Donc nous, on trouve ça tout à fait légitime là, que les gens
prennent les moyens nécessaires pour faire respecter le vote de grève et si ça
prend des lignes de piquetage, on croit que c’est un moyen tout à fait légitime
de le faire
. » (soulignements ajoutés)
Pour ses propos,
l’appelant est accusé par l’intimé d’avoir incité ou encouragé les auditeurs,
dont les étudiants exerçant alors des moyens de pression, à violer l’Ordonnance.
Le 1er novembre 2012, l’appelant est déclaré
coupable d’outrage au tribunal
et sa peine
suit le 5 décembre 2012. Dans le jugement sur culpabilité, le juge conclut que,
par ses propos, l’appelant « prône plutôt l’anarchie et encourage la
désobéissance civile » et que son droit d’être en désaccord avec
l’Ordonnance ne lui permettait pas d’inciter les auditeurs à la transgresser:

« [103] Gabriel
Nadeau-Dubois avait le droit d’être en désaccord avec les ordonnances rendues,
mais pas celui d’inciter quiconque à y contrevenir en empêchant l’accès aux
étudiants à leurs cours pour faire respecter le vote de grève. »
L’appelant se
pourvoit contre ces deux jugements en alléguant, entre autres, une absence de
preuve de sa connaissance de l’Ordonnance ainsi que de l’actus reus. Incidemment, l’appelant n’a pas témoigné à l’audience
sur culpabilité comme il était son droit de s’abstenir.

Relativement au
moyen d’appel portant sur la connaissance par l’appelant de l’Ordonnance,
l’intimé était tenu de prouver hors de tout doute raisonnable que celui-ci
connaissait non seulement l’existence de l’Ordonnance, mais également la teneur
et la portée de celle-ci.  Il importe de
souligner que l’Ordonnance n’avait pas été signifiée personnellement à
l’appelant. Par conséquent, sa connaissance a dû être prouvée autrement et l’intimé
a réussi à le faire en première instance au moyen d’inférences retenues par le
juge de première instance à partir des faits du dossier.


Décision

La Cour d’appel
estime toutefois que l’intimé ne s’est pas déchargé de son fardeau de preuve et
que les faits pris en compte par le juge de première instance pour en tirer des
inférences ne prouvaient pas hors de tout doute raisonnable que l’appelant
avait une connaissance personnelle de l’Ordonnance et de sa teneur au moment de
l’entrevue à RDI :
« [57] Le juge est
d’avis que l’appelant ne pouvait prétendre référer dans sa réponse à toutes les
autres ordonnances rendues par les tribunaux, sauf celle du juge Émond du 2 mai
2012. Puis, dans la phrase suivante de son jugement, marquant le fait que
l’appelant n’a pas témoigné, le juge écrit « […] il ne s’est pas prêté à un tel
exercice », soit celui de distinguer la connaissance qu’il pouvait avoir de
certaines ordonnances par rapport à d’autres. Avec égards, on ne peut
inférer, par cette simple déduction, la preuve hors de tout doute de la
connaissance de l’Ordonnance. Au mieux, on pourrait parler d’une preuve par
prépondérance, et encore. Mais, au-delà de tout, le fardeau de preuve ne
pouvait être inversé, ni directement ni indirectement
.
[58] En outre, il n’est
pas évident non plus d’inférer la connaissance de l’appelant de l’Ordonnance
prononcée à l’endroit de cours dispensés par l’Université Laval, alors que la
question de la journaliste à M. Bureau-Blouin faisait référence à des
injonctions dirigées contre certains cégeps.
[59] On peut
apprécier la réponse donnée par M. Bureau-Blouin ou la préférer à celle de
l’appelant, mais cela importe peu lorsque l’exercice consiste à vérifier si la
réponse de ce dernier comporte la preuve hors de tout doute de sa connaissance
de l’Ordonnance
. À moins de lui prêter des intentions, la réponse de
l’appelant n’est, à mon avis, aucunement concluante pour établir la
connaissance requise. Rien ne permet d’extrapoler au-delà des mots employés ou
des propos tenus par l’un et l’autre. La comparaison de leurs réponses n’est, à
vrai dire, d’aucune aide pour découvrir le niveau de connaissance de
l’Ordonnance que pouvait posséder l’appelant. Cela ne signifie toutefois pas
que, en toute circonstance, on ne puisse aller au-delà du vocabulaire employé
pour en inférer un fait, mais, en matière d’outrage, l’inférence doit s’imposer
de manière si convaincante qu’elle ne laisse point de doute, ce qui n’est pas
le cas en l’espèce
.
[60]  Le juge fonde donc, sur les divers éléments
discutés ci-dessus, sa conclusion selon laquelle l’appelant connaissait bel et
bien l’Ordonnance. Jusqu’ici, l’assise pour cette conclusion est, à mon avis,
inexistante.
[…]
[63] Bref, la
connaissance de l’appelant, au moment où il répond, le 13 mai 2012, à la
journaliste du Réseau RDI, de l’existence de l’Ordonnance et de sa teneur ou de
sa portée n’a pas été démontrée et, encore moins, prouvée hors de tout doute
raisonnable. En l’absence de connaissance spécifique de l’Ordonnance, on ne
peut conclure à la contravention de l’ordonnance judiciaire, si tant est que
l’appelant ait volontairement accompli un acte en contravention de
celle-ci. » (soulignements ajoutés)
La Cour d’appel
conclut donc à l’acquittement de l’appelant et les deux jugements rendus contre
lui, tant sur la culpabilité que sur la sentence, sont infirmés.

N.B. La Cour
d’appel prend le temps d’aborder l’absence de preuve de l’actus reus ainsi que l’argument de l’appelant portant sur sa
liberté d’expression.

Pour lire la
décision intégrale et les autres éléments y traités, veuillez cliquer ici.

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