par
Sophie Lecomte
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22 Août 2016

La détermination du test applicable pour une provision pour frais dans le cadre d’un recours en oppression par un actionnaire minoritaire

Par Sophie Lecomte, avocate

Par Sophie Lecomte

Avocate

Dans l’affaire Derome c.
Robillard
, 2016 QCCS 3650,
la Cour supérieure doit décider si un actionnaire minoritaire a le droit à une
provision pour frais dans le cadre d’un recours en oppression.



Faits

En 2012, le demandeur a été embauché par une compagnie d’assurances, à
titre de directeur général.

Entre 2012 et 2013, la compagnie a fait l’acquisition de trois sociétés
dont le demandeur est devenu un des actionnaires minoritaires et administrateur,
y occupant également le poste de directeur général. Des conventions unanimes
d’actionnaires ont été conclues.

En 2014, les relations entre les administrateurs se sont détériorées. Le
demandeur a alors remis un avis d’achat-vente forcé de ses actions. Le même
jour, il a été congédié pour cause juste et suffisante.

Le demandeur allègue qu’une transaction est intervenue entre les parties
le 28 octobre 2014, prévoyant le rachat de ses actions pour la somme de 686 000 $,
ce qui est vigoureusement contesté par les défendeurs.

Le demandeur a également déposé une requête afin d’obtenir une provision
pour frais à hauteur de 150 000 $.

En l’espèce, la question est celle de savoir si le demandeur a le droit à
une provision pour frais dans le cadre de sa demande introductive d’instance
afin de donner acte à la transaction intervenue le 28 octobre 2014.

Décision et
analyse



La Cour répond
à cette question dans une analyse en deux temps. Tout d’abord, elle vient déterminer
le test applicable pour décider si le demandeur a droit ou non à une
provision pour frais. Ensuite, elle se pose la question de savoir si le
demandeur rencontre ce test.

La détermination par le tribunal du test approprié

En l’espèce, le demandeur invoque cinq dispositions
juridiques distinctes pour justifier sa demande de provision pour frais :

  • l’article
    242(4) de la Loi canadienne sur les sociétés par actions
    (ci-après : LCSA) ;
  • l’article 239(3)(j) LCSA ;
  • l’article
    451(14) de la Loi sur les sociétés par actions
    (ci-après LSA) ;
  • l’article
    53 du Code de procédure civile
    (ci-après : Cpc) ;
  • le pouvoir inhérent de la Cour supérieure.

Ainsi, la
Cour examine chacune de ces bases juridiques pour voir si elles peuvent s’appliquer
dans les circonstances.

S’agissant de l’article
242(4) LCSA
, qui dispose:

242(4) En
donnant suite aux demandes, actions ou interventions visées à la présente
partie, le tribunal peut ordonner à la société ou à sa filiale de
verser aux plaignants des frais provisoires, y compris les honoraires légaux et
les déboursés
, dont ils pourront être comptables lors de l’adjudication
définitive.
(Nous soulignons)

En
l’espèce, la Cour répond par la positive. Elle statue
que le demandeur peut invoquer l’article
242(4) LCSA, car son recours est fondé sur son statut d’actionnaire
minoritaire et sur l’obligation des défendeurs de racheter ses actions suivant
l’avis d’achat/vente forcée et la convention entre actionnaires pour les trois
sociétés acquises entre 2012 et 2013, inclusivement. La Cour vient préciser les
conditions que tout demandeur devra satisfaire pour qu’un tribunal exerce sa
discrétion en sa faveur, à l’instar de l’arrêt Trackcom :

[37] In Gestion Pirel ltée v. Chouinard, relying on an Ontario
Court of Justice decision rendered in 1990 in Wilson v. Conley, the
Court expressed the view that for interim costs to be ordered pursuant to 
subsection 242(4) CBCA, the applicant had to establish that 1) he was in financial difficulty, 2) the financial difficulty arose out
of the alleged oppressive action, and 3)
he had a strong prima facie case.
 In Hétu and in Engel General Developers Ltd.
v. Loyaltec inc., these criteria were cited with approval.
[38] Toutefois, le juge Gascon ajoute dans une
note de bas de page: Based on the Supreme Court judgment in Okanagan and
a number of other cases that have limited the applicable conditions to the
first and third ones, Martel (P. Martel, supra, note 8, at
para.
31-491) has questioned the appropriateness of the second
requirement that the financial difficulty be related to the alleged oppressive
action.
 In 9022-8818 Québec inc. (Magil Construction ltée)
(Syndic de), 2005 QCCA 275
(CanLII), paras. [27]-[33], a panel of the Court also
questioned the applicability of the second condition of the test established in Wilson upon
which both Loyaltec and Gestion Pirel relied. It rather concluded that it was no longer applicable
as a result of the Supreme Court judgment in Okanagan
. In that case, the Court opined that establishing
special circumstances was sufficient
. It is not necessary for me to express
a view on this controversy that is not central to the resolution of this appeal
where the appellants only argue that the first condition of the test is not
met.
(Nos
emphases)
(Références
omises)

Ainsi, il
est possible que la deuxième condition ne fasse pas partie du test sous l’article
242(4) LCSA.

En
l’espèce, la Cour répond par la négative et elle ne tranchera pas la question
puisque la demanderesse remplit déjà deux autres conditions : les difficultés
financières et une solide preuve prima facie d’oppression démontrant
que ses difficultés financières sont le résultat d’actes oppressifs.

La Cour en
vient à la conclusion :

[40] En conséquence, en application de l’article
242(4) LCSA, le Tribunal pourra ordonner à Courtage, Solutions
et CGL de payer une provision pour frais si Derome démontre
que : (1) il a des difficultés
financières, et (2) il a fait une
preuve prima facie solide d’oppression.

(Nos
emphases)

S’agissant de l’article 241(3)(j) LCSA,
qui dispose :

241 (3) Le
tribunal peut, en donnant suite aux demandes visées au présent article, rendre
les ordonnances provisoires ou définitives qu’il estime pertinentes pour,
notamment : […] j) indemniser les personnes qui ont subi un préjudice;
(Nous
soulignons)
La Cour
retient que cette disposition ne s’apparente pas à une provision pour frais,
mais plutôt à une avance sur l’indemnisation que le demandeur recevra
éventuellement dans le jugement final.

En
l’espèce, la Cour répond par la négative. Elle conclut que le demandeur n’a
jamais invoqué l’article 241(3)(j) LCSA avant l’audition et qu’il ne serait pas
approprié qu’elle rende une ordonnance en vertu de cet article.

S’agissant de l’article 451(14) LSA,
qui dispose :

451. Le
tribunal peut, à l’occasion d’une demande visée à la présente sous-section,
rendre toute ordonnance qu’il estime appropriée. Ainsi il peut, notamment: […] 14° condamner,
non seulement dans un cas d’abus de procédure, mais également dans tout autre
cas où le tribunal le jugera approprié, toute partie aux procédures à payer,
en tout ou en partie, les honoraires extrajudiciaires et autres frais de toute
autre partie
.
(Nous
soulignons)
Sans
équivoque, la Cour répond par la négative. Elle conclut que cet article ne
s’applique que dans le cas de procédures en oppression sous la LSA et que la
LSA ne s’applique qu’à des sociétés constituées en vertu de la LSA.

S’agissant de l’article 53 Cpc,
qui dispose :

53. Le
tribunal peut, dans un cas d’abus, rejeter la demande en justice ou un autre
acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification,
refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou encore annuler une citation à
comparaître.
Dans un tel
cas ou lorsqu’il paraît y avoir un abus, le tribunal peut
, s’il
l’estime approprié:
[…]
ordonner
à la partie qui a introduit la demande
en justice ou présenté l’acte de
procédure de verser à l’autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de
l’acte, une provision pour les frais de l’instance, si les
circonstances le justifient et s’il constate que sans cette aide
cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle
qu’elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement
.
(Nous
soulignons)
Ainsi,
cette disposition donne à la Cour la discrétion (« si les circonstances le
justifient ») d’ordonner le paiement d’une provision pour frais lorsque
deux conditions cumulatives sont réunies : il paraît y avoir abus et, sans
cette aide, la partie risque de se retrouver dans une situation économique
telle qu’elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement.
En effet,
l’abus est défini à l’article 51 Cpc, lequel se lit comme suit :

51. Les
tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d’office, déclarer
qu’une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif
.
L’abus peut résulter,
sans égard à l’intention, d’une demande en justice ou d’un autre acte de
procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d’un
comportement vexatoire ou quérulent
. Il peut aussi résulter de l’utilisation
de la procédure de manière excessive ou déraisonnable
ou de manière à
nuire à autrui
 ou encore du détournement des fins de la
justice
, entre autres si cela a pour effet de limiter la liberté
d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics.
(Nous
soulignons)
En
l’espèce, la Cour en relève qu’il faut donc déceler une mesure de blâme dans le
comportement judiciaire d’une partie. Aussi, la provision pour frais peut être
ordonnée contre chaque partie au litige, mais l’abus doit être dans les
procédures ou un autre acte qui est relié aux procédures.

S’agissant du pouvoir inhérent de la
Cour supérieure
, la Cour cite l’arrêt Okanagan de la Cour suprême qui statue que les cours
supérieures ont le pouvoir inhérent d’ordonner le paiement d’une provision pour
frais même en l’absence d’une disposition législative explicite.

[58] Enfin, dans l’affaire Okanagan, la Cour
suprême statue que les cours supérieures ont le pouvoir inhérent d’ordonner le
paiement d’une provision pour frais même en l’absence d’une disposition
législative explicite :
[35] Compte
tenu de l’analyse de la jurisprudence qui précède, on peut dégager les
observations générales suivantes.  Le pouvoir d’ordonner le paiement de
frais provisoires est inhérent à la nature de la compétence en equity de
statuer sur les dépens
, et le tribunal peut, lorsqu’il l’exerce, décider
à son gré à quel moment et par qui les dépens seront payés
.  Ce large
pouvoir discrétionnaire peut être expressément mentionné dans une loi, comme
au par. 131(1) de
la Loi sur les
tribunaux judiciaires de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. C.43,
qui prévoit, s’agissant des dépens, que « ceux qui les paient et la part
qui incombe à chacun relèvent du pouvoir discrétionnaire du
tribunal ».  Le pouvoir d’ordonner le paiement de frais provisoires
peut donc être expressément prévu, comme dans la Loi sur les sociétés par
actions de l’Ontario, ou une loi semblable dans les autres ressorts. Toutefois,
même en l’absence d’habilitation législative explicite, le pouvoir
d’attribution de frais provisoires découle implicitement de la compétence des tribunaux
de statuer sur les dépens
 comme c’est le cas dans les Rules of
Court de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, qui prévoient que la
cour peut rendre des ordonnances qui dérogent à la règle habituelle voulant que
les dépens suivent le sort de l’affaire.
[58] La Cour Suprême ajoute ce
qui suit quant aux conditions d’exercice d’un tel pouvoir :
[36] La
jurisprudence pose plusieurs conditions à l’exercice de ce pouvoir, toutes
devant être présentes pour qu’une provision pour frais soit accordée
. La
partie qui sollicite l’ordonnance doit être si dépourvue de ressources
qu’elle serait incapable, sans cette ordonnance, de faire entendre sa cause.
 Elle
doit prouver prima facie que sa cause possède un fondement suffisant
pour justifier son instruction devant le tribunal
. De plus, il doit
exister des circonstances suffisamment spéciales pour que le tribunal soit
convaincu que la cause appartient à cette catégorie restreinte de causes
justifiant l’exercice exceptionnel de ses pouvoirs
. Ces exigences
pourraient être modifiées si le législateur définissait les conditions d’octroi
des provisions pour frais ou si les tribunaux établissaient des critères
applicables à une situation particulière où l’attribution de provisions pour
frais est autorisée par la loi (comme c’est le cas avec le par. 249(4) de
la Loi sur les sociétés par actions de l’Ontario; voir Organ,
précité, p. 213).  Mais normalement, lorsque le tribunal exerce sa
compétence en equity pour ordonner de telles provisions pour frais parce qu’il
conclut qu’il y va de l’intérêt de la justice, il doit ressortir de la preuve
que les trois conditions sont réunies : le manque de ressources nécessaires,
une cause qui vaut d’être instruite et des circonstances spéciales.
(Nous
soulignons)
Ainsi, les
conditions pour l’exercice du pouvoir inhérent de la Cour supérieure sont les
suivantes : (1) la partie qui sollicite l’ordonnance doit démontrer qu’elle
est dépourvue de ressources et ce, à un tel point, qu’à défaut de cette ordonnance,
elle serait incapable de se faire entendre; (2) elle devra prouver prima
facie
que sa cause possède un fondement suffisant; et (3) elle doit
démontrer qu’il existe des circonstances spéciales justifiant l’exercice
exceptionnel des pouvoirs du tribunal.

La Cour
précise que le législateur peut modifier ces conditions, comme il l’a fait dans
la LCSA et le Cpc. Ceci étant, lorsqu’il intervient et fixe les conditions pour
la provision pour frais dans un domaine particulier, il exclut alors
l’application du pouvoir inhérent dans ce domaine.

Donc, le
pouvoir inhérent ne s’applique pas dans des cas d’oppression ou d’abus de
procédures.

Dans le
présent dossier, la Cour répond par la positive partiellement. Elle conclut que
le pouvoir inhérent ne peut s’appliquer qu’à la récupération par le
demandeur de ses effets personnels et ses mises en demeure signifiées à
des tiers au sujet des clauses de confidentialité, de non-concurrence et de
non-sollicitation.

Application des tests appropriés


En l’espèce, la Cour conclut qu’il y a trois tests pertinents en
application des articles 242(4) LCSA et 53 Cpc et de l’exercice
exceptionnel des pouvoirs inhérents de la Cour supérieure lorsque des
circonstances spéciales sont invoquées.

S’agissant de l’article 242(4) LCSA, la Cour ordonnera une provision pour frais payable par
Courtage, Solutions et CGL si le
demandeur démontre que : (1) il a des difficultés financières, et (2)
il fait une preuve prima facie solide
d’oppression. En l’espèce, au vu de la preuve, la Cour conclut que le demandeur
est bien dans une situation financière précaire et que, sans entrer dans le
débat, le recours du demandeur est sérieux. La requête en vertu de l’article 242(4) LCSA est accueillie.

S’agissant de l’article 53 C.p.c, la Cour
ordonnera une provision pour frais contre chaque défendeur si le demandeur démontre que (1) il paraît y avoir
abus dans les procédures ou un autre acte qui est relié aux procédures, et (2)
sans la provision, il risque de se retrouver dans une situation économique
telle qu’il ne pourrait faire valoir son point de vue valablement. En l’espèce,
au vu de la preuve, la Cour conclut qu’il n’y a clairement aucun comportement
blâmable assimilable à un abus de procédure de la part du demandeur. La requête
en vertu de l’article 53 C.p.c est rejetée.

S’agissant de l’exercice exceptionnel des pouvoirs
inhérents de la Cour supérieure
lorsque des circonstances spéciales
sont invoquées devant lui (ici la récupération par le demandeur de ses effets
personnels et les mises en demeures signifiées à des tiers au sujet des clauses
de confidentialité, de non-concurrence et de non-sollicitation), la Cour
ordonnera une provision s’il démontre que (1) il est si dépourvu de
ressources qu’il serait incapable, sans cette ordonnance, de faire entendre sa
cause; (2) il prouve prima
facie 
que sa cause possède un fondement suffisant; et (3) il doit
exister des circonstances spéciales justifiant l’exercice exceptionnel des
pouvoirs du tribunal. En l’espèce, au vu de la preuve, la Cour conclut qu’il
n’y a aucune circonstance spéciale justifiant l’exercice de cette prérogative
par le Tribunal.

Évaluation du montant approprié

Après avoir conclu que le demandeur a le droit à une
provision pour frais, la Cour doit en évaluer le montant approprié. Dans cette
évaluation, deux facteurs additionnels sont pris en compte, soit :
l’évaluation des frais qui seront encourus pour compléter le dossier et la
capacité de payer de la partie qui doit payer la provision. En l’espèce, la Cour ordonne aux
trois compagnies de verser la somme de 50 000 $ au demandeur à titre de
provision pour frais.

Conclusion

La Cour supérieure vient ici effectuer un exercice de style en
s’afférent à déterminer méthodiquement le test approprié en matière de
provision pour frais dans le cadre de ce recours en oppression de l’actionnaire
minoritaire. Nous constatons que la provision sera versée par les trois
compagnies défenderesses et non certains administrateurs ou actionnaires, ce qui
aurait aussi pu être ordonné par la Cour.

La décision
intégrale se trouve ici

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