L’immunité des procureurs de la Couronne en responsabilité civile est constitutionnelle
Par Vincent Ranger, Avocat
Vincent Ranger
Avocat, Sarrazin Plourde
L’immunité jurisprudentielle dont bénéficient les
procureurs aux poursuites criminelles et pénales lorsqu’ils effectuent des poursuites
respecte-t-elle la Charte canadienne des droits et libertés ?
Dans J.T. c. Bourassa, 2016 QCCS 4228, la Cour
supérieure conclut que l’immunité très élevée qu’a conférée la Cour suprême aux
procureurs n’est pas inconstitutionnelle. Le tribunal rejette donc l’action des
demandeurs, faute par ceux-ci d’avoir satisfait au critère très exigeant de la démonstration
de malice dans les actes des défendeurs.
Faits
En 2008, le frère du demandeur porte plainte contre le
demandeur pour des abus sexuels dont il aurait été victime dans les années 1970.
Il dénonce de nombreuses agressions sexuelles commises sur une période de 6 ans
alors que les deux frères étaient adolescents.
Le défendeur Brassard, inspecteur de police, prend le
dossier en main et recueille une plainte d’un autre ami de la famille qui
aurait lui aussi été victime du demandeur à la même époque.
Le défendeur Brassard dépose donc le dossier d’enquête
au directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).
La défenderesse Lemieux, procureure, autorise le dépôt
d’accusations et le demandeur est mis en état d’arrestation.
C’est une autre procureure, la défenderesse Bourassa,
qui mène le dossier.
Celle-ci demande quelques compléments d’enquête et
reçoit de l’avocat du demandeur plusieurs témoignages d’autres membres de la
famille qui se portent à la défense du demandeur. Elle maintient néanmoins la
poursuite et après un procès de 6 jours, le demandeur est reconnu coupable
d’attentat à la pudeur (LSJPA — 1070,
2010 QCCQ 13653).
La Cour d’appel infirmera la décision et acquittera le
demandeur de tous les chefs (LSJPA — 1228,
2012 QCCA 1631).
Sous la plume du juge Léger, la Cour d’appel reproche
à la juge de première instance d’avoir erronément admis une preuve de
propension à commettre le crime.
La Cour conclut au surplus que le verdict était
déraisonnable sur de nombreuses conclusions factuelles, notamment quant aux
motifs de la juge soutenant son analyse de la crédibilité des témoins.
Quelques mois après son acquittement, le demandeur
intente une action à l’encontre de l’enquêteur Brassard, des procureures
Lemieux et Bourassa et de leurs commettants. Il leur reproche une enquête
négligente et le dépôt abusif d’une poursuite criminelle.
Le juge Lacoursière de la Cour supérieure rejette l’action.
Analyse
Sur la responsabilité de l’inspecteur de police Brassard
et de la ville de Montréal, le Tribunal considère qu’il y a eu commission d’une
faute. Le policier Brassard devait faire de plus amples vérifications de la
dénonciation du frère du demandeur, notamment pour obtenir la version des faits
des autres membres de la famille et du demandeur lui-même. La Cour arrive à
cette conclusion même sans expertise puisque le dossier « se situe à un
niveau simple » (paragr. 118).
Toutefois, la Cour considère qu’il n’y a pas de lien
de causalité entre la faute et les dommages consécutifs au procès du
demandeur :
[216] La faute du policier Brassard de ne pas
avoir fait suffisamment de vérifications est-elle causale des dommages pour
lesquels sa responsabilité est recherchée? Eut-il pris les précautions
supplémentaires dont parle le juge Baudouin dans Lacombe, auraient-elles suffi
[…] à convaincre que [le frère du demandeur] mentait et qu’il n’y avait pas
lieu de faire trancher la question de l’opportunité de déposer des accusations
par le DPCP?
[217] Le Tribunal estime que la réponse à ces
questions est négative.
[218] Le Tribunal n’est en effet pas satisfait
que, eussent des vérifications additionnelles été faites, M. Brassard n’avait
pas malgré tout des motifs probables de croire que le crime reproché [au
demandeur] avait été commis. En effet, de la preuve entendue, le Tribunal
estime que les vérifications additionnelles n’auraient apporté que davantage de
nuances de gris.
Sur la responsabilité des deux procureurs de la Couronne
ayant été impliqués dans le dossier, le juge commence par analyser si le régime
de responsabilité civile qui leur est applicable est inconstitutionnel.
Rappelons que depuis Nelles c. Ontario, le
demandeur dans une action contre un procureur de la Couronne doit notamment
démontrer l’absence de motif raisonnable et probable de croire à la
culpabilité, de même que la malice du procureur.
Le juge rejette l’argument d’inconstitutionnalité après
avoir passé en revue les critères pour qu’un tribunal inférieur puisse se
distancer d’une décision de la Cour suprême.
Selon le juge, la question de la compatibilité du
régime de responsabilité avec la Charte canadienne a été implicitement traitée
lorsque la Cour suprême a défini le régime de responsabilité des procureurs
dans Nelles c. Ontario, Proulx c. Québec (Procureur général) et Miazga c. Kvello (succession). Il ne
s’agit donc pas d’une « nouvelle question juridique qui justifierait de
déroger au précédent. » (paragr. 258).
Sur la
responsabilité de la procureure Lemieux (celle ayant autorisé la poursuite), la
Cour est d’avis qu’elle n’avait pas de motifs raisonnables de croire à une
accusation puisqu’elle aurait dû rencontrer le frère du demandeur.
La
crédibilité de ce témoin, sur des évènements vieux de 30 ans, était
centrale et la procureure aurait dû évaluer elle-même sa crédibilité. Pour le
juge, « ne pas l’avoir fait constitue une faute ». Ainsi :
[337]
[…] [L]e fait que Me Lemieux se soit privée d’éléments pouvant étayer la
raisonnabilité de sa croyance subjective est suffisant pour que le demandeur […]
satisfasse son fardeau de prouver l’absence, pour Me Lemieux, de motifs
raisonnables et probables.
Sur la responsabilité de la procureure Bourassa (celle
ayant mené le procès), le juge est d’avis que, contrairement à sa collègue,
elle avait des motifs raisonnables et probables de croire à la culpabilité du
demandeur. Elle a effectué une rencontre avec la victime et demandé des
compléments d’enquête.
Toutefois, autant dans le cas de Me Lemieux que de Me
Bourassa, le juge conclut qu’il n’y a absolument aucune preuve d’une intention
malveillante et, partant de là, il ne peut retenir leur responsabilité.
Malgré le rejet de l’action, le juge analyse tout de
même la question des dommages et aurait attribué au demandeur 416 000 $
à titre de dommages économiques (perte d’une promotion) et 95 000 $
pour des dommages moraux (incapacité partielle permanente à la suite de
l’évènement et stress encouru).
Un appel de cette décision est pendant devant la Cour
d’appel (dossier no 500-09-026361-162).
Commentaires
Cette décision ramène les difficultés du régime
applicable à la responsabilité civile des procureurs de la Couronne au Québec.
Sur la question de la constitutionnalité, il est
difficile de critiquer la conclusion de la Cour supérieure. La Cour suprême
s’est penchée à plusieurs reprises sur le régime de responsabilité des
procureurs depuis l’entrée en vigueur de la Charte canadienne.
Toutefois, sur la responsabilité de Me Lemieux, le
jugement met en lumière la difficulté au Québec de conjuguer les règles de
responsabilité issues de l’arrêt Nelles c. Ontario et le régime général
de responsabilité civile basé sur la faute (art. 1457 C.c.Q.).
Plutôt que de se pencher directement sur l’existence
de motifs raisonnables et probables de croire à la culpabilité de l’accusé au
moment du dépôt de l’accusation, le juge analyse le comportement de la
procureure Lemieux pour déterminer les actions qu’elle aurait dû prendre avant
d’autoriser la poursuite.
Sans être nécessairement erronée, cette méthode
d’analyse montre l’attirance du critère de la faute au Québec pour déterminer
si une personne doit ou non être responsable, même en matière de responsabilité
des procureurs. Surtout depuis la décision Miazga c. Kvello (succession), l’analyse de la notion de motifs
raisonnables et probables devrait plutôt se fonder sur l’existence directe de ces
motifs, plutôt que sur le comportement du procureur.
La décision est donc un autre exemple que
l’importation de critères de common law au Québec comme le décide la Cour
suprême dans Proulx c. Québec (Procureur général), ne se fait jamais sans peine. La remise en question de cette
importation contestable en droit québécois serait probablement plus à propos —
surtout depuis la décision Prud’homme c. Prud’homme — qu’une attaque
directe d’inconstitutionnalité.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
Je suis en parfait accord avec le commentaire émis. Cela démontre la très grande difficulté de poursuite des procureurs. Toutefois, je me pose toujours la question sur la responsabilité du procureur dans la non-poursuite d'un suspect devant les tribunaux. Il y a de nombreux exemple ou une affaire est classée sans que cela ne soit compréhensible et qu'une analyse subséquente démontre que le suspect aurait du être mené devant les tribunaux. Les procureurs bénéficient-ils du même niveau d'immunité. La démonstration de la malveillance est-elle aussi un requis absolu ?