Les jugements essentiels qui encadrent la notion juridique de trouble du voisinage
Par Magali Maisonneuve, avocate
et Audrey Veronneau,
stagiaire en droit
La notion juridique de « trouble du
voisinage » a été introduite dans le Code
civil du Québec en 1994 à
l’article 976. Cette disposition se lit comme suit :
« 976. Les
voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n’excèdent
pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent, suivant la nature ou la
situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux. »
Celle-ci doit se lire avec les articles 6 et 7 du Code civil du Québec :
« 6. Toute
personne est tenue d’exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne
foi. »
« 7. Aucun
droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive
et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi. »
Après un long débat judiciaire sur le type de
responsabilité encourue dans le cadre d’un trouble du voisinage, ce n’est qu’en
2008 que la Cour suprême, dans l’arrêt Ciment du Saint-Laurent Inc., a
déterminé qu’il s’agissait d’un régime de responsabilité sans faute, excluant
ainsi la nécessité d’avoir recours à la notion d’abus de droit et au régime
général de la responsabilité civile.
À ce sujet, tel que
le rappelle la juge Lise Matteau dans la décision Lampron c. Énergie Algonquin
(Saint-Brigitte Inc.) rendue en 2013 et confirmée par
la Cour d’appel en 2015 :
« [171] Un tel régime
de responsabilité exige toutefois que les demandeurs démontrent, selon la
balance des probabilités, les éléments suivants :
Ø
Un rapport de voisinage;
Ø
Un trouble résultant de l’exercice du droit de propriété;
Ø
Des inconvénients anormaux. »
Au fil des années, la
jurisprudence est venue éclaircir ce principe juridique et encadrer la notion
de trouble du voisinage.
En 2003, le débat judiciaire qui existait sur
l’application de l’article 976 du Code civil du Québec fut soumis au tribunal dans l’affaire Barrette c. Ciment du
Saint-Laurent Inc.
La Cour supérieure, sous la plume de la juge Julie
Dutil, a encadré la notion juridique du trouble du voisinage. À ce sujet, la
juge explique que :
« [274] […] En matière de troubles de voisinage, ce
n’est donc pas le comportement qui est analysé, mais bien son résultat. Les
voisins sont tenus d’accepter les inconvénients normaux du voisinage. À
l’inverse, s’ils subissent des inconvénients anormaux, qui excèdent les limites
de la tolérance, il y aura responsabilité, même en l’absence de faute.
[…]
[288] En 1973, la Cour d’appel, sous la plume de M. le
juge Lajoie, s’exprime ainsi dans l’arrêt Katz c. Reitz :
« L’exercice de droit de propriété, si absolu soit-il,
comporte l’obligation de ne pas nuire à son voisin et de l’indemniser des
dommages que l’exercice de ce droit peut lui causer. Cette obligation existe,
même en l’absence de faute, et résulte alors du droit du voisin à l’intégrité
de son bien et à la réparation du préjudice qu’il subit, contre son gré, de
travaux faits par autrui pour son avantage et profit. »
[289] Dans cette affaire, Katz et Centretown n’avaient
commis aucune faute, mais furent reconnus responsables des dommages. C’est la
négligence de l’entreprise d’excavation qui avait entrainé la détérioration de
l’immeuble de Reitz.
[…]
[302] Afin de déterminer si la défenderesse a causé
des troubles de voisinage aux demandeurs et aux membres du groupe, le
Tribunal doit établir si ces derniers ont subi des inconvénients anormaux,
excédant les limites de la tolérance, à cause de l’exploitation de la
cimenterie. Pour faire cette analyse, il faut tenir compte de la nature ou
la situation des fonds, ou encore des usages locaux (art. 976 C.c.Q.).
[…]
[304] Cette preuve convainc le Tribunal que les
demandeurs et les membres du groupe ont subi des inconvénients anormaux,
excédant les limites de la tolérance. Même si la défenderesse exploitait une
cimenterie en respectant les normes en vigueur, elle a causé des dommages à ses
voisins.
[…]
[325] Bien que les mauvaises odeurs aient été moins
fréquentes que les retombées de poussière et de flocons, elles ont causé des
inconvénients anormaux aux membres du groupe résidant dans la zone rouge. En effet,
ils ont dû, à plusieurs reprises, garder leurs fenêtres fermées et s’abstenir
d’aller à l’extérieur. Mme Francine Lefebvre, de l’avenue Ruel, a même dû
quitter en toute hâte son domicile, avec son petit-fils et sa fille, à
l’approche d’un nuage jaune en provenance de la cimenterie ».
Quelques années plus tard, dans une décision unanime, la
Cour suprême a rétabli le
jugement de première instance et a confirmé que le régime de responsabilité
civile en matière de troubles de voisinage est un régime sans faute.
Ainsi, la Cour a reconnu qu’aucun acte fautif ne doit
être prouvé afin d’établir la responsabilité du « causeur de
trouble ». Toutefois, la décision a limité la responsabilité en
déterminant un degré de gravité de l’inconvénient. L’inconvénient subi doit
dépasser les inconvénients normaux du voisinage. À cet égard, la Cour suprême
écrit :
« En l’espèce,
la juge de première instance a conclu à l’absence d’une faute civile liée aux
obligations imposées par la loi à CSL. Elle a estimé que CSL avait
respecté son obligation d’employer les meilleurs moyens connus pour éliminer
les poussières et fumées et qu’elle avait pris des précautions raisonnables
pour que ses équipements soient toujours en bon état de fonctionnement et
soient utilisés de façon optimale. Son interprétation des faits est
raisonnable et son analyse du droit correcte. B et C n’ont pas démontré
que la juge a commis à ce sujet une erreur justifiant d’infirmer sa
décision. [92‑94]
Quant à la
responsabilité sans faute pour troubles de voisinage sous le régime de
l’art. 976 C.c.Q., la première juge s’est dite convaincue que B et
C ainsi que les membres du groupe qu’ils représentent ont subi des
inconvénients anormaux, excédant les limites de la tolérance que les voisins se
doivent suivant la nature ou la situation de leurs fonds, et ce, même si CSL
exploitait sa cimenterie dans le respect des normes en vigueur.
Compte tenu de ses constatations de faits, la première juge était justifiée de
conclure à la responsabilité de CSL en vertu de l’art. 976 C.c.Q. »
L’année suivante, dans le tournant
jurisprudentiel lancé par l’arrêt Ciment
du Saint-Laurent, la Cour d’appel, dans l’arrêt Entreprises
Auberge du parc ltée c. Site
historique du Banc-de-pêche de Paspébiac, a
interprété les termes « inconvénients normaux du voisinage ».
Rappelant les principes énoncés par la Cour suprême
dans l’arrêt Ciment du Saint-Laurent, les juges Thibault, Rochette et Vézina ont précisé que les
inconvénients anormaux devaient s’analyser à la lumière des circonstances dans
lesquels l’abus de droit de la propriété a été réalisé.
En effet, ils expliquent que l’analyse des
inconvénients doit être faite à la lumière d’une norme objective, soit celle de
la personne raisonnable. À ce sujet, ils écrivent :
« [5] La Cour suprême a rappelé récemment, dans Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette,
que le régime de responsabilité civile auquel se réfère cette disposition
[l’article 976] est fondé sur le caractère excessif des inconvénients subis par
la victime et non sur le comportement de leur auteur présumé qui ne constitue
pas le critère déterminant. Elle reconnait une responsabilité civile fondée sur
l’existence de troubles de voisinage, malgré l’absence de faute prouvée ou
présumée. Cette responsabilité pourra être engagée même si les normes en
vigueur sont respectées.
[…]
[17] En revanche, « les inconvénients normaux du
voisinage » ne doivent pas être déterminés dans l’abstrait, mais plutôt en
tenant compte de l’environnement dans lequel un abus du droit de propriété se
serait matérialisé. Les limites de la tolérance que se doivent les
voisins seront tracées « suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou
suivant les usages locaux ».
[…]
[19] Cela dit, la question cardinale demeure : Y
a-t-il, ici, des inconvénients anormaux du voisinage ou l’exercice par
l’intimée de son droit d’une manière excessive et déraisonnable? Les
circonstances doivent faire voir une certaine gravité, pas seulement la
privation d’un avantage.
[…]
[21] Tous ces éléments ont été pondérés et évalués par
le premier juge, exercice au terme duquel il a conclu au rejet du recours
entrepris. Or, la qualification des inconvénients dont se plaint une partie
sur la base de l’article 976 C.c.Q. ressort
de la discrétion du juge de première instance.
[…]
[24] Le critère retenu par le législateur n’est pas
subjectif, mais objectif. Comme le souligne avec raison Louis-Paul Cullen :
Dans chaque cas, pour décider si
les inconvénients subis excèdent les limites de la tolérance, le tribunal doit
pourtant comparer les inconvénients invoqués aux inconvénients se situant à la
limite de la tolérance que les voisins se doivent, à son avis, en semblables
circonstances. La fixation de cette limite est laissée entièrement
au jugement du tribunal. En l’absence de meilleur guide, il nous semble que le
tribunal doit fixer la limite de la tolérance obligatoire en fonction d’une
conduite jugée « raisonnable » de la part de la personne qui subit
l’inconvénient, compte tenu des circonstances pertinentes. »
Plus récemment, la Cour
d’appel dans l’arrêt Plantons
A et P inc. c. Delage est venue préciser la norme
d’appréciation des inconvénients anormaux ou excessifs au sens de l’article 976 du Code civil du Québec.
« [80]
La preuve de ce qui est normal ou anormal et excessif ou raisonnable repose
principalement sur des considérations d’ordre factuel. Il faut aussi dire que
cette preuve est souvent complétée par une preuve d’expert. Il s’agit
essentiellement de questions faisant appel au pouvoir d’appréciation du juge de
première instance, domaine à l’égard duquel notre Cour doit faire montre d’une
grande retenue :
[21] […] Or, la qualification des inconvénients
dont se plaint une partie sur la base de l’article 976 C.c.Q. ressort de la discrétion du juge de première
instance. Notre Cour ne doit intervenir à cet égard qu’en présence d’une
erreur manifeste et dominante […] ».
Enfin, la Cour d’appel a énoncé les deux critères devant
être analysés afin de conclure à la présence d’un trouble de voisinage, soit
(1) la gravité du trouble et (2) la récurrence des inconvénients. À ce sujet,
elle explique que :
« [81]
[…] La récurrence s’entend généralement d’un trouble continu ou
répétitif s’étalant sur une durée assez longue, alors que la gravité renvoie à
l’idée d’un préjudice réel et sérieux au regard de la nature et de la situation
du fonds, des usages locaux, du moment des inconvénients, etc. L’auteur Jean
Teboul propose la grille d’analyse suivante pour résoudre ces questions :
1.
Récurrence du trouble : Tout d’abord, il
convient de déterminer si le trouble en question possède un caractère continu ou répétitif, et
s’il s’étale sur une période suffisamment longue. La récurrence doit être
appréciée de façon objective, en adoptant le point de vue d’une personne
raisonnable placée dans les mêmes circonstances que la victime. Un examen du contexte
peut alors être mené. Celui-ci n’a toutefois pas besoin d’être aussi approfondi
que celui requis pour apprécier la gravité du trouble. Par ailleurs, il convient de
souligner l’intérêt de considérer la récurrence en premier. En effet, en plus
de son caractère déterminant, il est relativement aisé d’apprécier ce critère,
notamment par comparaison avec l’évaluation de la gravité.
2.
Gravité de l’inconvénient : Si le critère de
récurrence est retenu, l’examen de la gravité du trouble peut alors être entrepris. Deux étapes sont nécessaires à
cela.
a.
Examen du voisinage : Lors de la première
étape, il convient de qualifier le voisinage. Il s’agit de définir
l’environnement local en considérant plusieurs éléments liés au temps et au
lieu. Les trois facteurs énoncés à l’article 976 C.c.Q. – la nature, la situation des fonds, et les
usages locaux – sont alors précieux pour cet exercice. Il est aussi possible de
considérer le moment durant lequel le trouble se produit. La préoccupation
collective des lieux peut également éclairer, dans une certaine mesure,
l’analyse du contexte dans lequel des inconvénients sont subis. En revanche,
l’examen du comportement du défendeur doit être évité autant que possible,
puisque l’article 976 C.c.Q. établit un régime de responsabilité sans faute.
Il est laissé à la discrétion du juge du fond de choisir, en fonction des
faits, parmi les facteurs de temps et de lieu disponibles, ceux qui sont le
plus pertinents pour apprécier la gravité du trouble. Il lui revient également
de pondérer les facteurs sélectionnés.
b.
Niveau de gravité : Le voisinage défini, il devient plus aisé
d’apprécier le seuil de gravité qui s’applique et de déterminer si les
inconvénients en cause sont excessifs. À cette fin, il faut se demander si
une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances que celles de la
victime, trouverait les inconvénients subis intolérables. Le niveau de
gravité requis pour satisfaire le test est élevé : le trouble doit être
insupportable; il ne peut s’agir d’un simple inconfort.
3.
Conclusion du test : Si le trouble en question est à la fois récurrent et grave, on peut
conclure qu’il dépasse le seuil de normalité que se doivent les voisins, tel
qu’énoncé par le législateur à l’article 976 C.c.Q. ».
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