5 jugements essentiels sur l’application de l’alinéa 718.2 e) du Code criminel
Par Marie-Michèle Paquin, avocate et Ana-Maria Morosanu, étudiante à la Faculté de droit de l’Université de Montréal
Les tribunaux canadiens reconnaissent que les communautés autochtones ont été marquées par un lourd passé et qu’elles en subissent encore les impacts aujourd’hui. En raison de cette situation particulière, la jurisprudence requiert que le processus de détermination de la peine soit abordé différemment par les juges lorsque celui-ci implique un membre de ces collectivités. L’alinéa 718.2 e) du Code criminel oblige les tribunaux à s’attarder aux circonstances propres aux délinquants autochtones dans le cadre de la sentence[1]. Cet article résume cinq décisions importantes relativement à l’application de cet alinéa afin de permettre à tous et chacun de saisir les considérations que le tribunal doit prendre en compte lorsqu’il fait face à une telle situation.
R. c. Gladue, [1999] 1 RCS 688.
Contexte
L’appelante, une femme d’origine autochtone, s’est vue octroyer une peine d’emprisonnement de trois ans après avoir plaidé coupable à un chef d’accusation d’homicide involontaire pour avoir poignardé son conjoint qui lui était infidèle[2]. Au moment des évènements, l’accusée avait une problématique d’alcoolisme et faisait de l’hyperthyroïdie[3]. Elle interjette appel de cette peine en faisant valoir que le juge de première instance a erré en ne donnant pas effet au principe énoncé à l’alinéa 718.2 e) du Code criminel (ci-après cité : C. cr.) sous prétexte que l’appelante n’habitait pas dans une réserve autochtone[4].
Décision
La Cour suprême du Canada (ci-après citée : CSC) se prononce sur l’interprétation et l’application de l’alinéa 718.2 e) du C. cr., plus précisément relativement aux termes « particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones »[5].
La Cour indique notamment que l’article 718.2 e) C. cr. a une « composante réparatrice » qui :
« […] réside non seulement dans le fait qu’elle codifie un principe de détermination de la peine, mais de façon beaucoup plus importante, dans sa directive aux juges d’aborder différemment le processus de détermination de la peine à l’égard des délinquants autochtones, pour en arriver à une peine véritablement adaptée et appropriée dans un cas donné. »[6]
Il a pour but de s’attaquer à la problématique de surreprésentation des délinquants autochtones dans les institutions carcérales canadiennes[7] et de prôner une approche réparatrice du processus de détermination de la peine[8].
La CSC rappelle que la peine d’un accusé doit être individualisée eu égard aux circonstances qui lui sont propres[9]. À cet effet, elle précise qu’il existe deux circonstances particulières qui doivent être considérées lorsqu’un tribunal doit décider de la peine à imposer à un délinquant autochtone :
« (A) les facteurs systémiques ou historiques distinctifs qui peuvent être une des raisons pour lesquelles le délinquant autochtone se retrouve devant les tribunaux ;
(B) les types de procédures de détermination de la peine et de sanctions qui, dans les circonstances, peuvent être appropriées à l’égard du délinquant en raison de son héritage ou attaches autochtones. »[10]
À moins que l’accusé y renonce, ces questions devraient normalement être abordées dans le cadre de représentations des avocats ou d’un rapport présentenciel traitant plus spécifiquement de ces facteurs[11]. Ainsi, dans certains cas, il est possible que la peine octroyée à un délinquant autochtone soit moins sévère que celle infligée à un accusé non autochtone[12].
Cependant, l’article 718.2 e) C. cr. n’entraine pas une réduction automatique de la peine d’emprisonnement simplement puisque l’accusé a de telles origine[13], « ce n’est qu’une des considérations dont le juge chargé d’infliger la peine doit obligatoirement tenir compte » [Nous soulignons.][14] pour prononcer une peine appropriée. De plus, il s’applique à tous les délinquants autochtones, qu’ils résident ou non dans une réserve[15].
Finalement, le juge responsable du prononcé de la peine doit envisager toute sanction substitutive à l’incarcération qui trouve application[16]. S’il n’existe aucune solution de rechange à l’emprisonnement, le tribunal doit accorder une attention particulière à l’étendue de la peine qui sera rendue[17].
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13.
Contexte
L’accusé, un délinquant autochtone, souffre d’alcoolisme et a un lourd passé avec le système de justice. Il a été déclaré délinquant à contrôler en raison d’infractions avec violence qu’il a commises sous l’effet de l’alcool[18]. Alors qu’il était sous une ordonnance de surveillance de longue durée (ci-après : OSLD), ce dernier a de nouveau posé des gestes répréhensibles, violant ainsi les conditions de ladite ordonnance[19]. En raison de ce manquement, une peine de trois ans d’emprisonnement lui est infligée[20]. L’accusé appelle de cette peine devant la plus grande cour du pays pour le motif que les cours d’instance inférieure n’ont pas suffisamment pris en considération les circonstances propres à son statut de délinquant autochtone[21].
Décision
La question en litige est « […] de savoir comment déterminer une peine appropriée pour la violation d’une OSLD dans le cas d’un délinquant autochtone »[22].
La CSC rappelle que le principe de proportionnalité oblige le juge chargé d’imposer la peine de prendre en considération la gravité de l’infraction en cause, mais aussi la culpabilité morale de l’accusé[23]. Les critères établis dans l’arrêt Gladue fournissent un cadre d’analyse différent pour les délinquants autochtones permettant au tribunal de se positionner adéquatement quant à ce deuxième facteur[24].
Il est crucial de considérer le vécu et les circonstances particulières au délinquant autochtone[25].
« […] En clair, les tribunaux doivent prendre connaissance d’office de questions telles que l’histoire de la colonisation, des déplacements de populations et des pensionnats et la façon dont ces événements se traduisent encore aujourd’hui chez les peuples autochtones par un faible niveau de scolarisation, des revenus peu élevés, un taux de chômage important, des abus graves d’alcool ou d’autres drogues, un taux élevé de suicide et, bien entendu, un taux élevé d’incarcération. Ces facteurs ne justifient pas nécessairement à eux seuls l’imposition d’une peine différente aux délinquants autochtones. Ils établissent plutôt le cadre contextuel nécessaire à la compréhension et à l’évaluation des renseignements propres à l’affaire fournis par les avocats. […] »[26]
Un rapport traitant de ces questions constitue un outil primordial qui devrait être déposé dans le cadre de la sentence[27]. À moins d’une renonciation expresse de l’accusé à cet effet, le fait de ne pas soumettre un tel rapport au juge responsable d’octroyer la peine est un manquement aux obligations imposées par l’alinéa 718.2 e) C. cr.[28].
Finalement, la Cour précise que la méthode d’analyse établie dans l’arrêt Gladue doit être appliquée dans tous les cas où un délinquant autochtone est impliqué, et ce même en matière de manquement à une ordonnance. Ne pas le faire constitue un défaut qui justifie l’intervention d’une cour d’appel. Pour cette raison, une peine d’un an d’emprisonnement est substituée à la peine imposée à l’appelant, les considérations appropriées n’ayant pas été correctement prises en compte en première instance[29].
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
Denis-Damée c. R., 2018 QCCA 1251.
Contexte
L’accusée, d’origine autochtone, a grandi dans un environnement familial totalement dysfonctionnel, avec des parents souffrant de dépendances à la drogue et à l’alcool[30]. Elle est elle-même consommatrice depuis son très jeune âge[31].
À l’âge de 21 ans, alors qu’elle est intoxiquée, la requérante tue son père en raison d’une dispute familiale[32]. Elle demande la permission d’appeler de la peine d’emprisonnement de six ans lui ayant été imposée en première instance[33].
Décision
La Cour d’appel du Québec (ci-après citée : CAQ) doit déterminer si le juge de première instance a adéquatement considéré les principes établis par les arrêts Gladue et Ipeelee ainsi que les circonstances particulières à l’accusée qui est d’origine autochtone[34].
La Cour conclut que la grille d’analyse propre aux délinquants autochtones n’a pas correctement été appliquée. Trop peu de considération a été accordée aux facteurs historiques et systémiques ayant poussé la requérante à adopter le comportement répréhensible. En effet, le juge ayant rendu la sentence n’aborde pas comment ces facteurs atténuent la culpabilité morale de l’accusée. Pourtant, c’est ce contexte qui a contribué à ce qu’elle s’intoxique le soir des événements pour, finalement, poser le geste reproché[35].
Tel que la CAQ le souligne :
« [102] Quant au degré de culpabilité morale, sans excuser et banaliser le crime commis par cette jeune autochtone, les problèmes endémiques de la communauté relatés dans le Rapport Gladue, les séquelles sur les descendants découlant de la fréquentation des pensionnats par les parents et grands-parents de Stacey-Sikounik et l’environnement familial pitoyable dans lequel elle a grandi constituent des facteurs historiques et systémiques qui amoindrissent son degré de culpabilité morale. »[36]
De plus, la Cour reproche au juge de première instance d’avoir totalement évacué la question des sanctions substitutives des motifs à l’appui de sa décision[37]. En effet, comme il a été mentionné précédemment, la proportion de femmes autochtones incarcérées au Canada est très forte et requiert que cette question soit traitée[38].
En conséquence, une peine de deux ans d’emprisonnement assortie d’une ordonnance de probation est substituée à la peine imposée en première instance afin de répondre plus adéquatement aux principes de proportionnalité et de favoriser la réintégration de l’accusée dans la société[39].
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
R. c. Diabo, 2018 QCCA 1631.
Contexte
Dylan Diabo et Joseph Kirby, tous deux résidents de la réserve autochtone de Kahnawake, ont été arrêtés pour avoir eu en leur possession des produits du tabac non estampillés[40].
Sur sentence, la juge de première instance a imposé aux accusés une amende ainsi qu’une probation assortie de travaux communautaires, plutôt que la peine d’emprisonnement requise par la poursuite[41]. Le ministère public demande la permission d’appeler de cette peine pour le motif que la Cour du Québec a erré dans l’application de l’alinéa 718.2 e) du C. cr.[42].
Décision
En premier lieu, la poursuite soumet que la juge de première instance a accordé aux accusés une réduction basée sur la race (race-based discount), c’est-à-dire une peine plus clémente pour le seul motif qu’ils sont d’origine autochtone[43].
La CAQ rappelle que le principe d’individualisation est primordial afin de déterminer de la peine appropriée[44], principe correctement suivi en l’espèce. Tel que le requiert l’alinéa 718.2 e) C. cr., la juge chargée d’imposer la peine a considéré une sentence substitutive à l’emprisonnement[45] eu égard au rapport Gladue déposé qui traitait à la fois de la situation de la communauté autochtone et de celle des deux accusés. Elle a imposé la peine qu’elle jugeait juste et adéquate dans les circonstances[46], suivant ainsi les enseignements des arrêts Gladue et Ipeelee[47].
En deuxième lieu, la poursuite soutient qu’il n’y a pas de lien entre les facteurs systémiques et historiques que la juge a retenus et la commission du crime et que, par conséquent, ces facteurs n’auraient pas dû être considérés lors de la sentence[48]. Pour sa part, la Cour d’appel reconnait que ce lien est très subtil, mais tout de même existant :
« [75] The judge noted that Mr. Kirby witnessed domestic violence at home as a child and that he began using alcohol and drugs as early as 12 years old. She recognized that Mr. Diabo’s family circumstances were challenging: his mother gave birth as a teenager; his step-father died in a drug-related death. Like Mr. Kirby, he used drugs and alcohol as a youth. The judge’s allusions to loss of Mohawk culture and multigenerational trauma (para. [43]) find support in the personal histories of both offenders as revealed in the Gladue reports. There was also evidence, which she did not mention, that both offenders had first-hand experiences as victims of racist taunts. On my reading of the judgment, these systemic and background factors, as well as the case-specific commentary, formed part of what the judge called “the whole of the specific circumstances in the records of all of the accused” (para. [63]) that justified finding the “link” required by the Supreme Court in Ipeelee. » [Nous soulignons.][49]
La Cour d’appel est d’avis que la juge n’a pas commis d’erreur en concluant que ces éléments propres aux accusés avaient un lien avec la commission des infractions[50].
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
R. c. L.P., 2020 QCCA 1239.
Contexte
La poursuite demande la permission de se pourvoir contre la peine d’emprisonnement de deux ans moins un jour imposée à l’intimé, un accusé autochtone, qui a plaidé coupable notamment à des chefs d’accusation de voies de fait, d’agression sexuelle et de séquestration. Ces gestes ont été posés dans le cadre d’un contexte de violence conjugale envers une femme autochtone[51]. La victime est une personne vulnérable qui subit fréquemment de tels gestes[52].
Décision
Les principes de détermination de la peine pour les délinquants autochtones (art. 718.2 e) C. cr.) doivent être balancés avec les objectifs édictés aux articles 718.04 et 718.201 C. cr. qui requièrent d’accorder une attention particulière à la vulnérabilité accrue des victimes autochtones de sexe féminin. En effet, ces femmes souffrent des mêmes facteurs historiques et systémiques[53].
Notamment pour ce motif, la Cour d’appel substitue une peine de 44 mois d’emprisonnement à la peine imposée en première instance[54].
Un résumé de cet arrêt a été effectué par SOQUIJ au lien suivant : https://www.blogueducrl.com/2020/10/selection-soquij-r-c-lp-2020-qcca-1239.html.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
Conclusion
Pour conclure, l’alinéa 718.2 e) C. cr. oblige les juges à adopter une méthodologie distincte dans le cadre de la sentence d’un délinquant autochtone. Cette approche garantit que la peine rendue considère le contexte existant dans les communautés autochtones et l’impact que celui-ci a pu avoir sur la conduite de l’accusé. Il revient aux parties d’assister les tribunaux dans cet exercice en soumettant à la Cour les éléments pertinents qui se rattachent à ces questions. Les avocats n’ont d’autre choix que de garder ces préoccupations à l’esprit dans le cadre de leurs prises de décisions au risque qu’une peine imposée s’avère injuste ou inéquitable.
[1] Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 718 e).
[2] R. c. Gladue, [1999] 1 RCS 688, par. 5, 6, 7, 13.
[3] R. c. Gladue, préc., note 2, par. 10.
[4] Id., par. 12, 13 et 24.
[5] Id., par. 24.
[6] Id., par. 33.
[7] Id., par. 50.
[8] Id., par. 93, point 3.
[9] Id., par. 76 et par. 93, point 5.
[10] Id., par. 66.
[11] Id., par. 84.
[12] Id., par. 93, point 12.
[13] Id., par. 78 et 93, point 9.
[14] Id., par. 88.
[15] Id., par. 90 et 91.
[16] R. c. Gladue, préc., note 2, par. 92.
[17] Id., par. 93, point 8.
[18] R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, par. 2 et 3.
[19] Id., par 7 et 8.
[20] Id., par. 132.
[21] Id., par. 16.
[22] Id., par. 34.
[23] Id., par. 37 et 39.
[24] Id., par. 39.
[25] Id., par. 75.
[26] Id, par. 60.
[27] Id.
[28] R. c. Ipeelee, préc., note 18, par. 60.
[29] Id., par. 87 et 93.
[30] Denis-Damée c. R., 2018 QCCA 1251, par. 5.
[31] Id.
[32] Id., par. 6 et 8.
[33] Id., par. 1.
[34] Id., par. 2 et 83.
[35] Id., par. 90 et 91.
[36] Id., par. 102.
[37] Denis-Damée c. R., préc., note 30, par. 94.
[38] Id., par. 97 et 98.
[39] Id., par. 112, 113 et 116.
[40] R. c. Diabo, 2018 QCCA 1631, par. 5 et 6.
[41] Id., par. 40.
[42] Id., par. 55.
[43] Id., par. 55 et 57.
[44] Id., par. 60.
[45] Id., par. 60 et 61.
[46] Id., par. 74.
[47] Id., par. 62.
[48] Id., par. 64, 65, 66, 67 et 71.
[49] R. c. Diabo, préc., note 40, par. 75.
[50] Id., par. 80.
[51] R. c. L.P., 2020 QCCA 1239, par. 1, 8 à 10, 21, 26.
[52] Id., par. 95.
[53] Id., par. 76 à 91, 97 et 98.
[54] Id., par. 124.
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