Harcèlement sexuel au travail : le Tribunal condamne un supérieur hiérarchique
Par Sophie Estienne, avocate, administratrice du JBM responsable du CRL et Marc-Antoine Aubertin, étudiant à l’Université de Montréal
La vulnérabilité de l’employé face à ses supérieurs hiérarchiques le pousse souvent à subir les comportements déplacés de ces derniers. En effet, le travail étant « un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne »[1], le salarié se sent souvent contraint à endurer des actions qui peuvent être qualifiées de discriminatoires au sens de la Charte des droits et libertés de la personne[2]. Le Tribunal des droits de la personne (ci-après « Tribunal ») s’est retrouvé face à cette situation dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (C.P.) c. Busrel inc.[3].
Contexte
En 2015, la plaignante, Mme C… P…, une femme d’origine haïtienne, se retrouve dans une situation financière personnelle grave. Afin d’améliorer sa situation, elle présente sa candidature à l’Agence au service des travailleurs inc. (ci-après « A.S.T. »), une agence de placement de personnel, dans laquelle elle est engagée. C’est dans ce contexte que la plaignante est affectée chez Busrel inc. (ci-après « Busrel ») le 25 avril 2016. Toutefois, le 3 mai 2016, M. Lauzon, superviseur chez Busrel, met fin à son emploi en raison du manque du travail. Évidemment, l’annonce est un choc pour la plaignante, mais elle se sent rapidement soulagée de ne plus avoir à côtoyer M. Lauzon et à endurer ses propos et gestes inappropriés.
C’est dans ce contexte qu’elle consulte un avocat qui l’aide à entreprendre des démarches contre la partie adverse, Busrel et M. Lauzon, qui répond aussitôt avec des menaces de contre-poursuite. Malgré cette réponse, la plaignante dépose tout de même une plainte à la Commission des droits de la personne (ci-après « Commission ») le 16 juin 2016. Dans cette affaire, la Commission, agissant pour le compte de la plaignante et dans l’intérêt public, allègue que cette dernière a été victime de harcèlement sexuel et racial, en contravention des articles 10 et 10.1 de la Charte.
Selon la plaignante, M. Lauzon a eu, durant ces sept jours d’emploi, des comportements déplacés envers elle, qu’elle a endurés de peur de perdre son emploi. Parmi ces comportements :
- Le 25 avril 2016 : M. Lauzon demande à la plaignante si elle est Haïtienne et si elle habite à Montréal-Nord. Il souligne par la suite la paresse des hommes haïtiens, qu’ils sont de mauvais maris et qu’il préfère les femmes haïtiennes. La plaignante, choquée, réfute ces préjugés.
- Le 26 avril 2016 : M. Lauzon se colle à la plaignante à deux reprises lors de son travail. Celle-ci se sent alors vulnérable et humiliée. De plus, lors de cette journée il lui fait des sous-entendus sur le fait qu’il lui faut une femme comme elle. La plaignante essaye de répondre tant bien que mal.
- Le 27 avril 2016 : M. Lauzon indique à la plaignante, avec des sous-entendus, qu’une autre employée, Mme Fleurquin, est jalouse d’elle. Ce même jour, elle refuse de faire des heures supplémentaires proposées par M. Lauzon afin de ne pas se retrouver seule avec lui.
- Le 28 avril 2016 : M. Lauzon offre avec insistance à la plaignante de la ramener chez elle, ce qu’elle refuse.
- Le 29-30 avril 2016 : M. Lauzon, après la journée de travail, envoie des textos à la plaignante afin de l’inviter à prendre un café. Celle-ci lui répond tout au long de la soirée du vendredi et samedi sporadiquement afin d’assurer la protection de son emploi, sans toutefois accepter ces avances insistantes. Il comprend finalement, lorsque la plaignante arrête de répondre le samedi, que celle-ci n’est pas intéressée.
- Le 2 mai 2016 : M. Lauzon reproche à la plaignante de ne pas répondre à ses textos.
- Le 3 mai 2016 : M. Lauzon met fin au travail de la plaignante sans explication. Toutefois en fin de journée M. Lauzon envoie un texto à la plaignante pour lui demander de rentrer au travail le lendemain pour une commande de dernière minute. La plaignante ignore ce message, de peur que M. Lauzon ne continue à la contacter.
M. Lauzon nie la plupart des allégations de la plaignante. Concernant l’événement du 25 avril, M. Lauzon nie avoir traité les hommes haïtiens de paresseux, mais avoue avoir demandé à la plaignante son numéro de téléphone afin de l’inviter à prendre un café.
Analyse
Le Tribunal rappelle d’abord que l’article 10 et de la Charte garantit aux justiciables leur « droit à la reconnaissance et à l’exercice, en plein égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence »[4] fondée sur un des motifs présents à l’article 10, ce qui inclus la race, le sexe, la couleur et l’origine ethnique ou nationale. Quant à l’article 10.1, celui-ci indique que nul ne peut harceler une personne en raison d’un des motifs visés dans l’article 10. Dans l’affaire Desormeaux, le Tribunal indiquait que le harcèlement sexuel en milieu de travail comporte trois éléments :
- « une conduite non sollicitée »[5] ;
- « de nature sexuelle »[6] ;
- « qui a un effet défavorable sur le milieu de travail ou des conséquences préjudiciables en matière d’emploi pour les victimes »[7].
Il n’est pas nécessaire que le harcèlement sexuel soit répété[8], mais il faut que la finalité des comportements prohibés soit de garder les victimes dans une position d’infériorité[9].
Les versions des parties impliquées sont contradictoires. Toutefois, le Tribunal accorde plus d’importance au témoignage de la plaignante. Celle-ci, à l’opposé de M. Lauzon, témoigne en effet avec aplomb et précision sur les événements étant survenus chez Busrel. De plus, les textos échangés entre la plaignante et M. Lauzon sont plus compatibles avec la version de cette dernière. Mme Fleurquin, collègue de M. Lauzon, a déclaré avant l’audience que ce dernier avait parfois des propos discriminatoires sur l’origine nationale de certaines personnes, notamment les Haïtiens. Elle affirme également que celui-ci était l’auteur d’actions pouvant être considérées comme du harcèlement sexuel, mais que celles-ci étaient adressées autant aux hommes qu’aux femmes, et que c’était sa façon de rigoler.
Selon le Tribunal, les 3 conditions de Desormeaux sont remplies : la plaignante a été l’objet d’une conduite de nature sexuelle non sollicitée de la part de M. Lauzon, ce qui a produit des effets défavorables sur ses conditions de travail. Le Tribunal arrive notamment à cette conclusion en soulignant l’utilisation que M. Lauzon a fait de sa position hiérarchique supérieure afin de se rapprocher de la plaignante, et de sa persistance dans ses démarches envers cette dernière, particulièrement en la contactant la fin de semaine[10].
Le Tribunal ne retient toutefois pas la prétention de la Commission selon laquelle la plaignante a été victime de harcèlement en raison de ses origines haïtiennes. En effet, la Commission doit prouver que l’origine nationale de la plaignante a été une des caractéristiques ayant alimenté la discrimination. En l’espèce, les propos tenus par M. Lauzon à l’encontre des hommes et femmes d’Haïti ne sont pas suffisants pour établir un lien entre le harcèlement et le fait que la plaignante soit Haïtienne. De surcroît, rien dans la preuve n’indique que M. Lauzon a porté des gestes à connotation raciale qui auraient affecté les conditions de travail de la plaignante.
Le Tribunal condamne donc Busrel, à titre d’employeur, et son employé, M. Lauzon, à verser 5 000 $ à la plaignante à titre de dommages moraux. Le Tribunal liste entre autres comme facteurs aggravants le fait que le harcèlement se soit produit sur le lieu de travail, et par un supérieur hiérarchique. D’autre part, il indique comme facteurs atténuants le fait qu’il n’y a pas eu de contacts physiques ni aucune demande de faveurs sexuelles[11]. Même si le cas de la plaignante est moins grave que d’autres, le Tribunal dénonce la conduite de M. Lauzon, notamment en raison de la position de vulnérabilité dans laquelle était la plaignante, une nouvelle employée sans connaissances chez Busrel. Le Tribunal refuse finalement d’accorder des dommages-intérêts punitifs, jugeant que M. Lauzon ne cherchait pas volontairement à causer à la plaignante le préjudice imputable à sa conduite.
Conclusion
À l’image de sa conclusion dans l’affaire Ferdia c. 9142-7963 Québec inc.[12] plus tôt cette année, le Tribunal réitère les conséquences que des propos tenus par un supérieur hiérarchique au travail peuvent avoir sur une personne lorsqu’il est question des droits protégés par la Charte.
À la suite du mouvement #MeToo, les dénonciations de comportements inappropriés se sont multipliées durant la dernière année. Dans un même d’ordre d’idée, en février dernier, le Barreau du Québec publiait un rapport faisant état du harcèlement sexuel présent dans le milieu juridique[13]. Toutefois, les dossiers judiciaires sur le fond de harcèlement sexuel se font relativement rares, sûrement en raison d’un fardeau de preuve souvent exigeant. On espère que cette décision aura pour effet d’inciter les victimes à continuer de dénoncer de tels comportements répréhensibles, et à leur redonner confiance dans le système de justice.
Le texte intégral de la décision est disponible ici.
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